jeudi 7 août 2014

Nigeria : La plus grande économie africaine ?

Pas du point de vue des pauvres et des travailleurs !



Le président Goodluck Jonathan a certainement connu des jours meilleurs. Son gouvernement est accusé de répéter des phrases qui ne correspondent en rien à la situation du pays, tandis que le pillage en bonne et due forme des ressources du pays continue, et que le pays montre chaque jour de nouveaux signes de désintégration. L'enlèvement de 200 jeunes filles de Chibok par le Boko Haram a appelé sur lui le mépris et l'opprobre de la population locale et de la communauté internationale.

Mais apparemment, dans un effort de redorer quelque peu l'image pourri de son gouvernement, le président Jonathan cherche à nous rappeler ce qu'il considère comme un exploit monumental accompli par son gouvernement sur le plan économique, comme on l'a vu dans son discours du 29 mai, à l'occasion du 15ème anniversaire du retour à un régime civil au Nigeria. 

Selon lui, le pays aurait sous sa guidance gagné la « reconnaissance en tant que plus grande économie d'Afrique, destination préférée des investissements sur le continent, et quatrième meilleur pays au monde en ce qui concerne les retours sur investissements ». Heureusement, la population laborieuse ne tombera pas dans le panneau. L'effroyable vérité de son existence quotidienne lui montre tous les jours que tout cela n'est que pure façade.

Article par notre camarade Peluola Adewale, du Mouvement démocratique socialiste (section du CIO au Nigeria)


Rappelons-nous : en avril, le gouvernement annonçait le résultat de la réévaluation du PIB national, qui a fait passer le Nigeria au rang de première économie du continent africain, devant l'Afrique du Sud. Le calcul du PIB s'effectue à présent non plus en comptant à partir de l'année 1990, mais de l'année 2010. De ce fait, le PIB du Nigeria est maintenant évalué à 509 milliards de dollars, soit 89 % de plus que la valeur précédente. Le PIB sud-africain vaut quant à lui 372 milliards de dollars. (À titre de comparaison, le PIB ivoirien est estimé à 23 milliards de dollars).

Nous aurions tort de rejeter l'annonce de ce nouveau statut officiel comme n'étant que simple propagande du gouvernement. Les preuves sont là, c'est évident. Par exemple, des services telles que les banques, les télécommunications ou les chaines de magasins ont connu une véritable transformation depuis les années '90. Mais comme le disait un analyste, ce développement n'est que celui de la vanité. Le Nigeria est grand, mais grand pour rien. Il n'y a rien dans cette économie, si grande soit-elle, qui contribue à la qualité de vie de l'immense majorité de la population. Le Nigeria en tant que plus grosse économie d'Afrique, ne diffère en rien de la personne plus grosse du continent : plein de graisse. Et l'obésité n'a jamais été un symptôme de vie saine.

Goodluck Jonathan trinque avec son ami Zuma.
Mais pour la population, c'est loin d'être la fête !

Le triomphe de la démographie


En outre, ce n'est pas par la “magie” de la soi-disant politique de bonne gestion économique mise en place par le gouvernement que le Nigeria a fini par se hisser à la première place des pays africains, mais tout simplement par la croissance de la population. Le Nigeria est en effet, avec ses 180 millions d'habitants, le pays le plus peuplé d'Afrique, et le septième pays le plus peuplé du monde. C'est pour la même raison que le Nigeria est « la destination préférée des investissements sur le continent ».

Le taux de pauvreté officiel est d'environ 60 %. Cela signifie qu'il y a tout de même 40 % de Nigérians, soit 70 millions de gens (plus de 3 fois la population totale de la Côte d'Ivoire, plus même que la population sudafricaine totale) qui peut se permettre d'acheter de temps à autre certaines denrées ou de s'offrir certains services. C'est ce qui explique pourquoi la compagnie MTN a 55 millions d'abonnés dans le pays – à nouveau, plus que la population sud-africaine totale –, ou que les magasins Shoprite vendent plus de champagne dans leurs six magasins au Nigeria que dans leurs 600 magasins en Afrique du Sud. 

Même ceux qui se situent tout en bas de la pyramide socio économique, les 60 % de la population qui se débrouillent avec moins d'1,25 $ par jour, doit quand même acheter des denrées de base tels que du savon ou du riz, même si leur revenu n'est pas suffisant pour envoyer leurs enfants à l'école ou pour aller se soigner à l'hôpital. Voilà la raison pour laquelle le secteur des services représente une part si grande du PIB nigérian, au lieu de l'agriculture ou de l'industrie. Du coup, ce n'est pas difficile de comprendre pourquoi l'économie nigériane est un tel exemple archétypique de “croissance sans emploi”.

De fait, le Wall Street Journal a écrit un article qui capture très bien la situation. Selon lui, « L'émergence du Nigeria est essentiellement due au triomphe de la démographie. L'ONU prévoit qu'en 2050, sa population sera sept fois plus grande que celle de l'Afrique du Sud. C'est cette perspective qui attire les investissements et qui encourage les entreprises assez braves pour affronter la myriade de fléaux qui touchent le Nigeria » (Wall Street Journal, 7 avril 2014).

La « myriade de fléaux qui touchent le Nigeria » dont il est question est l'absence quasi totale d'infrastructure de transport ferroviaire ou fluvial et l'état primitif du réseau routier ou électrique dont l'extension pourrait, même sur base d'une économie capitaliste, créer une masse d'emplois et tirer de la misère une grande partie de la population. D'ailleurs, il est de bon ton de faire remarquer que c'est justement cette version néolibérale du capitalisme, surtout dans une économie néocoloniale comme celle du Nigeria dont le fruit est une élite dirigeante parasitaire intéressée uniquement par des postes dans l'administration plutôt que dans la production afin de piller les ressources collectives de la société, qui a rendu et rend pratiquement impossible le développement de ces infrastructures de base.

L'éditorial du magazine The Economist du 28 mai 2011 dépeignait lui aussi fort bien le portrait répugnant mais véritable de l'administration nigériane. Selon cet hebdomadaire, « L'économie a beau croitre de 7 % par an, elle ne nourrit que les bouches qui se trouvent le plus près de la mangeoire gouvernementale ». L'auteur observait tout aussi brillamment que le problème du Nigeria n'est pas « Les détournements ou la corruption ; le problème est que la machine d'État tout entière a pour seule fonction le détournement de l'argent public » – avant de citer un expert pour qui « La politique nigériane n'est rien d'autre qu'une grosse bousculade permanente pour l'argent du pétrole ». L'article mentionnait le fait que « Les trois-quarts du budget gouvernemental sont destinés aux frais de fonctionnement » et que « Une part minuscule de ce budget est investie dans l'infrastructure ». Il révélait aussi que le réseau électrique du Nigeria, « Le septième pays le plus peuplé au monde et septième plus grand exportateur de pétrole », produit à peine 4000 MW, soit autant que « Bradford, une petite ville du nord de l'Angleterre ».

Le Nigeria est un des cinq pays qui se partagent les deux tiers de la population mondiale qui vit sous le seuil d'extrême pauvreté : cette information choquante a été révélée par le président de la Banque mondiale au cours de la même semaine où l'élite dirigeante nigériane avait organisé une grande célébration afin de fêter son statut de plus grande économie d'Afrique. Le gouvernement Jonathan a certainement considéré le moment mal placé pour ce genre de discours. Mais la Banque mondiale joue ici le rôle d'un père déterminé à ramener au bon sens un enfant un peu tapager avant qu'il ne mette le feu à la maison : le gouvernement nigérian a beau exulter, il lui faut ouvrir les yeux et revenir à la réalité. Comme le disait aussi l'économiste en chef pour l'Afrique de la Banque mondiale : « Je n'ai pas envie de gâcher la fête, mais… ce qui importe ici est un niveau de vie décent pour tous ».

60 % de la population du Nigeria (soit 110 millions de gens)
vivent dans des conditions de pauvreté extrême

« Aveuglement Ikoyi »


Mais le président Jonathan n'a que faire de ça. Ce qui est important pour lui, est le nombre de milliardaires et de jet privés que compte le pays. Ainsi, lors de la cérémonie du Premier Mai de cette année, il a déclaré que « Le Nigeria n'est pas un pays pauvre ». Et quels étaient ses arguments ?

« M. Aliko Dangote s'est récemment hissé au classement des 25 personnes les plus riches du monde », a dit le président, avant d'ajouter « Si on regarde le nombre de propriétaires de jets privés, le Nigeria se situera bientôt parmi les dix premiers pays du monde ; comment dire alors que le Nigeria est un des cinq pays les plus pauvres du monde ? ». Ça rappelle les paroles du chanteur et militant panafricain Fela Kuti, qui parlait d'« aveuglement Ikoyi ». Ikoyi est un quartier chic de Lagos, un peu comme la Zone 4 d'Abidjan. Bien que ce quartier ait perdu quelque peu de sa splendeur vu le mauvais état des routes, il reste exclusivement peuplé de familles riches. Fela dans ses chansons racontait l'histoire de ces résidents d'Ikoyi qui vivent dans leur monde et ne se rendent même pas compte de la manière dont vit et souffre le peuple tout autour d'eux.

Cependant, ce n'est pas que le président Jonathan et son parti PDP (Parti du peuple pour la démocratie) qui souffrent de cet aveuglement incurable. Le parti d'opposition APC (Rassemblement pan progressiste) est en charge de l'État de Lagos qu'il vante comme étant un modèle de développement, alors que la politique qui y est menée par ce parti est sans doute la plus antisociale du pays, voire de l'histoire du Nigeria. Par exemple, les frais d'inscription à l'université d'État de Lagos sont non seulement absolument scandaleux (1 million de francs CFA pour un an d'études de médecine), mais aussi les plus élevés jamais vus dans une université publique au Nigeria. Il est tout bonnement impossible pour les étudiants provenant de milieux modestes de pouvoir même rêver se payer cette inscription.

Vu ses immenses richesses, il est vrai que le Nigeria n'est pas un pays pauvre. Mais il a la plus grande concentration de gens vivant dans l'extrême pauvreté de toute l'Afrique. C'est là qu'est tout le paradoxe : toute cette misère au milieu d'immenses ressources naturelles et humaines. Mais pour le président Jonathan, « Notre problème n'est pas la pauvreté, mais la redistribution de la richesse » – distribuer à qui ?

La pauvreté est le fruit de la distribution inégale du revenu et de la richesse collectives de la société. Pour résoudre le problème de la pauvreté, il faut l'appropriation collective des richesses nationales, de sorte à pouvoir les faire travailler de manière planifiée et afin d'accroitre le revenu de la majorité de la population. Cependant, sur base du système capitaliste, cela n'est pas possible, vu qu'il s'agit d'un système socio-économique inique, qui repose sur la propriété privée de la richesse et des moyens de production pour le profit des plus riches. En d'autres termes, la redistribution de la richesse est un problème intraitable pour tout gouvernement capitaliste, et cela est encore pire lorsqu'il s'agit d'un pays néocolonial comme le Nigeria. Par conséquent, le problème du Nigeria est à la fois la misère mais aussi comment briser l'emprise de la classe dirigeante sur les richesses nationales.

Ikoyi c'est joli. Mais les gens qui y vivent sont incapables
de s'imaginer comment vit le peuple hors de leur enclave

Une inégalité sociale de plus en plus grande


En fait, ce que la réévaluation du PIB a montré plus clairement que jamais auparavant, est le fait que l'inégalité est bien plus profonde et criante que ce que l'on pensait jusque là. Alors que 60 % de la population vit sous le seuil de pauvreté (avec moins de 450 $ par an donc), le revenu par habitant par an au Nigeria ne vaut plus 1555 $ par personne et par an, mais 2 688 $ !

(C'est-à-dire que chaque personne, homme, femme, vieillard, enfant dans le pays devrait toucher 112 000 francs CFA par mois si la richesse y était idéalement distribuée. Or, 110 millions de personnes gagnent moins de 450 $ par an / moins de 18 000 francs par mois – ce qui est très loin de 2688 $ ! –– où sont passés les 2200 dollars restants ?!)

C'est pourquoi, sans doute, plutôt que de se réjouir de la “croissance” tant vantée du Nigeria, certaines personnes parmi les stratèges les plus prévoyants que compte le capitalisme, aimeraient voir le gouvernement se calmer et réfléchir à la meilleure manière d'éviter la grande révolte sociale qui gronde devant tant d'inégalité. Par exemple, Mme Razia Khan, chef de la recherche africaine aupprès de la Standard Chartered Bank, tirait la sonnette d'alarme en écrivant que « L'inégalité de plus en plus grande qui est mise en avant peut nous expliquer pourquoi tant de Nigérians se sentent pauvres, et nous montre le niveau de menace découlant de ceci et qui pèse sur la stabilité politique » (The World Today, février 2014). En d'autres termes : ces stratèges du capitalisme craignent que la propagande du gouvernement par rapport au doublement du PIB du pays n'encourage tout simplement de plus en plus de Nigérians à tirer la conclusion qu'il est temps que ça change.

L'inégalité est tellement flagrante que même la ministre des Finances, Mme Ngozi Okonjo Iweala, une ancienne gestionnaire de la Banque mondiale, et donc stratège perspicace du capitalisme, s'est vu forcée de l'admettre. Lors de la présentation officielle des nouvelles statistiques, elle a déclaré : « L'inégalité est en augmentation, c'est pourquoi il nous faut mettre en place des filets de sécurité sociale afin d'accorder une attention à ceux qui se trouvent en bas de l'échelle » (Vanguard, 7 avril 2014).

Mais le problème de l'inégalité n'est pas le manque de “filets de sécurité”. Même ainsi, sur base du programme capitaliste néolibérale qui est le pilier économique du gouvernement actuel, les tentatives de mettre en place des “filets de sécurité” tels que le programme Sure P ont montré qu'elles ne sont rien d'autres que des mesurettes purement symboliques tout autant que temporaires, quand il ne s'agit pas en réalité d'une nouvelle magouille pour racketter la population ou tirer de l'argent de la corruption. Le problème est structurel ; il est fondamental et systémique. En d'autres termes, l'inégalité est une tare fondamentale du capitalisme. Par conséquent, Mme Okonjo a beau admettre la réalité de l'inégalité, cela ne changera rien à la situation. La vérité brutale est qu'il n'y a aucune solution dans le cadre du capitalisme.

Mme Okonjo dit qu'elle veut mettre en place un “filet de sécurité” social,
mais petite solution ne va arranger gros problème

Une alternative prolétaire


Pour les travailleurs, la meilleure manière d'organiser la riposte afin de changer la situation est de lutter pour la construction d'une force politique, de leur propre parti – un parti armé d'un programme socialiste capable de véritablement transformer nos vies. C'est précisément ce qui nous a manqués en janvier 2012, lorsque des millions de personnes sont descendues dans les rues, au cours de la plus grande grève générale et manifestation de masse de l'histoire du Nigeria, contre la hausse du prix des carburants. Le malheur pour les travailleurs et les syndicalistes aujourd'hui, est que nous n'avons pas notre propre parti. 

Les travailleurs ont démontré leur capacité et leur courage à riposter contre les attaques néolibérales des capitalistes. Certaines luttes ont pu remporter des concessions, comme la dernière grève de l'Asuu (syndicat des membres du personnel de l'université), qui a obtenu plus de financement public pour les universités. Mais comme on l'a vu ensuite avec la hausse des frais d'inscription à l'université Obafemi Awolowo (État d'Osun), la seule grève de l'Asuu, comme toute autre action de ce style, n'est pas capable non plus de résoudre la crise de l'enseignement de manière fondamentale, parce que cette crise n'est qu'une des expressions de la crise générale du capitalisme.

Cela signifie que nous devons dès aujourd'hui lutter pour obtenir un gouvernement des travailleurs, qui mettrait les ressources de la société au service de la population afin de financer l'enseignement, la santé, des logements de qualité, des emplois pour tous, des infrastructures, etc., etc. Afin de mobiliser ces ressources, les secteurs-clés de l'économie doivent être placés entre les mains du secteur public, sous le contrôle et la gestion démocratique des travailleurs, tandis que les fonctionnaires et cadres doivent pouvoir être révoqués à tout moment et ne doivent pas recevoir plus que le salaire moyen d'un travailleur.

« Jonathan et son gouvernement doivent partir ! »
Mais qui va les remplacer ? Il faut un parti des travailleurs
pour faire dégager l'ensemble des bourgeois

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