samedi 6 février 2016

Tunisie : Le suicide d’un jeune chômeur provoque une nouvelle vague de protestations

Cinq ans après la chute de Ben Ali, les revendications de la révolution restent insatisfaites


Tous ceux qui avaient tenté d’enterrer l’esprit du soulèvement révolutionnaire de 2010-2011 en Tunisie – un évènement qui, à l’époque avait envoyé des secousses à travers tout le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord – se sont trompés une fois de plus. Ces derniers jours, la Tunisie a été balayée par une nouvelle « intifada » de sa jeunesse pauvre, qui en a marre de la vie de misère et du chômage de masse. Cette nouvelle vague de révolte prend de plus en plus prend le caractère d’une révolte nationale.

Al-Badil al-Ishtiraki (« Alternative Socialiste »), groupe sympathisant du Comité pour une Internationale Ouvrière (CIO) en Tunisie


Tout a commencé avec un épisode étonnamment similaire à celui qui a déclenché les premières flammes du « printemps arabe », il y a cinq ans : un jeune demandeur d’emploi, répondant au nom de Ridha Yahyaoui, s’est suicidé dimanche en grimpant sur un poteau électrique, après avoir été retiré d’une liste de recrutement pour l’administration publique locale. Cela s’est passé dans la ville de Kasserine, tristement célèbre pour ses taux phénoménaux de pauvreté et de chômage, plus élevés que partout ailleurs dans le pays.

Même si le suicide de Ridha a été largement rapporté par les médias, son cas est loin d’être isolé; des centaines de Tunisiens souvent chômeurs et désespérés, ont connu le même sort depuis le renversement du président Ben Ali en janvier 2011.

En octobre dernier, le jour même de l’annonce que la Tunisie allait recevoir le prix Nobel de la paix, un homme s’était immolé en plein jour à Sfax, soulignant le contraste entre la célébration de la « transition démocratique » en Tunisie dans les médias occidentaux et la réalité quotidienne vécue sur le terrain par la plupart des Tunisiens.

Encore une fois ce mercredi après-midi, dans la même ville de Sfax, un autre homme s’est suicidé par le feu, après que les marchandises qu’il vendait aient été confisqués par la police – un écho, encore une fois, de l’immolation de Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid en décembre 2010, qui avait déclenché les premières manifestations contre la dictature de Ben Ali.

Le manque d’emplois est devenu encore plus criant que sous l’ancien régime. Selon un rapport récent de l’OCDE, 62 % des diplômés tunisiens sont sans travail. L’économie informelle est pour beaucoup une voie de secours pour tenter de survivre. Pour les vendeurs de rue qui cherchent tant bien que mal à nourrir leurs familles, la vie reste synonyme de descentes de police presque quotidiennes et d’une peur constante d’être arrêtés ou de voir leurs marchandises confisquées.

L'armée tente d'empêcher la foule d'accéder à l'administration
du gouvernorat de Kasserine

Rien n’a changé

Le sentiment que rien n’a changé depuis la révolution est très répandue en Tunisie, en particulier dans les régions intérieures marginalisées comme Kasserine. Là, le manque d’infrastructures et d’investissement est énorme, tandis que les taux de chômage et d’analphabétisme sont le double de ceux dans les zones côtières. Les gens sont fatigués des fausses promesses, de la passivité du politique et de la pauvreté qui ne fait que croitre.

La colère est renforcée par le fait qu’à Kasserine, malgré le fait que le sang des habitants de la ville a beaucoup coulé lors de la répression policière pendant la révolution, aucune des familles des martyrs n’a obtenu ne serait-ce qu'un semblant de justice pour la perte de leur proches. De plus, Kasserine est limitrophe des régions montagneuses de Chaambi, abritant des jihadistes qui font régulièrement la une des journaux pour leurs attaques violentes.


Trainée de poudre

Alors que les premiers jeunes descendaient dans les rues de Kasserine pour demander des emplois et le développement de leur région suite à la mort de Ridha dimanche, le régime a déployé son arme de prédilection pour faire face à ce genre de situations : la répression. Tout au long de 2015, la répression a été la principale réponse donnée par le gouvernement aux revendications économiques et sociales des populations en lutte. La « guerre contre le terrorisme » a notamment fourni une excuse facile pour intensifier la violence arbitraire contre les mouvements sociaux.

La police a donc été rapidement déployée dans les quartiers de Kasserine pour essayer d’éteindre le feu. Dans le même temps, le gouvernement a décidé de limoger le premier délégué du gouvernorat de Kasserine, dans l’espoir de calmer la situation, en vain. Mardi, l’hôpital régional était déjà en mesure de confirmer que 246 personnes étaient traitées pour inhalation de gaz lacrymogène, à la suite des affrontements entre les jeunes locaux et la police.

La répression de l’État a provoqué l’effet inverse de ce que les autorités avaient imaginé, suscitant la colère des manifestants dans d’autres localités et provoquant une vague de sympathie pour leurs revendications dans d’autres parties du pays. Partout en effet, les Tunisiens n’en peuvent plus de la flambée du chômage, du cout élevé de la vie, de l’insécurité sociale quotidienne et de l'agressivité d'une force de police agressive qui revient à pas cadencés à des pratiques analogues à celles pratiquées sous l’ancien régime de Ben Ali.

Le couvre-feu imposé mardi (qui a maintenant été étendu à l’ensemble du territoire national), visant à « éviter toute escalade », a été superbement ignoré par les manifestants qui sont restés dans les rues toute la nuit. Et l’escalade est exactement ce que le gouvernement a obtenu, avec, d’abord, la jeunesse des villes voisines du gouvernorat qui a rejoint le mouvement. À partir de mercredi, des manifestations ont également éclaté dans d’autres régions du pays, notamment grâce à l’appel lancé à cet effet par l’UDC et l’UGET. Tunis, Siliana, Tahla, Feriana, Sousse, Sbeïtla, Meknessi, Menzel Bouzayene, Sidi Bouzid, Kairouan, Gafsa, Redeyef ont toutes été parcourues par les manifestations.

Cela témoigne d’une colère largement enracinée. « Des emplois ou une nouvelle révolution », scandaient des jeunes manifestants à Sidi Bouzid. Les slogans et les revendications de la révolution, tels que « Travail, liberté, dignité », ont été remis sur la table ; le mouvement traduit un rejet politique plus large du gouvernement. « Les évènements d’aujourd’hui étaient plus importants que les derniers jours à Kasserine. Il y avait deux fois plus de personnes qu’hier. Cela nous rappelle les événements majeurs de l’année 2011. Les slogans ont évolué vers des questions plus larges que celle du chômage parmi les manifestants », a rapporté un militant local de Kasserine mercredi.

La carte des manifestations dans le pays fin janvier

Un gouvernement faible

Une série de facteurs ont contribué à la situation actuelle. L’un d’eux est sans aucun doute la perception que le gouvernement, derrière sa façade de rigueur et de brutalité policière, est de plus en plus faible et divisé. Nidaa Tounes (le parti libéral au pouvoir) a connu une importante scission au début de l’année. Il s'est dès lors vu contraint de procéder à un remaniement ministériel dans la foulée. Le parti dirigeant dispose désormais d’un plus petit nombre de sièges au parlement qu’Ennahda, son principal partenaire de coalition.

Comme tous les gouvernements post-Ben Ali, le gouvernement de Habib Essid n’a pas seulement échoué à satisfaire les exigences de la révolution ; il a continué à consciemment mettre en œuvre les mêmes vieilles recettes économiques néolibérales qui ont infligé la misère à des millions de familles ouvrières et des classes moyennes à travers le pays. Et ce n’est pas la promesse du président Essebsi, faite sous une pression intense mercredi, d’embaucher 6000 chômeurs à Kasserine, qui changera fondamentalement la donne.

Alors que l’austérité et la réduction des subventions de l’État ont été au menu pour la majorité de la population, 70 milliardaires tunisiens possèdent une fortune équivalant à 37 fois le budget national de l’État. Saisir ces actifs et nationaliser les principales industries et banques du pays fournirait à l’État un énorme robinet financier pour investir massivement dans les infrastructures et les services publics et sociaux. Un plan massif de travaux publics, financés par de telles mesures, pourrait créer des milliers d’emplois socialement utiles et faire rapidement oublier les disparités régionales.

Mais ce genre de mesures nécessiterait un changement radical dans les priorités politiques, et un gouvernement prêt à s’en prendre aux intérêts des grosses entreprises : un gouvernement composé de représentants des travailleurs et des pauvres, dédié à la satisfaction des exigences de la révolution, de la même façon que le gouvernement actuel est dédié à perpétuer le règne de l’élite capitaliste et à mettre en œuvre les diktats des puissances impérialistes et de leurs institutions financières.

Le président Essebsi parait impuissant devant la montée des nombreux
mouvements partout dans le pays

Le rôle de la classe ouvrière

La colère sociale est généralisée, et une lutte de masse généralisée est ce dont nous avons besoin, impliquant de larges sections de la population tunisienne, comme en 2010-2011. Mais une conclusion importante que le développement de notre révolution invite à tirer est la suivante : ce n’est que lorsque l’UGTT (Union générale des travailleurs de Tunisie) a mis son poids derrière le mouvement, appelant à des actions de grève de masse dans plusieurs gouvernorats, que le sort de Ben Ali a été scellé.

C’est de nouveau suite à la menace d’une grève générale que les patrons ont récemment été forcés de concéder une augmentation salariale de 6 % dans le secteur privé. Cela montre clairement ce que les capitalistes et leur gouvernement craignent le plus : l’implication de la classe ouvrière, frappant à la source de leurs profits en cessant le travail et en paralysant les usines, les mines, les transports, les écoles, les administrations et les champs.

Pour éviter que les jeunes et les chômeurs soient laissés à leur propre sort dans le mouvement actuel, les travailleurs doivent exiger de toute urgence un plan audacieux d’actions de grève. Les manifestations de solidarité sont importantes pour commencer, mais la participation du mouvement syndical pourrait changer radicalement le rapport de forces en faveur de la rue. Par exemple, une grève générale dans le gouvernorat de Kasserine pourrait constituer une première étape d’une série de grèves générales tournantes dans les régions, aboutissant à une grève générale nationale de 24h. C’est le genre de plan que les dirigeants de l’UGTT devraient suggérer, plutôt que de se contenter de gesticulations et d’« avertissements » au gouvernement quant à la gravité de la situation et d’appels au « dialogue national ».

Si l’UGTT n’entre pas en jeu, la frustration face à l’absence de perspectives pourrait conduire certains jeunes à voir les émeutes et la violence comme un exutoire pour leur colère. Des comités de défense locaux pourraient être mis sur pied afin d’aider à la protection des marches, à mettre les éventuels provocateurs hors d’état de nuire et à assurer que des actions de masse et disciplinées prévalent autant que possible. Plus généralement, l’organisation de comités d’action locaux dans les quartiers, les écoles, les universités et les lieux de travail serait déterminante afin de structurer le mouvement et d'assurer sa pérennité.


Les leçons de la lutte révolutionnaire de 2010-2011 doivent être revisitées, et ses meilleures traditions doivent être reprises par les nouvelles générations qui entrent en lutte en vue des mêmes aspirations : le droit à la liberté, à l’emploi, et à une vie digne.

Les mouvements continuent

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