mercredi 4 juin 2014

Afrique du Sud : Bilan des élections de 2014

La victoire de l’ANC, le WASP et les EFF


L’ANC, le Congrès national africain (le parti de Mandela), a de nouveau remporté les élections, avec 62 % des voix. Cela représente une légère baisse de soutien, une perte de 3,5 % qui représente en chiffres absolus quelques centaines de milliers de voix. Vu le nombre de scandales qui se sont produits pendant les cinq années de mandat du président Zuma – dont le massacre de Marikana (où la police a tiré sur les mineurs en grève, causant plus de 30 morts) et le “Nkandla-gate” (autour du cout de la résidence privée du président Jacob Zuma), les stratèges de l’ANC ont dû à présent pousser un grand soupir de soulagement.
 
Bilan des élections nationales de mai 2014, par notre camarade Weizman Hamilton, secrétaire général du WASP – Parti ouvrier et socialiste sud-africain


Ras-le-bol de l'ANC

La victoire de l'ANC masque toutefois le fait que ce parti est confronté à un important rejet. Plus de 10 millions d’électeurs ne se sont pas inscrits pour aller voter, et 6 millions de personnes s’étaient bien enregistrées mais ne se sont pas rendues aux urnes. 16 millions d'électeurs n’ont donc pas pris part à ce scrutin. Les données correspondantes pour les années 2004 et 2009 étaient respectivement de 12 millions et de 12,4 millions d'abstentions. L’ANC, dans les faits, est sur le point de composer un gouvernement minoritaire qui n’a reçu le soutien que de 11 millions d’électeurs, soit à peine 32 % de la population.

L’ANC n’a pas abordé ces élections avec la même complaisance que les fois précédentes. Il a tardivement réalisé le fait que sa position dominante, surtout parmi la classe ouvrière et les pauvres, ne pouvait plus être tout simplement tenue pour acquise. La machine électorale de l’ANC a été huilée avant de passer à la vitesse supérieure. Même s’il n’y a pas eu fraude généralisée, cela ne veut pas dire que l’ANC a joué franc jeu tout au long de la campagne. 

L’ANC confond volontairement son rôle de parti politique et le contrôle gouvernemental de l’appareil des services sociaux. Le budget pour les colis alimentaires envers les plus démunis a été fortement augmenté au cours des quelques mois ayant précédé les élections, et les bénéficiaires ont bien sûr entendu dire qu’il s’agissait d’un « cadeau de l’ANC », passant sous silence le fait que cet argent provient en réalité des caisses de la collectivité. Les 12 millions de personnes qui reçoivent des subventions sociales (retraites, pensions d’invalidité, aide à l’enfance) entendent régulièrement raconter que ces allocations leur sont versées « par l’ANC ». L’ANC répand aussi le mensonge selon lequel une défaite électorale de l’ANC signifierait automatiquement le retour du système de ségrégation raciste de l’apartheid. Particulièrement parmi les ainés, beaucoup n’ont pas voté pour Zuma mais bien pour le « parti de la libération » qui a mis fin à l’apartheid.

Le réseau de clientélisme de l’ANC a tourné à plein rendement. La chaine publique SABC a d’ailleurs retiré à la dernière minute deux publicités télévisées de l’opposition – celle de l’Alliance démocratique (DA) et celle des Combattants pour la liberté économique (EFF) – selon le motif fallacieux qu’elles « inciteraient à la violence ». Le jour du scrutin, dans les bureaux de vote, on a rapporté que l’ANC distribuait de la nourriture gratuite et des t-shirts afin de corrompre les pauvres et les personnes les plus désespérées. En Afrique du Sud, de vastes sommes d’argent sont dépensées pour les élections, sans qu’aucune règle n’existe concernant la publication du financement des partis.

Nous sommes en droit de supposer que d’importantes sections de la classe capitaliste ont versé des sommes gigantesques pour la campagne de l’ANC. La direction de l’ANC n'est en réalité rien d'autre qu'un comité exécutif de la nouvelle classe capitaliste noire. Plus de 50 % des membres de la direction nationale de l’ANC sont des administrateurs de sociétés importantes ; un tiers sont administrateurs de plus d’une entreprise ; un sur dix ont des mandats à la direction de cinq entreprises ou plus. 72 % des membres de la direction de l’ANC sont détenteurs d’actions, 50 % possèdent des actions dans plus d’une entreprise et 18 % détiennent des actions dans plus de cinq sociétés. Quinze membres de la famille Zuma sont impliqués dans la gestion de 134 entreprises, dont 83 ont été mises en place après l’arrivée de Jacob Zuma à la présidence. Le vice-président de l’ANC, Cyril Ramaphosa, possède une fortune estimée à plus de 6 milliards de rands sud-africains (270 milliards de francs CFA).

L'ANC est un parti des patrons, qui ne se soucie guère du sort de la population
 
Le WASP, confronté à de nombreux obstacles

Le Parti ouvrier et socialiste (Workers and Socialist Party – WASP, dans lequel participent nos camarades du CIO) avait relevé l’énorme défi de se présenter contre ce mastodonte avant même le premier anniversaire de sa fondation. Nous sommes bien sûr déçus du petit nombre de voix que nous avons obtenues, qui se situe en deçà de nos attentes. Nous avons reçu un peu plus de 8000 voix (0,05 %). Ce faible résultat électoral ne saurait toutefois mettre de côté les énormes progrès réalisés par le WASP au cours de sa courte existence, notamment avec la construction de poches de soutien parmi la classe ouvrière. Peu de gens ont voté pour nous, mais ces personnes représentent la couche la plus consciente des travailleurs. Nous avons déjà reçu des appels téléphoniques de la part de délégations de travailleurs qui voulaient rassurer la direction du WASP et encourager le parti à poursuivre la tâche de construire « leur » parti.

Le manque de ressources pour mener la campagne a constitué un problème fondamental. Le combat destiné à réunir les fonds nécessaires pour payer les énormes dépôts électoraux afin de pouvoir déposer une liste a signifié que nous avons passé plus d’un mois sans un sou avant de lancer la deuxième phase de collecte de fonds pour le matériel électoral et notre fonds de campagne. Il ne fait aucun doute que si nous avions eu les ressources nécessaires pour atteindre plus de gens, notre soutien électoral aurait été plus élevé. En outre, les médias dominants ont décidé dès ce début d’année que leur couverture des élections se limiterait à une compétition entre trois acteurs : l’ANC, la DA et les EFF. Le WASP a été exclu de toute couverture médiatique véritable. Même le lancement de notre manifeste politique n’a pas été couvert ; alors que les médias ont tout de même fait tout un reportage sur le lancement de la campagne d’un petit parti religieux qui a au final reçu bien moins de voix que le WASP.

Mais il y a d’autres facteurs politiques importants à prendre en considération. Le WASP n’a malheureusement pas été en mesure de consolider sa position parmi les mineurs. Malgré le rôle crucial joué par les fondateurs du WASP – dont le Democratic Socialist Movement (section sud-africaine du Comité pour une Internationale ouvrière) – dans le mouvement des mineurs contre leur syndicat national officiel, affilié à l’ANC (le NUM) qui les a poussé à rejoindre le syndicat AMCU (autrefois marginal, ce syndicat est maintenant devenu le principal syndicat du secteur), la direction de l’AMCU a tout fait pour saper notre influence parmi les mineurs. Des membres et sympathisants du DSM et du WASP ont été attaqués et expulsés du syndicat, ce qui a fréquemment conduit à la perte de leur emploi. 

Les dirigeants de l’AMCU ont de plus diffusé des propos mensongers, selon lesquelles le WASP serait derrière la fondation d'un nouveau syndicat jaune anti-grève, le Syndicat association ouvrière (WAU) ; ils ont été honteusement aidés dans cette tâche par certains petits groupes de « gauche », jaloux de notre succès. Le WAU a tenté de profiter de la démoralisation parmi les mineurs dans le cadre d’une grève de trois mois sans salaire. Le WASP s’est donc retrouvé face à l’hostilité de la direction de l’AMCU et à un « resserrement des rangs » bien compréhensible de la part des mineurs, qui se retrouvent au beau milieu d’une grève à la vie à la mort. Le WASP a eu de grandes difficultés à mener campagne dans le secteur des mines de platine ; certains camarades ont même dû faire face à des menaces de mort.

Malgré le soutien de nombreuses délégations de travailleurs, le WASP
n'est pas parvenu à obtenir un score crédible

Les syndicats manquent une occasion historique

La position de la National Union of Metalworkers of South Africa (NUMSA, Union nationale des métallurgistes d’Afrique du Sud) a également compliqué la situation. Après avoir pris en décembre dernier la décision audacieuse et historique de ne pas faire campagne pour l’ANC, décision prise lors d’un congrès extraordinaire, la direction de la NUMSA, malheureusement, n’a pas réussi à développer cette position en une alternative positive au-delà de la promesse de fonder un parti des travailleurs d’ici 2016. 

Cela a ouvert un espace important pour le WASP, qui est parvenu à gagner d'importants militants parmi les métallos, dont des délégués syndicaux et responsables régionaux qui ont été parmi nos militants les plus actifs ; mais la faiblesse de la direction a eu un impact sur l’ensemble des membres. Beaucoup ont différé jusqu’à après ce scrutin leurs attentes pour une alternative de la classe ouvrière. En outre, la direction de la NUMSA n’a fait aucune recommandation de vote à ses membres.

Pendant des mois, le WASP a fait campagne pour que la NUMSA ne manque pas l’occasion historique que les élections de 2014 représentaient dans le cadre de la construction d’une tête de pont pour le socialisme véritable, en essayant d’obtenir ne serait-ce que quelques sièges au parlement. Nous avons invité la NUMSA à prendre place à la direction du WASP et à présenter ses propres candidats aux élections. Malheureusement, la direction de la NUMSA n’a pas retenu cette offre. Le WASP a néanmoins établi une base importante parmi les membres de ce syndicat.

L’hésitation de la direction de la NUMSA a également fourni une excuse au reste de la « gauche » sud-africaine pour ne pas soutenir le WASP, « afin de soutenir la NUMSA ». Le Democratic Left Front, un « mouvement » d’intellectuels issus de la classe moyenne, a fait écho à la NUMSA et s’est abstenu de donner une consigne de vote claire aux électeurs, préférant « soutenir ceux qui veulent jeter leur bulletin de vote, le sauvegarder pour un futur parti des travailleurs de masse et / ou voter pour des forces anticapitalistes en tant que première étape vers la construction d’une plate-forme électorale anticapitaliste pour les élections de 2016 ». Ce groupuscule préfère parler d’« anticapitalisme » plutôt que de « socialisme », et de « plateforme » là où il faudrait parler de « parti » !

Pour concrétiser cette position confuse jusqu’à sa conclusion logique, les forces académiques sympathisantes de ce groupuscule ont lancé en avril une campagne de boycott pour voter « Non », malheureusement soutenue par Ronnie Kasrils (un des dirigeants historiques de l'ANC et du Parti communiste sud-africain) et d’autres vétérans respectés des luttes qui ont rompu avec l’ANC. Cette campagne a appelé les électeurs à s’abstenir ou à voter pour un petit parti. Le WASP a discuté avec Ronnie Kasrils, avertissant du fait que cette campagne était source de confusion et n’aurait aucun effet au-delà d’une « victoire morale », les bulletins annulés ne faisant en fait que magnifier le poids des suffrages exprimés pour l’ANC.

Les critique de tels « socialistes » de salon ne peuvent pas être prises au sérieux. Même s’ils chantent aujourd’hui les louanges de leur prophétie auto-réalisatrice, cela ne peut passer sous silence le rôle audacieux et héroïque de ceux qui ont préféré agir plutôt que de s’effacer.

Leurs critiques ont trouvé un écho, y compris à l’échelle internationale, parmi certains groupes qui se sont saisis du faible résultat du WASP pour l’attaquer ainsi que le Comité pour une Internationale ouvrière (CIO). Ces petits groupes ont préféré rester de côté dans la lutte pour construire un nouveau parti des travailleurs et beaucoup d’entre eux n’ont fait aucun appel de vote clair au cours de ces élections.
 
La NUMSA a appelé à former un nouveau parti des travailleurs d'ici 2016.
Mais a préféré appeler au boycott en 2014 plutôt qu'à un vote pour la gauche.

Julius Malema et ses “combattants de la liberté”

Enfin, le WASP avait une concurrence sérieuse de la part des Combattants pour la liberté économique (EFF). Les EFF ont engrangé un bon résultat et gagné plus d’un million de voix, ce qui leur accorde près de 30 députés, sans mentionner un nombre similaire de députés provinciaux. Ce parti de gauche populiste comporte dans son programme des idées de gauche telles que la nationalisation et l’expropriation des terres ; il est parvenu à lancer un appel à la jeunesse et aux pauvres. 

Son chef, Julius Malema, est un ancien dirigeant de la ligue des jeunes de l’ANC qui a été exclus pour ses idées radicales ; il a été en mesure d’attirer à lui d’importantes sections de la ligue de la jeunesse. Ses réseaux au sein de la nouvelle élite noire à l’intérieur de l’ANC lui ont de plus fourni les ressources nécessaires pour mener une campagne efficace. Le WASP appelle les membres EFF à être ouverts à une discussion portant sur le programme des EFF, sur les tâches auxquelles est confrontée la classe ouvrière et sur le rôle des dirigeants EFF au sein du parlement et face à la pression incessante de la classe capitaliste.

Des négociations ont eu lieu en aout dernier entre le WASP et les EFF, pendant lesquelles nous avions proposé de constituer un bloc électoral, de déposer des listes communes de candidats et d’unifier le vote anti-ANC, qui était notre principal objectif stratégique. D’importantes différences existent toutefois entre le WASP et les EFF au sujet de ce que nous entendons par « nationalisation », « socialisme » et d'autres questions cruciales ; nous défendons notre droit de débattre de ces questions avec les travailleurs et les pauvres. Dans le sillage du massacre de Marikana, il faut aider la classe ouvrière à clarifier ses idées des tâches nécessaires à la transformation socialiste de la société.

Malheureusement, les EFF ont rejeté notre proposition de bloc électoral, ont exigé la liquidation effective du WASP au sein des EFF, et exigé qu’aucune discussion ne porte sur les questions programmatiques et politiques. Le WASP n’avait donc pas d’autre choix que de se présenter seul suite à cette réponse de la direction des EFF.

Les EFF ont réalisé un important pas en avant, sans avoir cependant fait autant que ce qu’ils avaient espéré. Cela s’explique en partie par les attentes exagérées semées par les dirigeants parmi leurs membres, mais cela reflète aussi le scepticisme de la classe ouvrière envers les EFF. La NUMSA par exemple a explicitement rejeté les EFF lors de son congrès extraordinaire de décembre, en raison de leur incapacité à appeler au contrôle des travailleurs sur l’industrie nationalisée et à leur position équivoque sur la nécessité du socialisme. Si le WASP et les EFF avaient pu parvenir à un accord de principe, un tel bloc électoral aurait pu agir comme un pont pour la classe ouvrière, ce qui aurait donné à l’ANC la correction qu'il mérite. Malheureusement, cette occasion a été gaspillée.

Les Combattants pour la liberté économique, parti de gauche populiste,
sont les véritables vainqueurs de ces élections

Bilan ? Un score décevant, mais une base solide et d'importantes perspectives

Même si nous n’avons pas réussi à combler le vide à la gauche de l’ANC, nous avions raison de nous présenter à ce scrutin. Nous avons joué un rôle de pionnier et posé les fondations du développement d’un parti des travailleurs basé sur un programme socialiste véritable. Ce processus se poursuivra dans la période à venir.

Nous avons gagné des positions de soutien cruciales pour les idées du socialisme révolutionnaire parmi la classe ouvrière, les communautés locales et la jeunesse, et allons consolider ces positions à la suite des élections. Nous avons toujours dit que le WASP est d’abord et avant tout un parti de lutte, et qu'il n'est qu'une étape dans la construction d’un parti de masse des travailleurs. Nous allons maintenant tourner notre attention vers une campagne pour un nouveau parti des travailleurs de masse et pour unifier les protestations sociales afin de construire un puissant mouvement de la jeunesse socialiste. Le WASP va s’engager dans le débat avec la NUMSA et d’autres forces dans le cadre de la lutte pour franchir les prochaines étapes de la construction d’un nouveau parti des travailleurs de masse.

La majorité obtenue par l’ANC suite à ces élections ne représente pas la fin du processus. Le nouveau gouvernement va devoir faire à la crise sociale qui existe actuellement. Le correspondant de la BBC a résumé ainsi les perspectives de ces autorités capitalistes : « L’ANC est susceptible d’utiliser son mandat impressionnant pour son Plan national de développement – en rejetant la nationalisation et en mettant l’accent sur les investissements et les infrastructures ». Cela signifie plus d’attaques néolibérales et plus de luttes de classe. Le WASP apportera sa pierre à la construction d'une alternative socialiste de masse.

Manifeste : texte dans lequel les partis d'opposition promettent
l'impossible, sachant qu'ils ne seront pas élus …
et dans lequel l'ANC fait la même chose sachant qu'il sera
élu de toutes façons

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