Thomas Picketty : le nouveau Marx ?
L'économiste français Thomas Picketty a récemment un livre qui a fait beaucoup parler de lui, surtout aux États-Unis : Le Capital au vingt-et-unième siècle. Dans ce livre, M. Picketty s'attache à démontrer que le capitalisme, loin d'être juste, est un système qui a une tendance naturelle à engendrer l'inégalité. L'ouvrage contient de nombreuses informations pertinentes pour tous ceux qui cherchent à lutter contre ce système injuste ; par conséquent, il a été fortement attaqué par ceux qui défendent le capitalisme. Cependant, il est évident que Picketty n'a jamais lu Marx ou ne l'a jamais compris : la plupart de ses conclusions n'ont par conséquent rien de révolutionnaire.
Commentaires et critiques de notre camarade Hannah Sell, du Socialist Party (CIO en Angleterre et pays de Galles)
Au
Royaume-Uni, les 20 % les plus pauvres de la populations forment
une des couches les plus démunies d'Europe occidentale, avec un
niveau de vie comparable à celui de la Slovénie ou de la Tchéquie.
En même temps, les 1 % les plus riches du pays sont parmi les
plus riches du monde, s'accaparant à peu près un tiers du
revenu mondial.
Cela
fait un certain temps que le Royaume-Uni n'est plus le champion dans
quoi que ce soit, mais en ce qui concerne l'inégalité, il en a
largement à remontrer : parmi les pays “développés”, le
Royaume-Uni est le deuxième pays le plus inégal, après les
États-Unis. Mais la croissance de l'inégalité, qui semble à
présent si inévitable, est en réalité un phénomène mondial.
Selon l'ONG Oxfam, les 85 personnes les plus riches du
monde possèdent à eux seuls autant de richesses (1700 000 milliards
de dollars, 850 millions de milliards de francs CFA) que la
moitié de la population mondiale (3,5 milliards de personnes).
Les
stratèges du capitalisme (du moins, ceux parmi eux qui ne sont pas
des farceurs) reconnaissent vaguement le fait que cette inégalité
croissante menace l'avenir du capitalisme. Lorsqu'on voit par exemple
la directrice du FMI et le gouverneur de la Bank of England
proclamer que « Il faut faire quelque chose » pour
préserver la « stabilité », on comprend que l'élite
mondiale commence à sérieusement s'inquiéter du risque de grèves,
révoltes et révolutions.
20 % des enfants britanniques vivent dans des conditions “d'extrême pauvreté” |
Une inégalité de plus en plus grande
C'est
dans ce contexte que M. Thomas Piketty, économiste
français, a publié son œuvre Le Capital au vingt-et-unième siècle.
Piketty a collaboré avec d'autres économistes tout au long des
quinze dernières années afin de fournir des preuves selon
lesquelles la tendance naturelle du capitalisme sur le long terme est
d'aller vers un accroissement de l'inégalité. Piketty remarque à
très juste titre le fait que la période “dorée” d'après la
Seconde Guerre mondiale (années '60-'70) était une
période d'exception, et que depuis lors, le système est revenu à
la “normale”, avec une tendance marquée à un renforcement de
l'inégalité. Il explique par exemple que « entre 1977
et 2007, les 1 % des plus riches Américains se sont
approprié 60 % de la croissance du revenu national ».
Le
capitalisme mène à l'inégalité : cela n'est pas une idée
nouvelle. Karl Marx lui-même, il y a plus de cent ans,
écrivait que : « Accumulation de richesse à un pôle,
c'est égale accumulation de pauvreté, de souffrance, d'ignorance,
d'abrutissement, de dégradation morale, d'esclavage, au pôle
opposé » (Le Capital,
chapitre 25)
(sans commentaires) |
Réaction
Néanmoins,
les informations statistiques rassemblées par Piketty et ses
collaborateurs sont extrêmement utiles, et sont également
clairement perçues comme une menace par les défenseurs du
capitalisme. Le Financial Times a vigoureusement attaqué ses
données sur l'inégalité, en relevant quelques erreurs statistiques
relativement mineures dans le but de discréditer l'ensemble des
conclusions de Piketty. Le problème de tout ceci, cependant, est que
loin d'être “révolutionnaires” ou “nouvelles”, les données
de Piketty ne font que confirmer une tendance marquée depuis des
décennies. Piketty lui-même a répondu que son livre est selon lui
loin d'exagérer la réalité de l'inégalité, puisque de nouvelles
recherches parues depuis indiquent que « la hausse de la part
de la richesse pour les plus riches Américains au cours des
dernières décennies serait en réalité encore plus élevée que ce
que j'ai calculé dans mon livre ».
Même si
certaines personnes de droite ont tenté de discréditer Piketty, son
livre a connu un grand succès auprès du public, se hissant en tête
des ventes dans de nombreux pays. Nombreux sont ceux à gauche qui
l'ont applaudi, y compris le secrétaire général du syndicat
britannique Unite, Len McCluskey, qui avouait : « Je
suis enthousiaste quand je pense jusqu'où Piketty pourrait nous
mener ». Cependant, ceux qui espèrent que ce livre leur
fournira une analyse convaincante de pourquoi le capitalisme crée
cette inégalité croissante seront plutôt déçus ; encore
plus déçus seront ceux qui attendent une solution de la part de
l'auteur.
Puisque
le titre du livre ressemble à celui du chef d'œuvre de Karl Mark,
Le Capital,
beaucoup de commentateurs affirment que Piketty est le digne
successeur de Marx. Piketty a quant à lui répondu que ce n'est pas
comme ça qu'il se perçoit, et qu'en fait, il n'a jamais lu
Le Capital.
Cela n'est guère étonnant, vu que les seules fois où Piketty
mentionne Marx dans son livre, c'est pour le critiquer, et souvent
pour des choses que Marx n'a jamais dites ni écrites.
Piketty,
par exemple, prétend que « Tout comme ses prédécesseurs,
Marx a totalement négligé la possibilité d'un progrès
technologique durable et d'une productivité sans cesse croissante »,
ou encore que « La théorie de Marx est implicitement fondée
sur l'hypothèse d'une hausse zéro de la productivité sur le long
terme ». Ces affirmations sont complètement à l'opposé de la
véritable analyse de Marx. Marx expliquait justement qu'une
caractéristique fondamentale du capitalisme est la façon dont la
course au profits force les capitalistes à entrer en concurrence
avec leurs rivaux en investissant dans la science et dans la
technologie – “progrès technologique” donc – afin
d'accroitre leur productivité. C'est cette course débridée vers
plus de profits qui mène à la crise – à la récession et à
la dépression –, mais qui jette également les bases pour la
transition vers une société socialiste démocratique.
Le fait
que les taux d'investissements aient atteint à présent leur point
le plus bas de l'histoire – et certainement au Royaume-Uni –
indiquent que le capitalisme est un système en faillite, incapable
de faire progresser la société plus en avant. Le capitalisme a créé
– tout comme Piketty le décrit – une richesse immense,
mais seul un plan de production socialiste démocratique permettrait
à présent de reprendre le contrôle sur les forces productives afin
de protéger la planète et de satisfaire aux besoins de base de
l'humanité – ce que le capitalisme est incapable de faire :
le droit à un emploi décent, sûr et bien payé, à un logement, à
un enseignement gratuit et à la retraite à 60 ans (voire même
avant).
Évolution des investissements de capital productif dans divers pays développés, pendant les années 2000 |
Le marxisme
Le
marxisme et les idées socialistes sont cependant complètement
inconnus à Piketty. Il n'essaie pas une seule fois d'expliquer les
raisons de la crise capitaliste. Il ne parle pas non plus de la
production de marchandises, ni de leur vente : il préfère se
concentrer exclusivement sur la répartition de la richesse. Sa
“nouvelle théorie” pour expliquer l'inégalité est que le taux
de retour sur “capital” est toujours supérieur au taux de retour
sur “revenu”. Piketty dit que c'est là la contradiction centrale
du capitalisme. Cependant, il ne donne aucune explication pour nous
permettre de comprendre en quoi cette contradiction serait si
importante.
De plus,
il se trompe dans son usage du mot “capital”. Pour les marxistes,
toute richesse n'est pas capital. Est capital uniquement la part de
la richesse mise en œuvre par les capitalistes afin de tenter
d'engranger un profit ; la source de tout profit étant
l'exploitation de la classe prolétaire. Mais lorsque Piketty parle
de capital, il parle de richesse de manière générale, qu'il
s'agisse d'un investissement, d'un collier en diamant, ou de la
maison d'un travailleur. Il ne considère pas non plus que la force
et l'action du mouvement des travailleurs, que la capacité des
travailleurs à se battre pour défendre leurs salaires et conditions
de travail, soit un facteur qui détermine la répartition de la
richesse entre les capitalistes et les travailleurs.
Les
énormes lacunes du livre de Piketty signifient que cet ouvrage ne
parvient en réalité pas à offrir ne serait-ce que le début d'une
analyse du capital au vingt-et-unième siècle – ce qui a
d'ailleurs été reconnu par ses admirateurs. Par exemple,
Lawrence Summers, ex-secrétaire du Trésor américain, loue le
“tour-de-force” que représente ce travail, tout en restant très
sceptique quant à son analyse :
« Quand
je me projette dans le futur, je vois que le principal élément
créateur d'inégalité et lié à l'accumulation de capital ne sera
pas, contrairement à ce que croit Piketty, le fait que les riches
amassent des fortunes. La principale raison de cette inégalité sera
le développement de l'impression en 3D, de l'intelligence
artificielle, de toutes ces choses qui auront des conséquences
désastreuses pour les personnes occupées à des tâches manuelles
routinières. D'ailleurs, nous avons déjà plus de personnes
détentrices d'une assurance handicap que de personnes occupées à
la production dans l'industrie ».
M. Summers
exprime ici une grande crainte de la classe capitaliste, à laquelle
Piketty ne touche même pas. Les nouvelles technologies rendent
chaque travailleur de plus en plus productif, mais pour chaque
travailleur productif, il y a de plus en plus de sans-emploi ou de
personnes sous-employées. Tout cela ne promet que plus de crises
économiques et d'instabilité sociale à échelle mondiale.
Avec la technologie moderne, une personne peut accomplir le travail autrefois effectué par 5, 10, 100, 1000 personnes |
Cela
rend également de plus en plus évident la nécessité du passage au
socialisme, afin que les nouvelles technologies qui posent un
problème au capitalisme puissent être mises en œuvre pas pour
virer les travailleurs en masse, mais pour répartir le temps de
travail entre tous et réduire la semaine de travail à 30 heures
par semaine sans perte de salaire, voire encore moins. Au lieu de ça,
on voit que malgré le fait que la lutte pour la journée des
huit heures a été entamée depuis la création même du
mouvement ouvrier, cette revendication ne s'est toujours pas réalisée
pour des millions de travailleurs dans le monde.
Piketty
ne cherche pas à en finir avec le capitalisme : il veut l'aider
à s'en sortir. Quand il est passé à la télévision, on lui a
demandé s'il voulait en finir avec l'inégalité. Sa position était
très claire : selon lui, c'est un problème que 50 % des
Britanniques ne possèdent que 3 % de la richesse nationale,
mais s'ils en possédaient 5 ou 8 %, ce serait mieux !
Afin de
parvenir à cette toute petite hausse de l'égalité, Piketty appelle
à une hausse de taxe pour la population riche, qu'on devrait taxer à
hauteur de 80 %, et à une taxe sur la richesse progressive, au
niveau mondial. En tant que socialistes, nous soutenons ces
revendications, qui seraient certainement également soutenues avec
enthousiasme par la majorité de la population.
Cependant,
même les plus enthousiastes parmi les admirateurs de Piketty ne
peuvent s'empêcher de sourire à cette idée. Même le célèbre
économiste keynésien Paul Krugman, qui n'a que louanges pour
cet ouvrage, s'est vu contraint d'admettre que « il est aisé
d'exprimer un certain cynisme à l'égard de toute proposition de ce
genre ». Paul Mason a exprimé la même chose dans le
Guardian, de manière un peu plus brutale : « Il est plus
facile d'imaginer la chute du capitalisme, que d'imaginer l'élite
consentir à une telle taxe ».
Nous
arrivons donc au nœud du problème. Piketty espère pouvoir appeler
les capitalistes à la “raison”, en les priant de reconnaitre que
s'ils veulent préserver leur système, ils doivent laisser un petit
peu plus pour les “99 %”. Ça rappelle les discours de notre
dirigeant social-démocrate Ed Milliband, qui parle d'un
“capitalisme plus équitable”, sans donner la moindre proposition
concrète en ce sens comme la taxation des riches ou des grandes
entreprises.
Un capitalisme fait de partage et d'amour ?
Le
président français François Hollande avait promis de mettre
en place une “taxe des millionnaires” afin de se faire élire.
Cela a suscité une virulente opposition de la part du capitalisme
français. Finalement, Hollande a fait passer devant la
Cour constitutionnelle une version fortement édulcorée de sa
taxe sur les riches. Mais il a fini par capituler devant les
exigences des capitalistes. Le magazine Forbes titrait à cette
occasion : « Hollande converti, propose l'austérité et
une baisse des taxes pour renforcer la croissance en France ».
On a
beau montrer de beaux arguments et supplier, on ne parviendra pas à
mettre en place un capitalisme “à visage humain”. Les seules
fois où les capitalistes se voient contraints de faire des
concessions importantes pour la majorité de la population est
lorsqu'ils sont confrontés à des mouvements de masse de la classe
des travailleurs qui menacent l'avenir de leur système. Et même
lorsque des concessions sont faites, ils tentent toujours de les
récupérer d'une autre manière un peu plus tard.
Tout
gouvernement qui demeure dans le cadre du capitalisme ne sera jamais
en mesure de mettre en pratique les quelques propositions de Piketty.
On estime à 20 000 milliards de dollars la richesse
planquée dans des paradis fiscaux, la moitié de cette richesse
appartenant à à peine 100 000 personnes. Cette somme est
supérieure à la dette nationale cumulée de tous les pays
développés. Personne ne paie de taxe sur cette immense richesse.
Rien qu'au Royaume-Uni, on estime que la fraude fiscale (surtout du
fait des riches) s'élève à 120 milliards de livres
(100 000 milliards de francs CFA) par an.
Popularité du livre
Piketty
reconnait en partie le fait que les capitalistes seront toujours
tentés d'éviter de payer des taxes, en déménageant à l'étranger,
etc. C'est pourquoi il parle d'une taxe progressive sur la richesse
au niveau mondial. À nouveau, en tant que socialistes, nous
soutenons cette revendication, mais nous ne pensons pas qu'il soit
possible, dans un monde fait de flux et reflux de capitaux que les
gouvernements sont incapables de contrôler, de parler de cette
revendication sans l'introduire dans le cadre d'un programme plus
large fait de revendications socialistes. Qui voterait cette taxe ?
Un impôt mondial sur la fortune ne pourra qui plus est jamais être
prélevé sans le monopole étatique sur le commerce étranger et la
nationalisation des banques à échelle nationale puis
internationale. Sans quoi, ce serait comme quelqu'un qui tenterait
d'arracher ses griffes à un tigre de manière “douce”.
Malgré
ses limites, la popularité du livre de Piketty illustre néanmoins
le fait que de plus en plus de gens sont à la recherche d'une
alternative au capitalisme du vingt-et-unième siècle, qui ne
nous offre un avenir sombre d'emplois mal payés, de contrats “zéro
heures” et de logements impossibles à payer. Nul doute que
beaucoup de ceux qui aujourd'hui dévorent le livre de Piketty,
demain mordront à pleines dents dans Le Capital
de Karl Marx, qui leur donnera une analyse bien plus “moderne”
et “pertinente” du capitalisme que celle de Piketty.
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