mercredi 9 juillet 2014

Critique : « Le capital au vingt-et-unième siècle »

Thomas Picketty : le nouveau Marx ?



L'économiste français Thomas Picketty a récemment un livre qui a fait beaucoup parler de lui, surtout aux États-Unis : Le Capital au vingt-et-unième siècle. Dans ce livre, M. Picketty s'attache à démontrer que le capitalisme, loin d'être juste, est un système qui a une tendance naturelle à engendrer l'inégalité. L'ouvrage contient de nombreuses informations pertinentes pour tous ceux qui cherchent à lutter contre ce système injuste ; par conséquent, il a été fortement attaqué par ceux qui défendent le capitalisme. Cependant, il est évident que Picketty n'a jamais lu Marx ou ne l'a jamais compris : la plupart de ses conclusions n'ont par conséquent rien de révolutionnaire.

Commentaires et critiques de notre camarade Hannah Sell, du Socialist Party (CIO en Angleterre et pays de Galles)


Au Royaume-Uni, les 20 % les plus pauvres de la populations forment une des couches les plus démunies d'Europe occidentale, avec un niveau de vie comparable à celui de la Slovénie ou de la Tchéquie. En même temps, les 1 % les plus riches du pays sont parmi les plus riches du monde, s'accaparant à peu près un tiers du revenu mondial.

Cela fait un certain temps que le Royaume-Uni n'est plus le champion dans quoi que ce soit, mais en ce qui concerne l'inégalité, il en a largement à remontrer : parmi les pays “développés”, le Royaume-Uni est le deuxième pays le plus inégal, après les États-Unis. Mais la croissance de l'inégalité, qui semble à présent si inévitable, est en réalité un phénomène mondial. Selon l'ONG Oxfam, les 85 personnes les plus riches du monde possèdent à eux seuls autant de richesses (1700 000 milliards de dollars, 850 millions de milliards de francs CFA) que la moitié de la population mondiale (3,5 milliards de personnes).

Les stratèges du capitalisme (du moins, ceux parmi eux qui ne sont pas des farceurs) reconnaissent vaguement le fait que cette inégalité croissante menace l'avenir du capitalisme. Lorsqu'on voit par exemple la directrice du FMI et le gouverneur de la Bank of England proclamer que « Il faut faire quelque chose » pour préserver la « stabilité », on comprend que l'élite mondiale commence à sérieusement s'inquiéter du risque de grèves, révoltes et révolutions.

20 % des enfants britanniques vivent dans des conditions
“d'extrême pauvreté”

Une inégalité de plus en plus grande

C'est dans ce contexte que M. Thomas Piketty, économiste français, a publié son œuvre Le Capital au vingt-et-unième siècle. Piketty a collaboré avec d'autres économistes tout au long des quinze dernières années afin de fournir des preuves selon lesquelles la tendance naturelle du capitalisme sur le long terme est d'aller vers un accroissement de l'inégalité. Piketty remarque à très juste titre le fait que la période “dorée” d'après la Seconde Guerre mondiale (années '60-'70) était une période d'exception, et que depuis lors, le système est revenu à la “normale”, avec une tendance marquée à un renforcement de l'inégalité. Il explique par exemple que « entre 1977 et 2007, les 1 % des plus riches Américains se sont approprié 60 % de la croissance du revenu national ».

Le capitalisme mène à l'inégalité : cela n'est pas une idée nouvelle. Karl Marx lui-même, il y a plus de cent ans, écrivait que : « Accumulation de richesse à un pôle, c'est égale accumulation de pauvreté, de souffrance, d'ignorance, d'abrutissement, de dégradation morale, d'esclavage, au pôle opposé » (Le Capital, chapitre 25)

(sans commentaires)

Réaction

Néanmoins, les informations statistiques rassemblées par Piketty et ses collaborateurs sont extrêmement utiles, et sont également clairement perçues comme une menace par les défenseurs du capitalisme. Le Financial Times a vigoureusement attaqué ses données sur l'inégalité, en relevant quelques erreurs statistiques relativement mineures dans le but de discréditer l'ensemble des conclusions de Piketty. Le problème de tout ceci, cependant, est que loin d'être “révolutionnaires” ou “nouvelles”, les données de Piketty ne font que confirmer une tendance marquée depuis des décennies. Piketty lui-même a répondu que son livre est selon lui loin d'exagérer la réalité de l'inégalité, puisque de nouvelles recherches parues depuis indiquent que « la hausse de la part de la richesse pour les plus riches Américains au cours des dernières décennies serait en réalité encore plus élevée que ce que j'ai calculé dans mon livre ».

Même si certaines personnes de droite ont tenté de discréditer Piketty, son livre a connu un grand succès auprès du public, se hissant en tête des ventes dans de nombreux pays. Nombreux sont ceux à gauche qui l'ont applaudi, y compris le secrétaire général du syndicat britannique Unite, Len McCluskey, qui avouait : « Je suis enthousiaste quand je pense jusqu'où Piketty pourrait nous mener ». Cependant, ceux qui espèrent que ce livre leur fournira une analyse convaincante de pourquoi le capitalisme crée cette inégalité croissante seront plutôt déçus ; encore plus déçus seront ceux qui attendent une solution de la part de l'auteur.

Puisque le titre du livre ressemble à celui du chef d'œuvre de Karl Mark, Le Capital, beaucoup de commentateurs affirment que Piketty est le digne successeur de Marx. Piketty a quant à lui répondu que ce n'est pas comme ça qu'il se perçoit, et qu'en fait, il n'a jamais lu Le Capital. Cela n'est guère étonnant, vu que les seules fois où Piketty mentionne Marx dans son livre, c'est pour le critiquer, et souvent pour des choses que Marx n'a jamais dites ni écrites.

Piketty, par exemple, prétend que « Tout comme ses prédécesseurs, Marx a totalement négligé la possibilité d'un progrès technologique durable et d'une productivité sans cesse croissante », ou encore que « La théorie de Marx est implicitement fondée sur l'hypothèse d'une hausse zéro de la productivité sur le long terme ». Ces affirmations sont complètement à l'opposé de la véritable analyse de Marx. Marx expliquait justement qu'une caractéristique fondamentale du capitalisme est la façon dont la course au profits force les capitalistes à entrer en concurrence avec leurs rivaux en investissant dans la science et dans la technologie – “progrès technologique” donc – afin d'accroitre leur productivité. C'est cette course débridée vers plus de profits qui mène à la crise – à la récession et à la dépression –, mais qui jette également les bases pour la transition vers une société socialiste démocratique.

Le fait que les taux d'investissements aient atteint à présent leur point le plus bas de l'histoire – et certainement au Royaume-Uni – indiquent que le capitalisme est un système en faillite, incapable de faire progresser la société plus en avant. Le capitalisme a créé – tout comme Piketty le décrit – une richesse immense, mais seul un plan de production socialiste démocratique permettrait à présent de reprendre le contrôle sur les forces productives afin de protéger la planète et de satisfaire aux besoins de base de l'humanité – ce que le capitalisme est incapable de faire : le droit à un emploi décent, sûr et bien payé, à un logement, à un enseignement gratuit et à la retraite à 60 ans (voire même avant).

Évolution des investissements de capital productif
dans divers pays développés, pendant les années 2000

Le marxisme

Le marxisme et les idées socialistes sont cependant complètement inconnus à Piketty. Il n'essaie pas une seule fois d'expliquer les raisons de la crise capitaliste. Il ne parle pas non plus de la production de marchandises, ni de leur vente : il préfère se concentrer exclusivement sur la répartition de la richesse. Sa “nouvelle théorie” pour expliquer l'inégalité est que le taux de retour sur “capital” est toujours supérieur au taux de retour sur “revenu”. Piketty dit que c'est là la contradiction centrale du capitalisme. Cependant, il ne donne aucune explication pour nous permettre de comprendre en quoi cette contradiction serait si importante.

De plus, il se trompe dans son usage du mot “capital”. Pour les marxistes, toute richesse n'est pas capital. Est capital uniquement la part de la richesse mise en œuvre par les capitalistes afin de tenter d'engranger un profit ; la source de tout profit étant l'exploitation de la classe prolétaire. Mais lorsque Piketty parle de capital, il parle de richesse de manière générale, qu'il s'agisse d'un investissement, d'un collier en diamant, ou de la maison d'un travailleur. Il ne considère pas non plus que la force et l'action du mouvement des travailleurs, que la capacité des travailleurs à se battre pour défendre leurs salaires et conditions de travail, soit un facteur qui détermine la répartition de la richesse entre les capitalistes et les travailleurs.

Les énormes lacunes du livre de Piketty signifient que cet ouvrage ne parvient en réalité pas à offrir ne serait-ce que le début d'une analyse du capital au vingt-et-unième siècle – ce qui a d'ailleurs été reconnu par ses admirateurs. Par exemple, Lawrence Summers, ex-secrétaire du Trésor américain, loue le “tour-de-force” que représente ce travail, tout en restant très sceptique quant à son analyse :

« Quand je me projette dans le futur, je vois que le principal élément créateur d'inégalité et lié à l'accumulation de capital ne sera pas, contrairement à ce que croit Piketty, le fait que les riches amassent des fortunes. La principale raison de cette inégalité sera le développement de l'impression en 3D, de l'intelligence artificielle, de toutes ces choses qui auront des conséquences désastreuses pour les personnes occupées à des tâches manuelles routinières. D'ailleurs, nous avons déjà plus de personnes détentrices d'une assurance handicap que de personnes occupées à la production dans l'industrie ».

M. Summers exprime ici une grande crainte de la classe capitaliste, à laquelle Piketty ne touche même pas. Les nouvelles technologies rendent chaque travailleur de plus en plus productif, mais pour chaque travailleur productif, il y a de plus en plus de sans-emploi ou de personnes sous-employées. Tout cela ne promet que plus de crises économiques et d'instabilité sociale à échelle mondiale.

Avec la technologie moderne, une personne peut accomplir
le travail autrefois effectué par 5, 10, 100, 1000 personnes

Cela rend également de plus en plus évident la nécessité du passage au socialisme, afin que les nouvelles technologies qui posent un problème au capitalisme puissent être mises en œuvre pas pour virer les travailleurs en masse, mais pour répartir le temps de travail entre tous et réduire la semaine de travail à 30 heures par semaine sans perte de salaire, voire encore moins. Au lieu de ça, on voit que malgré le fait que la lutte pour la journée des huit heures a été entamée depuis la création même du mouvement ouvrier, cette revendication ne s'est toujours pas réalisée pour des millions de travailleurs dans le monde.

Piketty ne cherche pas à en finir avec le capitalisme : il veut l'aider à s'en sortir. Quand il est passé à la télévision, on lui a demandé s'il voulait en finir avec l'inégalité. Sa position était très claire : selon lui, c'est un problème que 50 % des Britanniques ne possèdent que 3 % de la richesse nationale, mais s'ils en possédaient 5 ou 8 %, ce serait mieux !

Afin de parvenir à cette toute petite hausse de l'égalité, Piketty appelle à une hausse de taxe pour la population riche, qu'on devrait taxer à hauteur de 80 %, et à une taxe sur la richesse progressive, au niveau mondial. En tant que socialistes, nous soutenons ces revendications, qui seraient certainement également soutenues avec enthousiasme par la majorité de la population.

Cependant, même les plus enthousiastes parmi les admirateurs de Piketty ne peuvent s'empêcher de sourire à cette idée. Même le célèbre économiste keynésien Paul Krugman, qui n'a que louanges pour cet ouvrage, s'est vu contraint d'admettre que « il est aisé d'exprimer un certain cynisme à l'égard de toute proposition de ce genre ». Paul Mason a exprimé la même chose dans le Guardian, de manière un peu plus brutale : « Il est plus facile d'imaginer la chute du capitalisme, que d'imaginer l'élite consentir à une telle taxe ».

Nous arrivons donc au nœud du problème. Piketty espère pouvoir appeler les capitalistes à la “raison”, en les priant de reconnaitre que s'ils veulent préserver leur système, ils doivent laisser un petit peu plus pour les “99 %”. Ça rappelle les discours de notre dirigeant social-démocrate Ed Milliband, qui parle d'un “capitalisme plus équitable”, sans donner la moindre proposition concrète en ce sens comme la taxation des riches ou des grandes entreprises.


Un capitalisme fait de partage et d'amour ?

Le président français François Hollande avait promis de mettre en place une “taxe des millionnaires” afin de se faire élire. Cela a suscité une virulente opposition de la part du capitalisme français. Finalement, Hollande a fait passer devant la Cour constitutionnelle une version fortement édulcorée de sa taxe sur les riches. Mais il a fini par capituler devant les exigences des capitalistes. Le magazine Forbes titrait à cette occasion : « Hollande converti, propose l'austérité et une baisse des taxes pour renforcer la croissance en France ».

On a beau montrer de beaux arguments et supplier, on ne parviendra pas à mettre en place un capitalisme “à visage humain”. Les seules fois où les capitalistes se voient contraints de faire des concessions importantes pour la majorité de la population est lorsqu'ils sont confrontés à des mouvements de masse de la classe des travailleurs qui menacent l'avenir de leur système. Et même lorsque des concessions sont faites, ils tentent toujours de les récupérer d'une autre manière un peu plus tard.

Tout gouvernement qui demeure dans le cadre du capitalisme ne sera jamais en mesure de mettre en pratique les quelques propositions de Piketty. On estime à 20 000 milliards de dollars la richesse planquée dans des paradis fiscaux, la moitié de cette richesse appartenant à à peine 100 000 personnes. Cette somme est supérieure à la dette nationale cumulée de tous les pays développés. Personne ne paie de taxe sur cette immense richesse. Rien qu'au Royaume-Uni, on estime que la fraude fiscale (surtout du fait des riches) s'élève à 120 milliards de livres (100 000 milliards de francs CFA) par an.


Popularité du livre

Piketty reconnait en partie le fait que les capitalistes seront toujours tentés d'éviter de payer des taxes, en déménageant à l'étranger, etc. C'est pourquoi il parle d'une taxe progressive sur la richesse au niveau mondial. À nouveau, en tant que socialistes, nous soutenons cette revendication, mais nous ne pensons pas qu'il soit possible, dans un monde fait de flux et reflux de capitaux que les gouvernements sont incapables de contrôler, de parler de cette revendication sans l'introduire dans le cadre d'un programme plus large fait de revendications socialistes. Qui voterait cette taxe ? Un impôt mondial sur la fortune ne pourra qui plus est jamais être prélevé sans le monopole étatique sur le commerce étranger et la nationalisation des banques à échelle nationale puis internationale. Sans quoi, ce serait comme quelqu'un qui tenterait d'arracher ses griffes à un tigre de manière “douce”.


Malgré ses limites, la popularité du livre de Piketty illustre néanmoins le fait que de plus en plus de gens sont à la recherche d'une alternative au capitalisme du vingt-et-unième siècle, qui ne nous offre un avenir sombre d'emplois mal payés, de contrats “zéro heures” et de logements impossibles à payer. Nul doute que beaucoup de ceux qui aujourd'hui dévorent le livre de Piketty, demain mordront à pleines dents dans Le Capital de Karl Marx, qui leur donnera une analyse bien plus “moderne” et “pertinente” du capitalisme que celle de Piketty.



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