dimanche 17 mai 2015

Théorie : Lutte et démocratie syndicale (1ère partie)

Comment réorganiser le mouvement syndical pour mener nos luttes de l'avant ?


Aujourd'hui en Côte d'Ivoire, le syndicalisme en tant que mouvement semble s'être un peu essoufflé. L'arrivée du régime RHDP a en effet signalé une nouvelle donne : le caractère néolibéral de ce gouvernement, la difficulté d'attirer les « investisseurs étrangers » dans le contexte de crise mondiale, qui conditionnent l'intransigeance du gouvernement RHDP face aux syndicats, fait que les vieilles méthodes de « lutte » ne nous mènent plus nulle part. On se rend compte qu'il ne suffit plus de demander quelque chose pour être reçu dans le cabinet d'un ministre et obtenir quelques concessions. Face au régime RHDP, le syndicalisme de papa, c'est fini ! 

Une remise en question s'impose donc, qui doit nous forcer à réfléchir à des méthodes pour revenir à un syndicalisme de combat capable d'arracher de nouvelles victoires malgré un contexte durement répressif. C'est le but de ce dossier syndicalisme, qui veut revenir sur les bases théoriques de l'action syndicale, de la démocratie syndicale, des différentes stratégies de lutte et de l'orientation à avoir envers les partis politiques.

– Jules Konan


Le syndicalisme est un mouvement né tout d'abord en Angleterre dans le sillage de la révolution industrielle. L'émergence d'une classe prolétarienne nombreuse a forcé les travailleurs à se regrouper afin de défendre leurs intérêts et d'aller à l'encontre de la concurrence entre travailleurs sur le marché du travail qui mène inévitablement à une baisse des salaires et à une dégradation des conditions de travail et de vie. Le but était donc de briser le fameux « Si tu n'es pas content, je prends quelqu'un d'autre qui sera bien heureux de travailler à ta place ».

Cependant, les organisations syndicales étaient perçues par la classe capitaliste comme nuisibles car donnant un pouvoir aux travailleurs autrement démunis. Sur le plan purement théorique aussi, ces organisations étaient vues comme une aberration économique car elles allaient contre la sacrosainte loi de l'offre et de la demande (pour laquelle la main-d'œuvre est une marchandise comme une autre). Ainsi, en France, toute association professionnelle est-elle interdite suite à la grande révolution de 1789 qui a aboli la monarchie mais aussi l'ensemble de l'ancien régime des castes et des corporations de métier (voir notre article sur le système féodal).

À l'époque, toute révolte de travailleurs était durement matée par la classe dirigeante. Ainsi, la toute première grève générale en Écosse, en 1820, qui a fait arrêter le travail à 60 000 ouvriers du métal, des mines, du cuir, etc. s'est soldée par l'exécution publique de trois leaders (par pendaison) et par la déportation forcée de 15 autres leaders en Australie (qui constituait à l'époque une vaste prison à ciel ouvert pour le régime britannique).

C'est donc pourquoi le premier syndicat national anglais, créé en 1818, par souci d'éviter la répression, a adopté le nom très neutre de « Société philanthropique ». Cette « société philanthropique » sera suivie en 1820 de l'« Association nationale pour la protection du travail », qui publiera le tout premier journal ouvrier : « La Voix du peuple ».

Quoiqu'il en soit, il faudra attendre 1871 avant que les syndicats soient reconnus légalement au Royaume-Uni, et 1884 pour qu'ils soient légalisés en France. En France, c'est à la même époque que fusionnent la « Bourse du Travail » et la « Fédération des syndicats » pour constituer la célèbre CGT, Confédération générale du travail, qui reste à ce jour le plus puissant syndicat de France.

Belgique au 19ème siècle : les femmes des ouvriers se jettent devant les
policiers qui s'apprêtent à tirer sur la marche du syndicat pour implorer pardon

L'« aristocratie ouvrière »

À cette époque, une des raisons de la légalisation des syndicats est que les patrons se rendent compte que leur action peut être bénéfique pour l'ensemble du système si elle est correctement « canalisée ». Dans le contexte de croissance économique des années '1870-1910, les patrons tirent profit des hausses de salaire et de l'amélioration des conditions de vie, car elles permettent d'accroitre le pouvoir d'achat de la population, donc les ventes et le chiffre d'affaires des entreprises.

De plus, on voit naitre ce qu'on appelle l'« aristocratie ouvrière » : une couche privilégiée du mouvement prolétarien constituée des dirigeants et fonctionnaires syndicaux qui apprécient un niveau de vie supérieur à celui de leurs affiliés (belles voitures, belles maisons, invitation aux manifestations du gouvernement dans des hôtels et restaurants de luxe, réseau de contacts dans les milieux d'affaires, etc.). Cette couche privilégiée et corrompue, qui parle au nom des travailleurs dans la presse et dans les beaux bureaux, permet de cadenasser les mouvements de revendications en freinant l'ardeur des travailleurs, tout en leur permettant de gagner quelques miettes ramassées à la table des patrons. Il s'agit donc d'une protection du système qui permet de garantir la stabilité.

À un certain moment, les bureaucrates syndicaux peuvent aller jusqu'à devenir des agents infiltrés du gouvernement au sein du mouvement ouvrier. Leur rôle devient d'espionner les travailleurs pour empêcher les grèves d'éclater, identifier les leaders dangereux, et le reste du temps de distribuer quelques dividendes aux travailleurs restés calmes et de les mobiliser lors de manifestation de soutien au parti au pouvoir. C'est le cas aujourd'hui dans certains pays réputés dictatoriaux comme la Chine, la Russie…



En Côte d'Ivoire – les limites du « syndicalisme de papa » hérité du système clientéliste

En Côte d'Ivoire, un système d'« encadrement » des luttes revendicatives a été mis en place sous le régime Houphouët avec l'UGTCI, syndicat lié au PDCI dont le but est de servir d'interlocuteur au gouvernement, mais certainement pas de relais des luttes et d'outil d'auto-organisation pour les travailleur. Face à lui, on a vu naitre toute une série d'autres organisations syndicales « indépendantes » (Dignité, etc.) mais qui ont également fini par se bureaucratiser et dont les leaders ont eux aussi rejoint cette « aristocratie ouvrière ». Le paysage syndical ivoirien se caractérise en outre par un éparpillement et un extrême morcèlement des organisations syndicales, caractéristiques d'un manque flagrant de formation, de traditions combatives et de vision politique, mais aussi par le désir de notoriété auquel sont poussés de nombreux syndicalistes par la précarité et la pauvreté.

Cette atomisation du mouvement est aussi le résultat d'un manque de compréhension de la manière dont doivent se mener et se mènent les véritables luttes syndicales, lui-même le fruit du système clientéliste qui caractérise la structure politique ivoirienne. Pour de nombreux militants syndicaux et politiques, la lutte consiste uniquement pour un « leader » à appeler à une grève via une conférence de presse et d'estimer avoir joué son rôle. Pour eux, mobiliser signifie faire asseoir assez de gens dans une salle pour pouvoir prendre une bonne photo à faire passer dans les journaux. Ensuite, il est important de faire assez de bruit pour pouvoir être invité dans un bureau où on recevra une enveloppe, à partager (ou non) avec ses affiliés.

Aujourd'hui, ces soi-disant leaders s'étonnent de se retrouver face à un pouvoir qui joue selon d'autres règles du jeu. On a beau verser l'argent aux journalistes pour faire parler de nous, les luttes n'avancent plus mais régressent. Finalement, tous ces soi-disant dirigeants finissent par perdre leur pouvoir et leur autorité et ne passent plus que pour des plaisantins.

Parce que nous avons été habitués à faire la politique et à lutter d'une manière, et voilà que ça ne fonctionne plus. Mais nous ne disposons même pas des bases idéologiques et théoriques qui nous permettent d'ouvrir les yeux et de reconnaitre que ce régime est différent et en quoi il est différent des régimes qui l'ont précédé en Côte d'Ivoire. Sans parler de réadapter nos modes d'organisations et nos stratégies.


(Suite de ce dossier ici)

Encore une « grande victoire » pour le syndicalisme en Côte d'Ivoire ?

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