lundi 16 juillet 2018

Éthiopie : le nouveau Premier ministre fait des concessions pour tenter de mettre fin à l’agitation sociale et politique


La lutte a payé – il faut poursuivre le combat


L’Éthiopie connait depuis trois ans une grande agitation sociale et politique. Des mouvements ont eu lieu dans presque tout le pays. La population est fatiguée de l’injustice, des abus, des assassinats et des arrestations. Elle revendique des changements politiques et économiques pour faire face aux difficultés à tous les niveaux.

– Article par notre camarade Temesguen Békélé Aga (militant éthiopien du CIO exilé en Suède)


La force et l’ampleur des actions de contestation en Éthiopie et ailleurs dans le monde ont contraint le Premier ministre Haïlé Mariam Dessalegn d’annoncer sa démission le 15 février dernier. Le régime de l'Ihadeg (« ya-Ityopya hezbotch abyotawi dimokrassiyawi guenbar », Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien) a déclaré l’état d’urgence pour la deuxième fois en deux ans. L'Idaheg est officiellement une coalition de quatre partis qui gouverne le pays depuis 1991, soit 27 ans. Mais en réalité, cette coalition est totalement sous le contrôle dictatorial de l’un de ces partis, le Hewehat (« Hizbawi weyané harinet tigraï », Front de libération du peuple tigraï).

Le comité exécutif de l'Ihadeg s'est longtemps réuni en secret. Un mois plus tard on a annoncé qu'Abiy Ahmed, 41 ans, avait été élu nouveau président du parti et nouveau Premier ministre éthiopien.

M. Abiy est originaire de la région de l’Oromia, la plus grande région, au centre du pays ; il est lui-même d'ethnie oromo, le plus grand groupe ethnique d’Éthiopie (32 millions d’habitants sur 105 millions). Il a fait part de l’armée éthiopienne dans sa jeunesse avant de devenir plus tard lieutenant-colonel et d'occuper différents postes gouvernementaux, dont celui de ministre des Sciences et de la technologie ainsi que de président et vice-président de l’Oromia.

L'Oromia est l’épicentre de manifestations massives depuis aout 2016. La population s'y oppose en effet au déguerpissement des terres par le gouvernement dans le cadre de son plan d’expansion de la capitale Addis-Abeba. Des centaines de personnes ont été tuées par les forces de sécurité étatiques lors de la révolte de la population, souvent dirigée par des jeunes. Ce mouvement s'est répandu dans tout l’Oromia ainsi que dans l'Amhara (la deuxième plus grande région du pays) et la capitale.

Les revendications du mouvement visaient non seulement le déguerpissement des terres, mais aussi le régime lui-même. Malgré le fait que l'Éthiopie est le pays qui a depuis dix ans la plus grande croissance du monde (+10 % par an), la vie de la plupart des gens n’a pas changé. La majorité de la population vit d’une agriculture autosuffisante à petite échelle. Pour les jeunes qui ont pu étudier à l’université, le chômage reste élevé.

Le régime a depuis longtemps recours à une répression brutale contre toute forme d’opposition. Les élections de 2005, clairement remportées par l’opposition, ont été victimes d'une répression qui a fait des centaines de morts. Aujourd’hui, l'Ihadeg détient tous les sièges au « parlement », et tous les opposants sont qualifiés de « terroristes » et emprisonnés. Les soutiens étrangers du régime (États-Unis, UE et surtout Chine) ont tous accepté ces méthodes dictatoriales.

Les mouvements en Éthiopie ont ébranlé tout le pays


La « caravane de la paix » de M. Abiy

Après avoir été élu, M. Abiy s’est rendu dans les différentes parties du pays, du nord au sud et d’est en ouest, dans une « caravane de la paix » visant à calmer les troubles sociaux et politiques. Au cours de ses pérégrinations, il largement bénéficié d’un écho positif en raison de son approche « éthiopianiste » qui diffère fortement des idées des dirigeants précédents et de l'Ihadeg, qui s'étaient tous essentiellement basés sur les divisions ethniques du pays tout au long des 27 dernières années.

Depuis la nomination de M. Abiy en avril 2018, il a démis de leurs fonctions ou rétrogradé un très grand nombre de de dirigeants politiques, chefs militaires et de la police de l’administration précédente qui semblaient autrefois puissants et intouchables.

Il s’est également rendu au Soudan, au Kenya, en Égypte, en Somalie et en Arabie saoudite. En plus de renouveler les relations diplomatiques et politiques, il a obtenu la libération de milliers d’Éthiopiens emprisonnés dans ces pays. Le peuple éthiopien a considéré cette action comme un acte de renouveau du nationalisme éthiopien et de la protection des citoyens où qu’ils se trouvent.

Cependant, le Premier ministre Abiy n'a pas échappé aux critiques quand il s’efforçait de libérer des prisonniers à l’étranger, alors que son propre gouvernement détenait encore des milliers de gens. Après une vaste campagne sur les réseaux sociaux et de nombreuses marches, son régime a finalement libéré des milliers de personnes, y compris des dirigeants de partis politiques et des journalistes, tels que Mérara Goudina, Békélé Guerba, Andargatché Tsigué, Fikrou Marou, Eskinder Nega, Temesguen Dessalegn. Son gouvernement a également rejeté les accusations portées contre les dirigeants des partis politiques de la diaspora tels que Birhanu Nega et Djawar Ahmed, ainsi que contre les médias basés sur la diaspora, Esat et OMN (Oromia Media Network).

Il a invité les dirigeants des partis politiques de l’opposition et les journalistes à son palais (y compris ceux qui avaient été libérés de prison) pour leur demander de travailler avec lui dans l’intérêt de l’unité du peuple éthiopien afin d’élargir le système démocratique en Éthiopie. M. Abiy a également invité tous les partis politiques éthiopiens à l’étranger à venir travailler pacifiquement en Éthiopie. Après son invitation, certains partis politiques comme le Front démocratique oromo (« Adda bilissoumma oromo »), dirigé par le vétéran politique Lencho Letta, ont accepté de rentrer au pays.

Tout cela a renforcé la confiance du peuple éthiopien envers le nouveau gouvernement. Continuant sur cette lancée, le cabinet éthiopien a approuvé le 2 juin un projet de loi pour lever l'état d’urgence à l’échelle nationale (qui avait été instauré après la démission de l'ancien Premier ministre) deux mois avant la date prévue, le gouvernement ayant déclaré que la situation du pays en matière de paix et de sécurité s’était beaucoup améliorée.

M. Abiy une fois élu s'est rapidement mis au travail pour donner
une toute autre image de son régime

La paix avec l’Erythrée ?

M. Abiy affirme vouloir résoudre le conflit avec l’Érythrée. Rappelons que l'Érythrée est un pays côtier dont l'histoire est fortement liée à celle de l'Éthiopie. Depuis sa sécession en 1993, l'Éthiopie a été privée d'accès direct à la mer, ce qui a provoqué une longue guerre entre les deux pays. M. Abiy à appelé à la paix et a même accepté la proposition de paix d'Alger de 2000 selon laquelle la petite ville frontalière de Badmé, au centre du conflit depuis 1998, reste à l'Érythrée. Le président érythréen Isaïas a de son côté décidé d'envoyer une délégation à Addis-Abeba pour y discuter de l’accord de paix d’Alger.

Mais nombreux sont les Éthiopiens qui contestent cette décision de donner Badmé à l’Érythrée. Les habitants de Badmé sont d'ailleurs les premiers à s’opposer et à manifester contre cette décision, s'exclamant « Nous sommes éthiopiens, hier, aujourd’hui et demain ! » Les manifestations se sont répandues dans toute la région du Tigraï (la région du nord, dont sont issus la plupart des dirigeants du pays).

Rencontre historique entre les dirigeants éthiopiens et érythréens

Un plan de privatisations

Le gouvernement Abiy a également annoncé un plan de privatisation des entreprises d’État. Les actions des compagnies nationales de télécoms, d'aviation, d'électricité et de transports seront vendues à des capitalistes nationaux et étrangers, tandis que l’État gardera une participation majoritaire.

Jusqu’à présent, l'Ihadeg a tenté de suivre le « modèle chinois », dans lequel l’État (càd., l’armée et le parti) gardent un contrôle de l’économie tout en invitant les multinationales à venir s'installer et en offrant à ces dernières des travailleurs bien formés, à bas salaires et sans aucune protection syndicale. Les autorités ont également amélioré les infrastructures, le plus souvent via des entreprises chinoises financées par des prêts chinois. L’Éthiopie est également un important allié militaire des États-Unis.

Ce nouveau plan pro-capitaliste est un avertissement donné aux travailleurs, aux jeunes et aux pauvres d’Éthiopie. Ces nouvelles étapes vers la mondialisation capitaliste ne feront qu’accroitre la pauvreté et l’exploitation. Malgré la croissance rapide des années 2000, l’Éthiopie a toujours l’un des PIB par habitant les plus bas au monde. La famine et la misère côtoient les usines de haute technologie et les chemins de fer.

Tous ces changements ont été effectués en seulement trois mois. Toujours très populaire, M. Abiy n’est cependant pas exempt de tout reproche. Les meurtres et les expulsions sur base ethnique ont toujours lieu. Les Amharas ont été la cible de meurtres et de déguerpissements brutaux dans la région d’Oromia et du Benishangul-Goumouz (Ouest), de même que les Oromos dans la région de Somalie éthiopienne. Et un conflit ethnique mortel est toujours en cours entre Wolaïtas et Sidamas, Gouragués et Kébénas.

Certains groupes affirment que la nomination du Premier ministre Abiy n'est qu'une stratégie de survie de la part du régime de l'Ihadeg/Hewehat, étant donné que son objectif le plus important jusqu'à ce jour a été son propre pouvoir et sa propre survie. D’autres groupes, y compris les dirigeants des partis d’opposition en Éthiopie et en exil, déclarent que le peuple éthiopien doit le soutenir parce que son programme va faire avancer la démocratisation de l’Éthiopie l’unification et la stabilisation du peuple éthiopien et de la Corne de l’Afrique.

Une bonne partie du territoire éthiopien reste conflictuelle

Un régime divisé

On suppose aussi que l'Ihadeg est divisé entre pro- et anti-Abiy. Le Hewehat a accepté la nomination de M. Abiy en tant que tactique pour calmer le soulèvement populaire. Mais ses membres veulent disposer de quelqu’un comme leur ancien Premier ministre, Haile Mariam Desalegn, d'une marionnette qui les cajole et les applaudit à chaque fois qu’ils en ont besoin. L’autorité du Hewehat n’est pas censée être remise en question. Tous les autres membres de l’alliance de l'Ihadeg n’existent que grâce à eux. Ils n'ont été créés et promus que grâce au Hewehat.

Abiy Ahmed a cependant, a été plus vite et plus loin que les dirigeants du Hewehat ne le souhaitaient. Ils lui ont ouvertement reproché de ne pas les avoir consultés avant d’annoncer certaines de ses grandes réformes.

Les tensions se sont manifestées lorsque des militants politiques et des droits de l’homme ont organisé un rassemblement pour manifester leur soutien et remercier le nouveau Premier ministre le 23 juin. Ce jour-là, des centaines de milliers de personnes étaient venues de différentes parties du pays pour se rassembler sur la place Meskel à Addis-Abeba dans un rassemblement pacifique de solidarité en faveur de son programme de réformes. Ses partisans portaient des vêtements sur lesquels figuraient le portrait d’Abiy avec différents slogans comme « Éthiopie unie », « Éthiopie notre amour », etc.

M. Abiy s’est présenté à la marche avec un tricot arborant une carte de l’Afrique et a fait le fameux salut de Mandela. Puis il a fait un discours qui a réchauffé la foule. Mais, juste après, une bombe a explosé près de lui. Au moins deux personnes sont mortes et des centaines de personnes ont été blessées. À la télévision nationale, M. Abiy a décrit cet incident comme « une tentative échouée de la part des forces qui ne veulent pas voir l’Éthiopie unie ». Il a dit qu’il s’agissait d’un « attentat bien orchestré ».

Le lendemain, Zeïnou Djemal, chef de la Commission de la police fédérale, a déclaré à la Société éthiopienne de radiodiffusion, propriété de l’État : « Le nombre de suspects en garde à vue pour leur implication dans l'attentat de la place Meskel a atteint le nombre de 30 ». Neuf agents, dont le chef adjoint de la commission de police d’Addis-Abeba, ont été arrêtés pour faille de sécurité, selon des sources officielles.

Les perspectives de l’Éthiopie sont ouvertes. Abiy Ahmed va disposer d’une période de « lune de miel », lors de laquelle même les sceptiques attendront de voir. Abiy Ahmed n’a jusqu'à présent pas modifié les lois antiterroristes qui interdisent les partis d'opposition et n’a pas encore inculpé le moindre dirigeant ou officier pour les massacres et les arrestations massives de ces dernières années. Les dirigeants du Hewehat sont restés en place et contrôlent toujours tout l’appareil sécuritaire. Aucune date n'a encore été donnée pour de nouvelles élections, la loi électorale reste inchangée.

Les luttes et les révoltes dans d’autres pays, notamment le processus de révolution et de contrerévolution en cours en Afrique du Nord et au Moyen Orient depuis 2011, ont démontré qu'il ne suffit pas d'avoir un changement à la tête du régime pour voir une amélioration concrète sur le terrain. Les attentes des masses ne pourront jamais être satisfaites tant que l'économie et le pouvoir d'État seront sous le contrôle des capitalistes et des généraux.

De nouveaux mouvements referont leur apparition en Éthiopie. Dans ce cas, il y aura toujours le risque que, avec ou sans Abiy, le régime tente à nouveau de raviver les divisions et les conflits ethniques. Aucune mesure n’a d'ailleurs encore été prise pour mettre fin aux tueries à la frontière entre l’Oromia et la région de la Somalie éthiopienne.

Toutes les réformes qui ont été faites ne l'ont été qu'en raison de l'ampleur de la lutte de masse qui menaçait le régime. Ces réformes créent une certaine ouverture, qui doit être utilisé pour organiser à la base un mouvement prolétarien indépendant, des syndicats démocratiques et une force politique capable de défier le régime et le système capitaliste qu'il défend. L’Éthiopie a besoin d’un parti politique socialiste révolutionnaire et démocratique.

Aujourd'hui les masses fêtent leur victoire sur le régime qui a été forcé
de faire des concessions en changeant de représentant.
Mais elles doivent rester vigilantes et poursuivre la lutte
pour avancer tant que la situation est propice.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire