dimanche 20 avril 2014

Taïwan : Fin de l'occupation du parlement

Après 23 jours d'occupation, quelles sont les leçons du “mouvement des tournesols” ?


Taïwan a connu un mouvement de masse sans précédent, qui a commencé le 18 mars avec l'occupation de la principale chambre du parlement par 200 étudiants, dont le but était d'empêcher la ratification de l'Accord de libre-échange sino-taïwanais (Alest) entre la Chine et Taïwan. Certains analystes ont décrit ce mouvement en employant des termes tels que “printemps asiatique”. Mais la façon dont ce mouvement a pris fin du jour au lendemain pose de nombreuses questions, notamment sur ce que ce mouvement a réellement gagné et sur la possibilité de construire une réelle opposition à la politique économique néolibérale et aux accords de libre-échange : quelles forces sociales, quelle stratégie, quelles structures ? Nous avons interviewé notre camarade Sally Tang Mei-ching, qui était responsable de la participation des camarades de la section taïwanaise du CIO dans ce mouvement.

Interview de Sally Tang Mei-ching, membre du CIO qui a participé aux manifestations à Taipei

Les dirigeants du “mouvement tournesol” taïwanais ont annoncé la fin de leur occupation du parlement ; qu'est-ce que cela veut dire ?

Les dirigeants étudiants ont en effet annoncé qu'ils allaient quitté le parlement ce mardi 10 avril. Cela est survenu après que le président du parlement , M. Wang Jin-pyng (membre du Guomindang, Parti nationaliste chinois, au pouvoir – GMD), ait promis qu'une nouvelle loi sera adoptée afin de mieux suivre l'application des accords d'échange avec la Chine. La section taïwanaise du CIO a beaucoup de critiques à formuler par rapport à cette décision de mettre un terme à l'occupation et par rapport à la manière dont cette décision a été prise, qui n'était pas très démocratique. 

Les manifestations antigouvernementales qui ont duré depuis le 18 mars représentent un mouvement historique : un demi-million de Taïwanais ont été mobilisés dans les rues et ont menacé d'employer la grève contre le président Ma Ying-jeou et contre le pacte de libre-échange – l'idée de la grève générale était en train d'être discutée parmi la population et avait d'ailleurs déjà commencé dans certaines universités. On aurait pu obtenir beaucoup plus si seulement les dirigeants du mouvement n'avaient pas tout d'un coup décidé d'y mettre un terme. 

L'occupation était perçue comme le noyau du mouvement, donc forcément, même si les manifestations vont continuer puisque le gouvernement n'a fait aucune véritable concession, il sera difficile de regagner le même niveau de combativité. Il y a énormément de confusion à présent sur quelles doivent être les prochaines étapes de la lutte.

Le mouvement d'occupation ne se limitait pas qu'au parlement,
mais s'étendait à toutes les rues avoisinantes


S'agit-il d'une victoire pour le gouvernement ?

Non, on ne peut pas parler ici d'une victoire du gouvernement. Des concessions ont été faites, même si elles sont petites et très floues. On a vu ces dernières trois semaines un mouvement de masse d'une ampleur incroyable, auquel ont participé environ 500 000 manifestants le 30 mars – la plus grande manifestation de l'histoire de Taïwan. Les étudiants de 80 universités ont exprimé leur soutien à la grève étudiante nationale, beaucoup ont quitté les cours, même si ce mouvement de grève n'était pas coordonné ni organisé – il s'agissait plutôt de boycotts individuels. 

Toujours est-il que c'est une énorme avancée en termes de conscience de masse. Le fait est que les grèves sont maintenant discutées et largement comprises comme étant une tactique envisageable. Le plus important est que les syndicats ouvriers ont commencé à discuter de l'idée de la grève, malgré les nombreux probèmes découlant du fait que de nombreux syndicats sont liés au parti GMD au pouvoir, ou qu'ils soutiennent l'accord de libre-échange avec la Chine. Le syndicat de la Cosmos Bank a voté la grève la semaine passée, mais on n'est pas encore sûr que ça va réellement se passer, maintenant que l'occupation du parlement a cessé.

Du coup, on voit qu'en fait c'est une occasion de faire beaucoup plus, d'aller bien plus loin, qui a été mise de côté. Le mouvement de masse aurait pu obtenir une véritable victoire en forçant le gouvernement à abandonner cet accord, ou même en forçant la démission de hauts cadres du gouvernement, y compris le président Ma lui-même. Celui-ci est le président élu historiquement le moins apprécié par la population taïwanaise – les sondages lui donnent un taux de soutien d'à peine 9 % ! Si on prend en considération ce qu'il aurait été possible de faire, la décision des dirigeants étudiants laisse donc une porte de sortie au gouvernement. Ce qu'il faut faire à présent est reprendre l'activité, l'organiser, et tirer les bonnes leçons.

Le président Ma semble avoir triomphé, mais c'est surtout dû à la retraite
soudaine des étudiants. Il ne s'agit en réalité que d'un recul pour un mouvement
qui va certainement se prolonger.

Peux-tu expliquer plus en détails la manière dont l'occupation s'est terminée ?

Les dirigeants étudiants ont pris au mot M. Wang, un des dirigeants du parti au pouvoir, qui mène une lutte de faction contre Ma et sa faction. Peut-être que Ma est aussi d'accord avec les concessions qui ont été proposées pour mettre un terme à l'occupation, mais il n'a rien promis en public, et donc cela lui a permis de garder la face. Son projet d'accord de libre-échange est toujours là. Nous avons beaucoup de critiques à formuler par rapport aux dirigeants étudiants qui ont annoncé la fin de l'occupation sur base de ces “concessions”, lorsque même les promesses fort limitées de M. Wang peuvent encore être reniées par les autres factions du parti dirigeant. Nous pensons aussi que les dirigeants étudiants ont beaucoup trop compté sur le principal parti d'opposition, le MJD (Minjindang, Parti démocrate progressiste), qui a donné son soutien au mouvement mais qui, contrairement à la plupart des participants au mouvement, n'est pas pour annuler l'Alest.

Le principal argument utilisé pour justifier la fin de l'occupation est que les étudiants doivent aller passer leurs examens, et que l'occupation ne peut de toute façon pas durer pour toujours. Nous sommes d'accord avec cela, mais alors, avant d'abandonner nos positions, il aurait fallu annoncer une nouvelle forme d'action de masse, une nouvelle stratégie, et débattre démocratiquement de ce que nous pouvons faire pour mettre le gouvernement sous pression. 

Nous, membres du CIO, n'avons jamais dit que l'occupation est la seule méthode – en réalité nous avons toujours dit qu'il ne fallait pas se limiter à une simple occupation. Il est vrai que les occupations sont maintenant devenues une méthode de lutte courant un peu partout dans le monde – elles sont nécessaires en tant que point de ralliement pour les mouvements de masse, comme à Taïwan. Mais une occupation seule ne suffit pas. L'occupation doit être un tremplin à partir duquel on peut lancer une action encore plus puissante, comme une grève générale. Mais dans ce cas-ci, les dirigeants étudiants n'ont rien proposé de concret, ils ne font que parler de « Rendre le pouvoir au peuple », de continuer la lutte « Sous une autre forme » – Ok, alors on fait quoi ? Jusqu'ici ça n'est resté que paroles creuses.

Beaucoup de gens sont très critiques. La semaine passée, on a vu une conférence de presse organisée par une coalition de 16 groupes ; certains de ces groupes faisaient au départ partie de la direction du mouvement, mais ont quitté parce qu'ils trouvaient que les méthodes employées pour la prise de décision n'étaient pas démocratiques, en particulier pour ce qui concerne la décision très importante d'interrompre le mouvement. Pour ces groupes, il aurait fallu discuter avec les masses. Malheureusement, aucun de ces groupes ne s'est senti en mesure de proposer une alternative. D'autres sont mécontents, mais acceptent la fin de l'occupation comme étant quelque chose d'inévitable.

Des mouvements de grève de soutien à l'occupation ont éclaté
dans plusieurs universités, mais sont restés limités
 

Dans ce cas, quelle est l'alternative proposée par le CIO ?

Nous avons appelé à organiser la grève dans toutes les écoles et universités du pays, et d'appeler les travailleurs à une grève nationale de 24 heures. Si au lieu d'abandonner l'occupation, les dirigeants étudiants avaient lancé le mot d'ordre de grève, alors l'occupation serait passée au second plan et on aurait pu l'interrompre sans aucun problème. Mais c'est le fait de laisser tomber l'ensemble du mouvement, sans annoncer quelle sera la prochaine étape, qui est le gros problème. Cela a causé énormément de confusion, et a permis au gouvernement de reprendre la main. Au même moment, les médias attaquent durement les manifestants, et les policiers arrêtent les jeunes qui ont participé au mouvement.

Nous sommes convaincus que le gouvernement était tombé dans une grave crise, qu'il ne tenait plus qu'à un fil, et qu'il suffisait de le pousser un petit peu. Il fallait intensifier le mouvement – la question principale était celle de la grève. Dans une telle situation, dès que tu n'avances pas, tu recules. Voilà ce qu'il faut retenir de toute cette histoire.

Si M. Ma et son parti avaient été forcés d'abandonner le pacte de libre-échange, cela aurait été un rude coup pour leur prestige. C'était possible d'y parvenir, parce que le gouvernement et la classe dirigeante étaient vraiment inquiets devant la taille du mouvement et du fait de ses conséquences politiques. Tout comme d'autres groupes, nous sommes très critiques de la décision d'abandonner l'occupation, parce qu'aucune véritable promesse ne nous a été faite. Wang a promis une concession, mais ce n'est pas clair du tout s'il va la tenir, ni si le reste du GMD va l'accepter. En plus, comme le GMD a une grande majorité au parlement, ils sont toujours libres de voter l'accord comme il veut, même s'ils vont sans doute y intégrer deux-trois amendements de la part du MJD. Mais ces amendements ne seront que secondaires : ils ne changeront pas la nature du pacte, qui est un plan néolibéral et antisocial.

Caricature du pacte Alest de libre-échange avec la Chine

Quels sont les groupes impliqués dans le mouvement ?

La principale organisation estudiantine est le Front de la jeunesse de la nation de l'ile Noire. Elle est influencée par les nationalistes du camp “vert” (le bloc politique dirigé par le MJD), qui sont pour l'indépendance de Taïwan par rapport à la Chine, et qui sont de plus en plus populaires parmi la jeunesse. Sur cette question, le CIO est pour le droit à l'auto-détermination de Taïwan. Nous sommes contre la propagande de “Grande Chine” employée par la dictature chinoise pour justifier une éventuelle annexion de Taïwan, mais nous sommes aussi contre le racisme – on a vu se développer récemment une vague de racisme anti-chinois. On ne peut en effet vaincre les accords de libre-échange capitaliste sans une lutte unie de tous les travailleurs ; le racisme est quelque chose qui est encouragé par les capitalistes, parce que ça les aide.

Il y eu des divisions et des scissions parmi les étudiants, y compris au sein de la Jeunesse de l'ile Noire dans le cadre de l'occupation du parlement. Les dirigeants de cette organisation n'ont pas respecté la démocratie, ils ont agi de manière bureaucratique en donnant des ordres de haut en bas ; et c'est d'ailleurs de cette manière qu'ils ont pris la décision d'abandonner le mouvement. Au cours des manifestations, certains étudiants confisquaient les tracts distribués par d'autres groupes critiques de la direction. Seules quelques personnes bien choisies avaient le droit de rejoindre l'occupation – ils disaient que c'était pour éviter l'infiltration par des agents du gouvernement, mais nous pensons qu'il y a d'autres manières d'empêcher cela.

Ce mouvement à Taïwan n'a pas été fort différent des nombreux autres mouvements d'occupation que nous avons vus se développer un peu partout dans le monde. Même lorsqu'ils se disent anti-dirigeants ou contre les partis politiques, les petits groupes qui se retrouvent au sommet de tels mouvements spontanés peuvent très rapidement se bureaucratiser, surtout s'ils proviennent des classes moyennes. Il n'y a pas de parti de la classe des travailleurs à Taïwan, aucun parti n'a de tradition de structures démocratiques et de débats en son sein. 

C'est un peu ce qui s'est passé avec le mouvement d'occupation de masse à Hong Kong il y a deux ans, contre le plan d'éducation nationaliste proposé par le gouvernement. Un groupe d'étudiants a émergé spontanément, surtout via les réseaux sociaux, et il est devenu le porte-parole de ce mouvement de masse en partie par hasard, en partie à cause des médias. On a vu un manque de démocratie dans le mouvement, et ses “dirigeants” ont tout fait pour empêcher la lutte de devenir trop radicale ou d'adopter des revendications politiques explicites telles que la chute du gouvernement.

À Taïwan, la Jeunesse de l'ile Noire semble être devenue une force de masse sur Facebook, avec plus de 300 000 fans, mais en réalité il ne s'agit que d'une petite organisation, dont les dirigeants décident de tout sans qu'il n'y ait de vote ni de discussion. Ce n'est pas seulement notre point de vue, mais aussi celui des ex-membres de cette organisation qui ont quitté la tête de l'occupation à cause des désaccords survenus ces dernières semaines.

Notre camarade Sally Tang Mei-Ching, interviewée par la télévision

N'y avait-il pas un risque que le gouvernement emploie la force pour briser l'occupation ?

Bien sûr, et cela a d'ailleurs été le cas dans la nuit du 23-24 mars, lorsque la police anti-émeutes a brutalement attaqué les milliers de jeunes et d'étudiants qui tentaient d'envahir le siège de l'exécutif gouvernemental. Les dirigeants de l'occupation au sein du parlement n'ont pas véritablement soutenu la nouvelle occupation. Cette tentative d'occuper le siège de l'exécutif découlait de la frustration de nombreux jeunes qui avaient le sentiment que la première occupation avait un commandement trop autoritaire et en même temps trop en faveur du compromis.

Après cette contre-attaque par la police, les dirigeants étudiants auraient dû plus insister sur la condamnation de la répression et utiliser cela pour montrer au peuple jusqu'où le gouvernement était prêt à aller pour empêcher la contestation. Les médias ont tenter de faire croire que ce sont les étudiants qui sont violents parce qu'ils sont contre la loi. Après le conflit avec la police, le gouvernement a préféré recourir à des “mercenaires” – des groupes criminels liés au GMD, qui ont organisé des contre-manifestations. 

Pour le CIO, cela montre bien qu'il est nécessaire de chercher à impliquer les travailleurs directement dans la lutte, en appelant les syndicats à venir organiser la protection et l'auto-défense du mouvement. Nous avons montré l'exemple de la Turquie, où les syndicats du public sont partis en grève pour protester contre la violence employée par la police contre le mouvement d'occupation de l'an passé dans ce pays.

Bagarre entre des partisans du régime et les manifestants étudiants

Que va-t-il se passer à présent, et quelles seront les conséquences à plus long terme de ce “mouvement des tournesols” ?

Notre tâche à présent est de nous organiser et de tirer les leçons de tout ceci. Le gouvernement se sans certainement beaucoup plus à l'aise maintenant que l'occupation est terminée ; pour les masses, c'est une occasion manquée. Mais cela ne veut pas dire que nous revenons à la situation d'avant le 17 mars ! Comme Lénine le disait : « Vingt grammes de pratique valent une tonne de théorie » ; ces trois dernières semaines ont constitué une expérience formidable. Et de nouveaux mouvements ont déjà commencé, c'est dire si les effets vont continuer à se faire sentir pour le gouvernement !

Cette lutte a donné à beaucoup de gens la confiance de se dresser contre le système. Et le plus important est sans doute que ce mouvement a démarré une discussion au niveau national sur la possibilité d'une grève générale. Cette grève n'est pas encore arrivée, mais elle fait partie de nombreux débats à présent, ce qui a fait monter le niveau de discussion politique dans la société à un niveau jamais vu auparavant. 

Cela prouve ce que nous disons toujours, que les étudiants ont un rôle à jouer dans le démarrage de la lutte, mais qu'ils ne peuvent pas remporter lutte, surtout s'ils se cantonnent uniquement au mouvement étudiant, ce que voulaient les dirigeants de l'occupation. Toute cela nous aide maintenant, socialistes véritables, à expliquer le fait que la classe des travailleurs est la force la plus importante dans la lutte, et qu'il nous faut construire un parti des travailleurs pour aller contre nos deux blocs nationalistes capitalistes.

Organiser la lutte, continuer le combat


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