Après 23 jours d'occupation, quelles sont les
leçons du “mouvement des tournesols” ?
Taïwan a connu un
mouvement de masse sans précédent, qui a commencé le 18 mars
avec l'occupation de la principale chambre du parlement par
200 étudiants, dont le but était d'empêcher la ratification
de l'Accord de libre-échange sino-taïwanais (Alest) entre la Chine
et Taïwan. Certains analystes ont décrit ce mouvement en employant
des termes tels que “printemps asiatique”. Mais la façon dont ce
mouvement a pris fin du jour au lendemain pose de nombreuses
questions, notamment sur ce que ce mouvement a réellement gagné et
sur la possibilité de construire une réelle opposition à la
politique économique néolibérale et aux accords de libre-échange :
quelles forces sociales, quelle stratégie, quelles structures ?
Nous avons interviewé notre camarade Sally Tang Mei-ching, qui
était responsable de la participation des camarades de la section
taïwanaise du CIO dans ce mouvement.
Interview de
Sally Tang Mei-ching, membre du CIO qui a participé aux
manifestations à Taipei
Les dirigeants
étudiants ont en effet annoncé qu'ils allaient quitté le parlement
ce mardi 10 avril. Cela est survenu après que le président
du parlement , M. Wang Jin-pyng (membre du Guomindang,
Parti nationaliste chinois, au pouvoir – GMD), ait promis
qu'une nouvelle loi sera adoptée afin de mieux suivre l'application
des accords d'échange avec la Chine. La section taïwanaise du CIO a
beaucoup de critiques à formuler par rapport à cette décision de
mettre un terme à l'occupation et par rapport à la manière dont
cette décision a été prise, qui n'était pas très démocratique.
Les manifestations antigouvernementales qui ont duré depuis
le 18 mars représentent un mouvement historique :
un demi-million de Taïwanais ont été mobilisés dans les rues
et ont menacé d'employer la grève contre le président Ma Ying-jeou
et contre le pacte de libre-échange – l'idée de la grève
générale était en train d'être discutée parmi la population et
avait d'ailleurs déjà commencé dans certaines universités. On
aurait pu obtenir beaucoup plus si seulement les dirigeants du
mouvement n'avaient pas tout d'un coup décidé d'y mettre un terme.
L'occupation était perçue comme le noyau du mouvement, donc
forcément, même si les manifestations vont continuer puisque le
gouvernement n'a fait aucune véritable concession, il sera difficile
de regagner le même niveau de combativité. Il y a énormément de
confusion à présent sur quelles doivent être les prochaines étapes
de la lutte.
Le mouvement d'occupation ne se limitait pas qu'au parlement, mais s'étendait à toutes les rues avoisinantes |
S'agit-il d'une victoire pour le gouvernement ?
Non, on ne peut pas
parler ici d'une victoire du gouvernement. Des concessions ont été
faites, même si elles sont petites et très floues. On a vu ces
dernières trois semaines un mouvement de masse d'une ampleur
incroyable, auquel ont participé environ 500 000 manifestants
le 30 mars – la plus grande manifestation de l'histoire
de Taïwan. Les étudiants de 80 universités ont exprimé leur
soutien à la grève étudiante nationale, beaucoup ont quitté les
cours, même si ce mouvement de grève n'était pas coordonné ni
organisé – il s'agissait plutôt de boycotts individuels.
Toujours est-il que c'est une énorme avancée en termes de
conscience de masse. Le fait est que les grèves sont maintenant
discutées et largement comprises comme étant une tactique
envisageable. Le plus important est que les syndicats ouvriers ont
commencé à discuter de l'idée de la grève, malgré les nombreux
probèmes découlant du fait que de nombreux syndicats sont liés au
parti GMD au pouvoir, ou qu'ils soutiennent l'accord de
libre-échange avec la Chine. Le syndicat de la Cosmos Bank a
voté la grève la semaine passée, mais on n'est pas encore sûr que
ça va réellement se passer, maintenant que l'occupation du
parlement a cessé.
Du coup, on voit
qu'en fait c'est une occasion de faire beaucoup plus, d'aller bien
plus loin, qui a été mise de côté. Le mouvement de masse aurait
pu obtenir une véritable victoire en forçant le gouvernement à
abandonner cet accord, ou même en forçant la démission de
hauts cadres du gouvernement, y compris le président Ma
lui-même. Celui-ci est le président élu historiquement le moins
apprécié par la population taïwanaise – les sondages lui
donnent un taux de soutien d'à peine 9 % ! Si on prend en
considération ce qu'il aurait été possible de faire, la décision
des dirigeants étudiants laisse donc une porte de sortie au
gouvernement. Ce qu'il faut faire à présent est reprendre
l'activité, l'organiser, et tirer les bonnes leçons.
Le président Ma semble avoir triomphé, mais c'est surtout dû à la retraite soudaine des étudiants. Il ne s'agit en réalité que d'un recul pour un mouvement qui va certainement se prolonger. |
Peux-tu expliquer plus en détails la manière dont l'occupation s'est terminée ?
Les dirigeants
étudiants ont pris au mot M. Wang, un des dirigeants du parti
au pouvoir, qui mène une lutte de faction contre Ma et sa faction.
Peut-être que Ma est aussi d'accord avec les concessions qui ont été
proposées pour mettre un terme à l'occupation, mais il n'a rien
promis en public, et donc cela lui a permis de garder la face. Son
projet d'accord de libre-échange est toujours là. Nous avons
beaucoup de critiques à formuler par rapport aux dirigeants
étudiants qui ont annoncé la fin de l'occupation sur base de ces
“concessions”, lorsque même les promesses fort limitées de
M. Wang peuvent encore être reniées par les autres factions du
parti dirigeant. Nous pensons aussi que les dirigeants étudiants ont
beaucoup trop compté sur le principal parti d'opposition, le MJD
(Minjindang, Parti démocrate progressiste), qui a donné son soutien
au mouvement mais qui, contrairement à la plupart des participants
au mouvement, n'est pas pour annuler l'Alest.
Le principal argument
utilisé pour justifier la fin de l'occupation est que les étudiants
doivent aller passer leurs examens, et que l'occupation ne peut de
toute façon pas durer pour toujours. Nous sommes d'accord avec cela,
mais alors, avant d'abandonner nos positions, il aurait fallu
annoncer une nouvelle forme d'action de masse, une nouvelle
stratégie, et débattre démocratiquement de ce que nous pouvons
faire pour mettre le gouvernement sous pression.
Nous, membres du
CIO, n'avons jamais dit que l'occupation est la seule méthode – en
réalité nous avons toujours dit qu'il ne fallait pas se limiter à
une simple occupation. Il est vrai que les occupations sont
maintenant devenues une méthode de lutte courant un peu partout dans
le monde – elles sont nécessaires en tant que point de
ralliement pour les mouvements de masse, comme à Taïwan. Mais une
occupation seule ne suffit pas. L'occupation doit être un tremplin à
partir duquel on peut lancer une action encore plus puissante, comme
une grève générale. Mais dans ce cas-ci, les dirigeants étudiants
n'ont rien proposé de concret, ils ne font que parler de « Rendre
le pouvoir au peuple », de continuer la lutte « Sous une
autre forme » – Ok, alors on fait quoi ? Jusqu'ici
ça n'est resté que paroles creuses.
Beaucoup de gens sont
très critiques. La semaine passée, on a vu une conférence de
presse organisée par une coalition de 16 groupes ;
certains de ces groupes faisaient au départ partie de la direction
du mouvement, mais ont quitté parce qu'ils trouvaient que les
méthodes employées pour la prise de décision n'étaient pas
démocratiques, en particulier pour ce qui concerne la décision très
importante d'interrompre le mouvement. Pour ces groupes, il aurait
fallu discuter avec les masses. Malheureusement, aucun de ces groupes
ne s'est senti en mesure de proposer une alternative. D'autres sont
mécontents, mais acceptent la fin de l'occupation comme étant
quelque chose d'inévitable.
Des mouvements de grève de soutien à l'occupation ont éclaté dans plusieurs universités, mais sont restés limités |
Dans ce cas, quelle est l'alternative proposée par le CIO ?
Nous avons appelé à
organiser la grève dans toutes les écoles et universités du pays,
et d'appeler les travailleurs à une grève nationale de 24 heures.
Si au lieu d'abandonner l'occupation, les dirigeants étudiants
avaient lancé le mot d'ordre de grève, alors l'occupation serait
passée au second plan et on aurait pu l'interrompre sans aucun
problème. Mais c'est le fait de laisser tomber l'ensemble du
mouvement, sans annoncer quelle sera la prochaine étape, qui est le
gros problème. Cela a causé énormément de confusion, et a permis
au gouvernement de reprendre la main. Au même moment, les médias
attaquent durement les manifestants, et les policiers arrêtent les
jeunes qui ont participé au mouvement.
Nous sommes
convaincus que le gouvernement était tombé dans une grave crise,
qu'il ne tenait plus qu'à un fil, et qu'il suffisait de le pousser
un petit peu. Il fallait intensifier le mouvement – la
question principale était celle de la grève. Dans une telle
situation, dès que tu n'avances pas, tu recules. Voilà ce qu'il
faut retenir de toute cette histoire.
Si M. Ma et son
parti avaient été forcés d'abandonner le pacte de libre-échange,
cela aurait été un rude coup pour leur prestige. C'était possible
d'y parvenir, parce que le gouvernement et la classe dirigeante
étaient vraiment inquiets devant la taille du mouvement et du fait
de ses conséquences politiques. Tout comme d'autres groupes, nous
sommes très critiques de la décision d'abandonner l'occupation,
parce qu'aucune véritable promesse ne nous a été faite. Wang a
promis une concession, mais ce n'est pas clair du tout s'il va la
tenir, ni si le reste du GMD va l'accepter. En plus, comme le GMD a
une grande majorité au parlement, ils sont toujours libres de voter
l'accord comme il veut, même s'ils vont sans doute y intégrer
deux-trois amendements de la part du MJD. Mais ces amendements ne
seront que secondaires : ils ne changeront pas la nature du
pacte, qui est un plan néolibéral et antisocial.
Quels sont les groupes impliqués dans le mouvement ?
La principale
organisation estudiantine est le Front de la jeunesse de la nation de
l'ile Noire. Elle est influencée par les nationalistes du camp
“vert” (le bloc politique dirigé par le MJD), qui sont pour
l'indépendance de Taïwan par rapport à la Chine, et qui sont de
plus en plus populaires parmi la jeunesse. Sur cette question, le CIO
est pour le droit à l'auto-détermination de Taïwan. Nous sommes
contre la propagande de “Grande Chine” employée par la
dictature chinoise pour justifier une éventuelle annexion de Taïwan,
mais nous sommes aussi contre le racisme – on a vu se
développer récemment une vague de racisme anti-chinois. On ne peut
en effet vaincre les accords de libre-échange capitaliste sans une
lutte unie de tous les travailleurs ; le racisme est quelque
chose qui est encouragé par les capitalistes, parce que ça les
aide.
Il y eu des divisions
et des scissions parmi les étudiants, y compris au sein de la
Jeunesse de l'ile Noire dans le cadre de l'occupation du
parlement. Les dirigeants de cette organisation n'ont pas respecté
la démocratie, ils ont agi de manière bureaucratique en donnant des
ordres de haut en bas ; et c'est d'ailleurs de cette manière
qu'ils ont pris la décision d'abandonner le mouvement. Au cours des
manifestations, certains étudiants confisquaient les tracts
distribués par d'autres groupes critiques de la direction. Seules
quelques personnes bien choisies avaient le droit de rejoindre
l'occupation – ils disaient que c'était pour éviter
l'infiltration par des agents du gouvernement, mais nous pensons
qu'il y a d'autres manières d'empêcher cela.
Ce mouvement à
Taïwan n'a pas été fort différent des nombreux autres mouvements
d'occupation que nous avons vus se développer un peu partout dans le
monde. Même lorsqu'ils se disent anti-dirigeants ou contre les
partis politiques, les petits groupes qui se retrouvent au sommet de
tels mouvements spontanés peuvent très rapidement se
bureaucratiser, surtout s'ils proviennent des classes moyennes. Il
n'y a pas de parti de la classe des travailleurs à Taïwan, aucun
parti n'a de tradition de structures démocratiques et de débats en
son sein.
C'est un peu ce qui s'est passé avec le mouvement
d'occupation de masse à Hong Kong il y a deux ans, contre
le plan d'éducation nationaliste proposé par le gouvernement. Un
groupe d'étudiants a émergé spontanément, surtout via les réseaux
sociaux, et il est devenu le porte-parole de ce mouvement de masse en
partie par hasard, en partie à cause des médias. On a vu un manque
de démocratie dans le mouvement, et ses “dirigeants” ont tout
fait pour empêcher la lutte de devenir trop radicale ou d'adopter
des revendications politiques explicites telles que la chute du
gouvernement.
À Taïwan, la
Jeunesse de l'ile Noire semble être devenue une force de masse
sur Facebook, avec plus de 300 000 fans, mais en réalité
il ne s'agit que d'une petite organisation, dont les dirigeants
décident de tout sans qu'il n'y ait de vote ni de discussion. Ce
n'est pas seulement notre point de vue, mais aussi celui des
ex-membres de cette organisation qui ont quitté la tête de
l'occupation à cause des désaccords survenus ces dernières
semaines.
N'y avait-il pas un risque que le gouvernement emploie la force pour briser l'occupation ?
Bien sûr, et cela a
d'ailleurs été le cas dans la nuit du 23-24 mars, lorsque la
police anti-émeutes a brutalement attaqué les milliers de jeunes et
d'étudiants qui tentaient d'envahir le siège de l'exécutif
gouvernemental. Les dirigeants de l'occupation au sein du parlement
n'ont pas véritablement soutenu la nouvelle occupation. Cette
tentative d'occuper le siège de l'exécutif découlait de la
frustration de nombreux jeunes qui avaient le sentiment que la
première occupation avait un commandement trop autoritaire et en
même temps trop en faveur du compromis.
Après cette
contre-attaque par la police, les dirigeants étudiants auraient dû
plus insister sur la condamnation de la répression et utiliser cela
pour montrer au peuple jusqu'où le gouvernement était prêt à
aller pour empêcher la contestation. Les médias ont tenter de faire
croire que ce sont les étudiants qui sont violents parce qu'ils sont
contre la loi. Après le conflit avec la police, le gouvernement a
préféré recourir à des “mercenaires” – des groupes
criminels liés au GMD, qui ont organisé des contre-manifestations.
Pour le CIO, cela montre bien qu'il est nécessaire de chercher à
impliquer les travailleurs directement dans la lutte, en appelant les
syndicats à venir organiser la protection et l'auto-défense du
mouvement. Nous avons montré l'exemple de la Turquie, où les
syndicats du public sont partis en grève pour protester contre la
violence employée par la police contre le mouvement d'occupation de
l'an passé dans ce pays.
Bagarre entre des partisans du régime et les manifestants étudiants |
Que va-t-il se passer à présent, et quelles seront les conséquences à plus long terme de ce “mouvement des tournesols” ?
Notre tâche à
présent est de nous organiser et de tirer les leçons de tout ceci.
Le gouvernement se sans certainement beaucoup plus à l'aise
maintenant que l'occupation est terminée ; pour les masses,
c'est une occasion manquée. Mais cela ne veut pas dire que nous
revenons à la situation d'avant le 17 mars ! Comme Lénine
le disait : « Vingt grammes de pratique valent
une tonne de théorie » ; ces trois dernières
semaines ont constitué une expérience formidable. Et de nouveaux
mouvements ont déjà commencé, c'est dire si les effets vont
continuer à se faire sentir pour le gouvernement !
Cette lutte a donné
à beaucoup de gens la confiance de se dresser contre le système. Et
le plus important est sans doute que ce mouvement a démarré une
discussion au niveau national sur la possibilité d'une grève
générale. Cette grève n'est pas encore arrivée, mais elle fait
partie de nombreux débats à présent, ce qui a fait monter le
niveau de discussion politique dans la société à un niveau jamais
vu auparavant.
Cela prouve ce que nous disons toujours, que les
étudiants ont un rôle à jouer dans le démarrage de la lutte, mais
qu'ils ne peuvent pas remporter lutte, surtout s'ils se cantonnent
uniquement au mouvement étudiant, ce que voulaient les dirigeants de
l'occupation. Toute cela nous aide maintenant, socialistes
véritables, à expliquer le fait que la classe des travailleurs est
la force la plus importante dans la lutte, et qu'il nous faut
construire un parti des travailleurs pour aller contre nos deux blocs
nationalistes capitalistes.
Organiser la lutte, continuer le combat |
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