samedi 10 mai 2014

Afrique du Sud : Mandela : un bilan

Un dirigeant héroïque qui a guidé l'ANC au pouvoir… tout en menant la lutte dans une impasse


Dossier rédigé par nos camarades Weizmann Hamilton et Thamsanqa Dumezweni du DSM (section sud-africaine du CIO) peu après le décès de Nelson Mandela en décembre 2013

Nous publions cette analyse de la nature de classe de l'ANC, de son combat et de ses objectifs, car elle nous permet de mettre en parallèle le combat de Mandela avec celui dont se revendiquent les “patriotes” ivoiriens tels que la Cojep et autres LMP. Nous pensons qu'il est important de bien comprendre les limites de la lutte “nationale” pour l'indépendance, et que l'étude du parcours de Mandela et de l'ANC nous aidera à définir nos objectifs pour la Côte d'Ivoire et l'Afrique en général.


Le Democratic Socialist Movement tient à apporter ses condoléances à la famille de M. Mandela et à tous ceux qui, en Afrique du Sud et dans le monde entier, pleurent aujourd'hui la perte de Nelson Rolihlahla Mandela. Mandela demeure un symbole de la lutte et du sacrifice des millions de personnes qui ont lutté pendant des décennies contre le régime d'apartheid et pour la démocratie. Mandela a personnifié les espoirs et les attentes engendrées par cette lutte héroïque, dans laquelle la puissante classe ouvrière noire sud-africaine a joué le rôle principal. Nous l'acclamons pour son apport dans cette lutte qui a vaincu un des plus perfides systèmes d'oppression et d'exploitation de l'histoire humaine.

Le décès de Mandela, ce jeudi 5 décembre 2013, marque la fin de la période de “pré-deuil” qui avait déjà commencé six mois avant sa mort, lorsqu'il a été amené à l'hôpital pour tenter de soigner une infection pulmonaire persistante. L'état de ses poumons provenait d'une crise de tuberculose qu'il avait contractée lors de sa période de dur labeur dans les mines de calcaire de Robben Island, où il a passé la première partie de sa sentence de 27 ans de prison qui lui avait été décernée pour avoir combattu l'apartheid. Pour de nombreuses personnes, son décès a été bienvenue car il lui apportait enfin le réconfort après toutes les souffrances qu'il avait endurées tandis que, alité dans sa maison de Johannesbourg, la direction on ne peut plus cynique de l'ANC (African National Congress, Rassemblement national africain, le parti de Mandela, au pouvoir en Afrique du Sud depuis) tentait de le maintenir en vie aussi longtemps que possible pour ne “l'achever” qu'après les élections de 2014, afin de tirer le plus grand profit de sa mort.

Une grande intégrité et un profond dévouement à la cause

Mandela est révéré dans le monde entier en tant qu'homme d'État d'exception, digne de côtoyer les plus grandes personnalités de l'histoire tels que Mohatma Gandhi ou Martin Luther King. Il est admiré pour son rôle joué dans la victoire sur un des plus perfides systèmes d'oppression et d'exploitation de l'histoire humaine. Il a acquis le statut de héros universel, surtout pour avoir démontré dans la pratique son esprit de dévouement et de sacrifice pour une cause noble – la libération nationale de la majorité noire sud-africaine et mondiale. On le voit par exemple lors de sa déclaration lors de son Procès de la Trahison, dans laquelle il disait que le « non-racialisme » est un principe pour lequel il était prêt, « s'il le faut », à mourir.

Sa volonté d'accomplir l'ultime sacrifice pour la cause est prouvée par fait qu'il avait personnellement entrepris la tâche de mettre sur pied l'aile armée de l'ANC, Umkhonto weSizwe (MK, “Fer de lance de la nation”), avait visité en secret des pays tels que l'Algérie afin d'y recevoir un soutien pour la lutte armée, ce qui l'a conduit à être nommé premier commandant-en-chef du MK. Le régime d'apartheid avait beau chercher à lui faire accepter des compromis en échange de sa liberté, il a préféré endurer l'ensemble de ces 27 années de prison plutôt que de baisser les bras – c'est cette ténacité qui a renforcé sa stature d'homme de principe et d'intégrité, dévoué tout entier à son peuple, contrastant clairement avec l'élite politique corrompue actuelle, dépourvue du moindre principe, que beaucoup de gens de nos jours considèrent comme étant en train de piétiner cet héritage qui lui a été confié.

La direction actuelle de l'ANC tente à tort de dépeindre la défaite de l'apartheid comme étant simplement la culmination, plus ou moins inévitable, de la longue marche vers la victoire du plus vieux mouvement de libération du continent. Cependant, il ne fait aucun doute qu'en termes de dévouement, de vision politique et idéologique, de stratégie et de tactiques, l'ANC qui a su gagner le cœur des masses était celui de Mandela, l'ANC de la seconde moitié de son centenaire, plutôt que l'organisation qui avait été fondée cinquante ans avant l'arrivée de Mandela.

Mandela jeune, en Algérie aux côtés des dirigeants
du Front de libération national algérien
 

Mandela transforme l'ANC

Faisant partie de la nouvelle génération de jeunes leaders des années '40, inspirée par la révolution coloniale qui, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, était en train de faire trembler l'impérialisme, Mandela et ses camarades – en particulier Walter Sisulu et Oliver Tambo – ont secoué la direction de l'ANC, dont le caractère avait été déterminé par la stratégie employée jusque là pour tenter d'obtenir le salut pour les opprimés, et qui consistait à implorer la reine d'Angleterre de libérer la population noire de l'exploitation tout en jurant en tant que sujets leur éternelle loyauté à elle et à l'Empire britannique.

Partant d'une organisation dont l'ensemble des méthodes consistait en des pétitions et plaidoyers, Mandela et ses camarades, prenant le contrôle de la Ligue de la jeunesse de l'ANC et adopté leur Programme d'action en 1949, ont pour la première fois transformé l'ANC en une organisation visant à atteindre ses objectifs par des actions de masse – des campagnes de désobéissance civile, des boycotts, des manifestations et des grèves.

Peu après a suivi l'adoption de la Charte de la liberté, dont les revendications radicales reflétaient bien à quel point les masses ouvrières avaient commencé à influencer la vision de l'ANC, contrastant avec l'attitude de la direction de l'ANC d'avant Mandela, qui maintenait une distance hostile vis-à-vis des masses, vu sa nature de classe. À partir de là, jusqu'à la libération en 1994, il était possible pour les masses laborieuses et la classe moyenne (la future classe capitaliste noire) de coexister au sein d'une même organisation, avec un même programme, malgré des attentes différentes, vu que ces deux groupes étaient également opprimés par le régime de la minorité blanche – dont le renversement était l'objectif commun. Le fait que ces deux classes puissent devenir opposées l'une à l'autre n'avait aucune importance… jusqu'à ce que le devienne – c'est-à-dire, jusqu'à ce que vienne le moment où il aurait fallu concrétiser les revendications inclues dans cette Charte (qui était pro-travailleurs, mais qui a été oubliée par la direction ANC une fois arrivée au pouvoir).

Les prochaines élections sud-africaines marqueront les vingt ans depuis la fin de l'apartheid. Les élections historiques de 1994 ont symbolisé le triomphe de la lutte de libération nationale – la fin du joug de l'oppression raciale et le passage à une société ouverte dans laquelle les Noirs, ayant acquis une plus grande stature, pouvaient se tenir aux côtés des Blancs en tant qu'égaux. Rendus confiants par les promesses d'une vie meilleure pour tous et par la force de leur nombre, la majorité noire a fait sienne la générosité dont Mandela faisait preuve envers la minorité blanche. On considère que seule la direction éclairée de Mandela a permis d'éviter la guerre civile que beaucoup pensaient inéluctable.

Avec une telle direction qui affichait une détermination tenace à mener son peuple à la liberté, il n'y avait pas la moindre raison de douter de cette promesse d'un lendemain meilleur pour tous. Grâce à la guidance de Mandela, un nouveau jeu démocratique a été fondé avec pour base ce qui est communément décrit comme étant la Constitution la plus progressiste au monde. Sur ces fondements verrait le jour une « nation arc-en-ciel », de laquelle l'oppression raciale et ses compagnons – misère, analphabétisme, maladie, absence de logement – seraient bannis pour, selon le mot de Mandela, « Ne jamais revenir ». Dans cette nouvelle Afrique du Sud, il y aurait égalité pour tous dans une nation « unie dans sa diversité ».

C'est Mandela qui a fait de l'ANC une organisation de masse capable
de mobiliser les foules pour la victoire

Une réalité fort différente

Aujourd'hui, alors que l'Afrique du Sud achève sa deuxième décennie de démocratie, la réalité apparait fort différente des promesses qui avaient été faites au moment de l'accord politique élaboré au début des années '90. Bien que le gouvernement raciste mené par M. de Klerk ait dument remis le siège du pouvoir politique à l'ANC, et que l'ANC ait été réélu depuis lors à chaque élection avec une grande majorité, pour la grande masse de la population, peu de choses ont changé depuis.

Un trait saillant dans les éloges de Mandela est le fait que les intérêts de classe opposés convergent autour de ce qui parait être une manifestation publique commune d'une nation unie dans une même phase de “pré-deuil”.

La “nation” que Mandela a tant défendue est tout aussi déconstruite aujourd'hui qu'elle l'était avant la fin de l'apartheid ; elle reste décomposée en deux grandes forces sociales : la classe des travailleurs d'un côté, la classe capitaliste de l'autre. L'Afrique du Sud est réputée être le pays le plus inégal au monde. On y trouve huit millions de chômeurs, douze millions d'affamés, et encore des millions d'analphabètes, de personnes exclues de tout accès à l'enseignement, aux soins de santé et au logement.

L'élite ANC au pouvoir présente toutes les caractéristiques de l'ancienne élite qu'elle a remplacé – corrompue, inepte, mue par un appétit insatiable d'enrichissement et de pouvoir. Pire encore, alors qu'ils condamnent la politique de l'apartheid qui était selon eux un “crime contre l'humanité”, les représentants de cette nouvelle élite affichent une obsession croissante à employer des méthodes de gouvernement similaires à celles de leurs prédécesseurs, se réfugiant derrière des lois répressives telles que le Décret sur le secret, le Décret sur les points stratégiques nationaux et la Loi des cours traditionnelles afin de consolider leur emprise sur le pouvoir et maintenir la nation dans le même état de secret et de répression que sous les ténèbres de l'apartheid.

On avait fait croire aux masses qu'avec la démocratie, tous leurs rêves d'égalité et de prospérité allaient forcément se réaliser. Mais au lieu de ça, seule une toute petite minorité en a tiré profit. Loin de la “Nation arc-en-ciel” où tout le monde vivrait dans l'égalité, l'Afrique du Sud ressemble plus aujourd'hui, comme Gwede Mantashe, secrétaire général de l'ANC, l'a lui même admis, à un “Café irlandais” – noir au fond, avec une fine couche de crème blanche au-dessus, saupoudrée de pépites de chocolat noir.

Un thème récurrent dans l'immense majorité des bilans de la vie de Mandela que nous entendons aujourd'hui, est le fait que le comportement odieux de ses successeurs à la tête de l'ANC, ainsi que les nombreuses “palabres” entre les membres de sa famille, représentation non seulement une déviation par rapport à tout ce pour quoi Mandela s'était battu, mais même carrément une trahison de son héritage. Mais cette évaluation résiste-t-elle vraiment à une analyse en profondeur ?

Les porte-paroles capitalistes voudraient nous faire croire que l'Afrique du Sud aurait été, si pas le pays de nos rêves, du moins un pays où il ferait meilleur vivre, si seulement les successeurs de Mandela avaient poursuivi son combat après lui. La vérité cependant, est que c'est justement ce qu'ils ont fait ! Du moins si l'on s'en tient aux questions de politique fondamentales qui ont été la ligne de l'ANC tout au long des vingt dernières années de son règne.

« Rappelle-moi ce que ça voulait dire avant » demande le syndicaliste
à Mandela, alors qu'aujourd'hui l'ANC semble signifier
« Accumulation, Népotisme, Corruption »

Mandela et le programme “Gear”

Car Mandela a bel et bien joué un rôle décisif dans l'abandon par l'ANC de la Charte de la Liberté, qui contenait tout ce que l'on pensait que l'ANC avait jusque là tenu pour sacré. Le point tournant décisif a été l'adoption du programme “Gear” (acronyme anglais pour “Croissance, emploi et redistribution”), un plan néolibéral qui allait amener le gouvernement à une confrontation de plus en plus ouverte avec la classe des travailleurs – dans les entreprises, dans les quartiers populaires et bidonvilles et dans les universités –, en plus de susciter les premières tensions sérieuses au sein de l'Alliance tripartite (l'alliance entre l'ANC, le Parti “communiste” sud-africain – PCSA – et la fédération syndicale Cosatu). La différence entre le règne de Mandela et celui de ses successeurs porte uniquement sur le style, et pas tellement sur le fond.

Par exemple, nous voyons beaucoup de monde associer ce programme Gear à la personne de Thabo Mbeki. Cela est plutôt injuste. S'il est vrai que Mbeki s'est toujours fièrement proclamé un “thatchériste convaincu”, le programme Gear a été adopté sous la présidence de Mandela. Oui, Mbeki en était un grand partisan et a tout fait pour le voir adopter, mais il l'a fait avec la pleine bénédiction de Mandela (et d'ailleurs, du reste de la direction de l'ANC et même du PCSA).

Au cours des quelques années entre sa libération en 1990 et l'accession de l'ANC au pouvoir en 1994, Mandela est passé d'une défense inébranlable de la Charte de la Liberté, réaffirmant que le principe de nationalisation qui y était inclu constituait un fondement intangible de la politique de l'ANC, à une position selon laquelle c'était maintenant les privatisations qui constituaient la base de politique de l'ANC, telle que définie dans le programme Gear – et cela, bien avant d'arriver au pouvoir. C'est Mandela qui a mené l'ANC au pouvoir en promettant l'emploi pour tous, et c'est le même Mandela qui déclarait au parlement, après l'adoption du Gear, que le gouvernement ANC n'était pas « une agence pour l'emploi ».

On peut parler d'une véritable transplantation cardiaque. Sauf que Dr. Mandela n'a pas demandé l'avis du patient avant de lui changer son cœur. L'adoption de la Charte de la Liberté avait été la culmination du processus le plus démocratique de toute l'histoire de l'ANC ; l'adoption du programme Gear s'est fait par contre de manière extrêmement antidémocratique. La Charte de la Liberté était le résultat de l'apport de milliers de travailleurs des villes et des campagnes, de milliers de personnes de touts bords, à travers l'ensemble du pays, dont les propositions avaient été écrites sur des petits morceaux de papier et envoyées au Congrès du peuple pour y être lues et incorporées dans le programme.

Le programme Gear, quant à lui, a été rédigé en coulisse, dans le dos des membres, mais même de la majorité de la direction de l'ANC elle-même ! Ce programme a été adopté et appliqué en 1996, et présenté aux membres lors de la conférence de Mafikeng de 1997 en tant que fait accompli, après qu'il ait déjà été approuvé par le patronat.

Comme l'a confirmé M. Ronnie Kasrils (ancien dirigeant du MK, membre du comité central du PCSA et ministre des Renseignements) dans un récit surprenant par sa franchise et son honnêteté, sous la direction de Mandela, l'ANC a bel et bien trahi les “plus pauvres des pauvres” pour les vendre au capital national et à l'impérialisme, lors des négociations de la Codesa (Convention pour une Afrique du Sud démocratique, qui ont mené à la fin du régime d'apartheid).

Mandela lors du Forum économique mondial de Davos en 1997

Les traités entre Mandela et le patronat

Kasrils, dans son récit, poursuit en citant Sampie Terreblanche de l'université de Stellenbosch : « Fin 1993, la stratégie des grandes entreprises, dont les grandes lignes avaient été tracées en 1991 à la résidence de Johannesburg du magnat des mines Harry Oppenheimer, a été finalisée lors de pourparlers secrets tenus la nuit dans les bureaux de la Banque du développement sud-africaine. Tous les grands patrons des mines et des entreprises énergétiques étaient là, ainsi que les directeurs des compagnies américaines et britanniques présentes en Afrique du Sud… »

Qu'est-il ressorti de ces “débats nocturnes” ? Kasrils nous le raconte : « La nationalisation des mines et des secteurs-clés de l'économie, qui était incluse dans la Charte de la Liberté, a été abandonnée ». Kasrils décrit pour nous la manière dont la direction de l'ANC s'est prosternée devant le capital national et devant l'impérialisme : « L'ANC a accepté la responsabilité de l'immense dette léguée par l'apartheid … la taxe sur la fortune des millionaires, qui devait servir au financement des projets de développement dans le pays, a été abandonnée ; les multinationales et grandes entreprises sud-africaines qui s'étaient enrichies tout au long de l'apartheid ont été exonérées de toute compensation financière. Des obligations budgétaires extrêmement strictes ont été instituées, auxquelles devaient se tenir tout futur gouvernement. Il y avait aussi l'obligation de mener une politique d'ouverture des marchés et d'abolir toute forme de protection douanière, en ligne avec les dogmes de libre-échange néolibéraux. Les grandes entreprises ont obtenu le droit de pouvoir transférer leurs profits à l'étranger. »

Si la direction de l'ANC piétine aujourd'hui la Constitution tant vantée et remet même en question l'idée même de démocratie parlementaire, on trouve déjà les racines de cette tendance à la manière dont cette direction a abandonnée toute démocratie au sein de sa propre organisation.

Contrairement à la propagande du vieux régime, la direction de l'ANC, malgré son alliance avec le PCSA, n'a jamais été “contaminée” par le communisme. Lorsque Thabo Mbeki, dont on présente l'idéologie comme étant divergente de celle de Mandela, déclarait son non-communisme à la vue des travailleurs, il ne faisait que répéter ce que Mandela lui-même avait déjà très bien clarifié dès 1956, un an avant l'adoption de la Charte de la Liberté, et une nouvelle fois encore lors du Procès de la Trahison de 1964.

Il ne voulait pas que les gens confondent la Charte de la Liberté avec le socialisme. Comme il l'a si bien expliqué, la Charte de la Liberté « n'est absolument pas un plan de construction d'un État socialiste. On y parle de redistribution de la terre, pas de sa nationalisation ; on y parle effectivement de nationalisation des mines, des banques, et de l'industrie monopoliste, parce que ces grandes entreprises sont détenues par une seule race, et que sans la nationalisation, la domination raciale se poursuivrait, quand bien même nous aurions obtenu le pouvoir politique. » 
 
Comme nous l'avons déjà souligné auparavant, le soutien de l'ANC à l'idée de nationalisation n'a jamais visé à abolir le capitalisme, mais bien à utiliser le pouvoir d'État pour accélérer le développement d'une classe capitaliste noire, tout comme le Parti national sud-africain l'avait fait dans le passé pour développer la bourgeoisie afrikaner. Mandela l'a bien expliqué lui-même lors du Procès de la Trahison : « La politique de nationalisation de l'ANC correspond à la vieille politique du Parti national actuel, lequel avait incorporé dans son programme pendant de nombreuses années l'idée de nationalisation des mines d'or qui étaient à l'époque contrôlées par le capital étranger ».

Mandela et M. De Beers, président de l'entreprise minière Nicky Oppenheimer

Mandela avant les élections

Comme nous le voyons, l'ANC se retrouve donc dans sa position actuelle non pas parce qu'il aurait dévié du but historique qu'il s'était fixé, mais parce que c'est en réalité le but qu'il s'était toujours fixé, au regard de son histoire, de sa nature de classe et de son rôle historique.

Lorsque l'ANC a laisssé tomber le mandat du Congrès du peuple lors de la Codesa, il ne s'agissait pas d'une déviation. En fait, il s'agissait bel et bien de l'accomplissement de la mission historique de l'ANC. On avait déjà remarqué cela lors du discours de Mandela au cours du Procès de la trahison : il y disait par exemple que la direction de l'ANC était prête à un compromis même sur le principe fondamental du règne de la majorité via des élections au suffrage universel (un vote pour chaque personne), en proposant par exemple de négocier un nombre de sièges limités pour les Noirs pour une certaine période, qui aurait pu être suivie par une hausse graduelle du nombre de sièges pour les Noirs après un certain temps. Cette tendance s'est également manifestée lorsque Mandela est parti dans des négociations secrètes avec des représentants du grand patronat et des services de renseignement du régime d'apartheid, dès 1985, alors qu'il n'avait reçu aucun mandat pour ce faire de la part de sa propre organisation.

Les “débats sur les débats” qui ont suivi, sous la forme d'engagements de haut niveau avec le régime, ont été précédés en 1987 par des discussions avec des membres de l'establishment politique, qui se sont déroulées à Dakar. L'abandon de la lutte armée, sans aucune consultation des cadres du MK ni même de Chris Hani (leader du PCSA et du MK, assassiné en 1993 lors des négociations avec le régime), a prouvé que l'idée de lutte armée n'avait jamais été rien de plus qu'une propagande de l'ANC pour forcer le régime à s'asseoir à la table des négociations. La Codesa n'a été que la suite logique de tout ceci.

Le prix Nobel qui a été conféré à Mandela et de Klerk afin de perpétuer le mythe selon lequel l'accord négocié était la bienheureuse conversion miraculeuse de l'establishment capitaliste afrikaner et de la direction de l'ANC dirigée par un Mandela, magnanime dans sa victoire. Mais comme Mandela lui-même a été obligé de le souligner, ce n'est pas par lui que le pays a été libéré, ni par l'ANC, mais bien par les masses des travailleurs.

Si l'impérialisme et l'establishment capitaliste d'Afrique du Sud ont fait pression sur le régime d'apartheid afin de négocier avec l'ANC, c'était parce que ces capitalistes comprenaient bien que les luttes des masses – depuis les grèves du Natal de 1973 et le soulèvement de la jeunesse en 1976, au mouvement insurrectionnel des années '80 dirigé par l'UDF (Front démocratique uni) –, vu en plus le haut niveau de conscience socialiste des travailleurs organisés dans la Cosatu, menaçaient la survie de leur système. Si le règne de la minorité blanche avait été renversé par une insurrection de masse, c'est l'avenir du capitalisme lui-même qui aurait été remis en question. Les négociations en coulisse avec Mandela avaient convaincu les plus perspicaces parmi les stratèges du capital que Mandela était quelqu'un avec qui on pouvait parler business. Mandela n'a jamais considéré l'abolition du capitalisme. Son problème n'était pas le capitalisme en tant que tel, mais un capitalisme qui favorisait une race plutôt qu'une autre. Pour cela, la classe dirigeante sera à tout jamais reconnaissante à Mandela.

La direction de l'ANC n'a jamais eu pour objectif une transformation radicale et totale de la société sud-africaine. Loin de vouloir renverser le capitalisme, elle a cherché à l'apprivoiser. Aujourd'hui, alors que le capitalisme est confronté à sa pire crise depuis les années '30, l'incapacité du gouvernement capitaliste à satisfaire les attentes de la population est devenue de plus en plus claire. Cette crise du capitalisme se reflète à présent au sein de l'ANC lui-même.

Après les discussions à la Codesa, M. de Klerck a accepté de remettre
le pouvoir à Mandela, sachant que ce faisant,
il évitait la révolution

Nouveau parti des travailleurs

L'histoire est riche en coïncidences : la vie de Mandela semble tellement liée à celle de son parti, qu'il a fallu que sa mort survienne au moment précis où l'ANC est en train d'imploser.

Pour l'élite de l'ANC au pouvoir, le décès de Mandela est certainement une diversion plus que bienvenue afin de détourner l'attention des derniers scandales qui ont fortement atteint sa crédibilité, tels que toutes les récentes affaires de corruption et de mauvaise gestion, en plus de la saga en cours autour des 200 millions de rands (9 milliards de francs CFA) dépensés pour la résidence du président Zuma à Nkandla, dans la province du Kwa-Zulu Natal.

Il ne fait aucun doute que la direction de l'ANC va utiliser la mort de Mandela pour tenter de rehausser la donne pour leur parti, après que celui-ci se soit aliéné la classe des travailleurs au point que le congrès spécial du Syndicat national des métallurgistes (NUMW), prévu pour les 13-6 décembre, va sans doute adopter la résolution de ne pas soutenir l'ANC lors des élections de 2014 et d'annuler sa contribution de 8 millions de rands (350 millions de francs CFA) pour sa campagne électorale. Alors qu'en même temps, un sondage auprès de l'opinion politique des délégués syndicaux Cosatu révèle que 67 % d'entre eux voteraient pour un nouveau parti des travailleurs si Cosatu le soutenait. L'impact d'une telle résolution se ferait ressentir bien au-delà de la Cosatu parmi l'ensemble des travailleurs organisés, avec la scission quasi garantie de cette confédération, et un fameux choc pour la performance électorale de l'ANC. C'est pourquoi le président de la Cosatu, M. S'dumo Dlamini, qui dirige la faction pro-Zuma et pro-capitaliste au sein de la Cosatu, a bondi sur l'occasion pour appeler à l'unité “En mémoire de Mandela”.

Mais tout regain de popularité pour l'ANC ne pourra être que temporaire. Zuma a beau louer Mandela en le qualifiant de “meilleur fils de l'Afrique du Sud”, beaucoup de gens considèrent que le pays est maintenant dirigé par son pire fils. La cote de Zuma est tellement basse qu'on dit que même ses proches conseillers le toisent avec mépris, dégoutés à l'idée que le plus grand dirigeant de l'ANC soit enterré par son dirigeant le plus détesté ; d'autant qu'avec son usage éhonté du chauvinisme zoulou, Zuma a ravivé les sentiments tribalistes – ce même tribalisme que l'ANC avait toujours combattu afin d'instaurer un nationalisme relativement progressiste –, avec ses discours, Zuma replonge dans le nationalisme raciste et réactionnaire qui était celui du Parti national, le parti de l'apartheid. En enterrant le fondateur de l'ANC moderne, Zuma enterre aussi l'incarnation moderne de ce parti. 
 
Mandela a emporté avec lui les derniers rayons de lumière qui faisaient briller ce parti en tant qu'organisation de libération. La mort de Mandela va très certainement accélérer le déclin de son parti. Tant qu'il était là, l'ANC pouvait encore trouver un certain point de ralliement, une figure dont la gloire rejaillissait indirectement sur eux. Mais à présent, la voie est libre pour l'émergence d'une alternative prolétaire de masse, armée d'un programme socialiste, capable d'agir comme un phare pour les travailleurs désemparés d'Afrique du Sud – c'est dans cette optique qu'il faut considérer la création du WASP, le Parti ouvrier et socialiste, et le ralliement à ce nouveau parti de nouveaux syndicats tels que le Mouvement national du transport, une organisation forte de 50 000 membres qui a récemment quitté la Cosatu en guise de protestation contre les pratiques corrompues de sa bureaucratie.

Ainsi, tandis que la classe capitaliste pleure l'effondrement imminent du salut qu'elle avait trouvé lors de la Codesa, la classe des travailleurs a été réveillée par l'écho de la fusillade de Marikana. Le parti qu'ils avaient cru être le leur depuis si longtemps, s'est avéré être celui des patrons. Ce qui s'est passé dans la réalité, n'a été qu'un échange de direction politique du même capitalisme : le gouvernement blanc raciste a été remplacé par un gouvernement démocratiquement élu “non-raciste” et reposant sur la majorité noire.

La constitution du Parti ouvrier et socialiste représente une avancée historique : il s'agit de la réaffirmation par le prolétariat de son indépendance politique de classe, sa libération de la véritable prison politique et idéologique que représente l'ANC et son Alliance tripartite, dans laquelle le prolétariat a été incarcéré pendant les vingt dernières années. La classe des travailleurs a à présent repris la marche vers une Afrique du Sud socialiste de laquelle il avait détournée depuis 1994.

Les capitalistes et leurs porte-paroles ont bien le droit d'être très préoccupés par la mort de Mandela. Même si certains d'entre eux ne font que verser des larmes de crocodile, la vérité est que Mandela avait donné au capitalisme sud-africain une nouvelle chance de survie. Cela fait maintenant vingt ans que l'ANC est arrivé au pouvoir. Tout au long de cette période, on a vu au grand jour la brutalité du capitalisme dans toute son ampleur : la misère, le chômage et l'inégalité dont les dirigeants de l'ANC parlent tant. Mais tant que nous restons sous le capitalisme, nous ne pourrons jamais les résoudre. Ce n'est qu'avec le socialisme que les travailleurs auront la possibilité de se débarrasser de ces maux capitalistes. 

C'est pourquoi il revient aux travailleurs et aux jeunes d'aujourd'hui de suivre le meilleur exemple qui leur a été montré par Mandela – une lutte déterminée et faite de sacrifices –, tout en apprenant que dans la lutte que nous menons, le compromis avec l'ennemi de classe n'est pas possible, parce que tout compromis mène inévitablement à la trahison des masses : le capitalisme n'est tout simplement pas capable de répondre à leurs attentes. Plus encore, les travailleurs et les jeunes d'aujourd'hui doivent apprendre que la classe des travailleurs ne peut compter que sur sa propre direction indépendante, ses propres organisations et son propre programme pour transformer la société dans ses propres intérêts et dans les intérêts de tous les pauvres, pour le socialisme véritable en Afrique du Sud et dans le reste du monde.

« Ou est la vie meilleure que tu nous avais promis ? »
« Ce n'est pas pour ça que nous avions voté ! »
« Mauvais services publics – on n'aime pas ça »

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