Un dirigeant
héroïque qui a guidé l'ANC au pouvoir… tout en menant la lutte
dans une impasse
Dossier rédigé
par nos camarades Weizmann Hamilton et Thamsanqa Dumezweni du DSM
(section sud-africaine du CIO)
peu après le décès de Nelson Mandela en décembre 2013
Nous publions cette analyse de la nature de classe de l'ANC, de son combat et de ses objectifs, car elle nous permet de mettre en parallèle le combat de Mandela avec celui dont se revendiquent les “patriotes” ivoiriens tels que la Cojep et autres LMP. Nous pensons qu'il est important de bien comprendre les limites de la lutte “nationale” pour l'indépendance, et que l'étude du parcours de Mandela et de l'ANC nous aidera à définir nos objectifs pour la Côte d'Ivoire et l'Afrique en général.
Nous publions cette analyse de la nature de classe de l'ANC, de son combat et de ses objectifs, car elle nous permet de mettre en parallèle le combat de Mandela avec celui dont se revendiquent les “patriotes” ivoiriens tels que la Cojep et autres LMP. Nous pensons qu'il est important de bien comprendre les limites de la lutte “nationale” pour l'indépendance, et que l'étude du parcours de Mandela et de l'ANC nous aidera à définir nos objectifs pour la Côte d'Ivoire et l'Afrique en général.
Le Democratic
Socialist Movement tient à apporter ses condoléances à la
famille de M. Mandela et à tous ceux qui, en Afrique du Sud
et dans le monde entier, pleurent aujourd'hui la perte de
Nelson Rolihlahla Mandela. Mandela demeure un symbole de la
lutte et du sacrifice des millions de personnes qui ont lutté
pendant des décennies contre le régime d'apartheid et pour la
démocratie. Mandela a personnifié les espoirs et les attentes
engendrées par cette lutte héroïque, dans laquelle la puissante
classe ouvrière noire sud-africaine a joué le rôle principal. Nous
l'acclamons pour son apport dans cette lutte qui a vaincu un des plus
perfides systèmes d'oppression et d'exploitation de l'histoire
humaine.
Le décès de
Mandela, ce jeudi 5 décembre 2013, marque la fin de
la période de “pré-deuil” qui avait déjà commencé six mois
avant sa mort, lorsqu'il a été amené à l'hôpital pour tenter de
soigner une infection pulmonaire persistante. L'état de ses poumons
provenait d'une crise de tuberculose qu'il avait contractée lors de
sa période de dur labeur dans les mines de calcaire de
Robben Island, où il a passé la première partie de sa
sentence de 27 ans de prison qui lui avait été décernée pour
avoir combattu l'apartheid. Pour de nombreuses personnes, son décès
a été bienvenue car il lui apportait enfin le réconfort après
toutes les souffrances qu'il avait endurées tandis que, alité dans
sa maison de Johannesbourg, la direction on ne peut plus cynique de
l'ANC (African National Congress, Rassemblement national
africain, le parti de Mandela, au pouvoir en Afrique du Sud
depuis) tentait de le maintenir en vie aussi longtemps que possible
pour ne “l'achever” qu'après les élections de 2014, afin
de tirer le plus grand profit de sa mort.
Une grande intégrité et un profond dévouement à la cause
Mandela est révéré dans le monde entier en tant qu'homme d'État d'exception, digne de
côtoyer les plus grandes personnalités de l'histoire tels que
Mohatma Gandhi ou Martin Luther King. Il est admiré
pour son rôle joué dans la victoire sur un des plus perfides
systèmes d'oppression et d'exploitation de l'histoire humaine. Il a
acquis le statut de héros universel, surtout pour avoir démontré
dans la pratique son esprit de dévouement et de sacrifice pour une
cause noble – la libération nationale de la majorité noire
sud-africaine et mondiale. On le voit par exemple lors de sa
déclaration lors de son Procès de la Trahison, dans laquelle il
disait que le « non-racialisme » est un principe pour lequel il
était prêt, « s'il le faut », à mourir.
Sa volonté
d'accomplir l'ultime sacrifice pour la cause est prouvée par fait
qu'il avait personnellement entrepris la tâche de mettre sur pied
l'aile armée de l'ANC, Umkhonto weSizwe (MK, “Fer de lance de
la nation”), avait visité en secret des pays tels que l'Algérie
afin d'y recevoir un soutien pour la lutte armée, ce qui l'a conduit
à être nommé premier commandant-en-chef du MK. Le régime
d'apartheid avait beau chercher à lui faire accepter des compromis
en échange de sa liberté, il a préféré endurer l'ensemble de ces
27 années de prison plutôt que de baisser les bras – c'est
cette ténacité qui a renforcé sa stature d'homme de principe et
d'intégrité, dévoué tout entier à son peuple, contrastant
clairement avec l'élite politique corrompue actuelle, dépourvue du
moindre principe, que beaucoup de gens de nos jours considèrent
comme étant en train de piétiner cet héritage qui lui a été
confié.
La direction actuelle
de l'ANC tente à tort de dépeindre la défaite de l'apartheid comme
étant simplement la culmination, plus ou moins inévitable, de la
longue marche vers la victoire du plus vieux mouvement de libération
du continent. Cependant, il ne fait aucun doute qu'en termes de
dévouement, de vision politique et idéologique, de stratégie et de
tactiques, l'ANC qui a su gagner le cœur des masses était celui de
Mandela, l'ANC de la seconde moitié de son centenaire, plutôt que
l'organisation qui avait été fondée cinquante ans avant
l'arrivée de Mandela.
Mandela jeune, en Algérie aux côtés des dirigeants du Front de libération national algérien |
Mandela transforme l'ANC
Faisant partie de la
nouvelle génération de jeunes leaders des années '40,
inspirée par la révolution coloniale qui, depuis la fin de la
Seconde Guerre mondiale, était en train de faire trembler
l'impérialisme, Mandela et ses camarades – en particulier
Walter Sisulu et Oliver Tambo – ont secoué la
direction de l'ANC, dont le caractère avait été déterminé par la
stratégie employée jusque là pour tenter d'obtenir le salut pour
les opprimés, et qui consistait à implorer la reine d'Angleterre de
libérer la population noire de l'exploitation tout en jurant en tant
que sujets leur éternelle loyauté à elle et à
l'Empire britannique.
Partant d'une
organisation dont l'ensemble des méthodes consistait en des
pétitions et plaidoyers, Mandela et ses camarades, prenant le
contrôle de la Ligue de la jeunesse de l'ANC et adopté leur
Programme d'action en 1949, ont pour la première fois
transformé l'ANC en une organisation visant à atteindre ses
objectifs par des actions de masse – des campagnes de
désobéissance civile, des boycotts, des manifestations et des
grèves.
Peu après a suivi
l'adoption de la Charte de la liberté, dont les revendications
radicales reflétaient bien à quel point les masses ouvrières
avaient commencé à influencer la vision de l'ANC, contrastant avec
l'attitude de la direction de l'ANC d'avant Mandela, qui maintenait
une distance hostile vis-à-vis des masses, vu sa nature de classe. À
partir de là, jusqu'à la libération en 1994, il était
possible pour les masses laborieuses et la classe moyenne (la future
classe capitaliste noire) de coexister au sein d'une même
organisation, avec un même programme, malgré des attentes
différentes, vu que ces deux groupes étaient également
opprimés par le régime de la minorité blanche – dont le
renversement était l'objectif commun. Le fait que ces deux classes
puissent devenir opposées l'une à l'autre n'avait aucune
importance… jusqu'à ce que le devienne – c'est-à-dire,
jusqu'à ce que vienne le moment où il aurait fallu concrétiser les
revendications inclues dans cette Charte (qui était
pro-travailleurs, mais qui a été oubliée par la direction ANC une
fois arrivée au pouvoir).
Les prochaines
élections sud-africaines marqueront les vingt ans depuis la fin
de l'apartheid. Les élections historiques de 1994 ont symbolisé
le triomphe de la lutte de libération nationale – la fin du
joug de l'oppression raciale et le passage à une société ouverte
dans laquelle les Noirs, ayant acquis une plus grande stature,
pouvaient se tenir aux côtés des Blancs en tant qu'égaux. Rendus
confiants par les promesses d'une vie meilleure pour tous et par la
force de leur nombre, la majorité noire a fait sienne la générosité
dont Mandela faisait preuve envers la minorité blanche. On considère
que seule la direction éclairée de Mandela a permis d'éviter la
guerre civile que beaucoup pensaient inéluctable.
Avec une telle
direction qui affichait une détermination tenace à mener son peuple
à la liberté, il n'y avait pas la moindre raison de douter de cette
promesse d'un lendemain meilleur pour tous. Grâce à la guidance de
Mandela, un nouveau jeu démocratique a été fondé avec pour base
ce qui est communément décrit comme étant la Constitution la plus
progressiste au monde. Sur ces fondements verrait le jour une
« nation arc-en-ciel », de laquelle l'oppression raciale
et ses compagnons – misère, analphabétisme, maladie, absence
de logement – seraient bannis pour, selon le mot de Mandela,
« Ne jamais revenir ». Dans cette nouvelle
Afrique du Sud, il y aurait égalité pour tous dans une
nation « unie dans sa diversité ».
C'est Mandela qui a fait de l'ANC une organisation de masse capable de mobiliser les foules pour la victoire |
Une
réalité fort différente
Aujourd'hui, alors
que l'Afrique du Sud achève sa deuxième décennie de
démocratie, la réalité apparait fort différente des promesses qui
avaient été faites au moment de l'accord politique élaboré au
début des années '90. Bien que le gouvernement raciste mené
par M. de Klerk ait dument remis
le siège du pouvoir politique à l'ANC, et que l'ANC ait été réélu
depuis lors à chaque élection avec une grande majorité, pour la
grande masse de la population, peu de choses ont changé depuis.
Un trait saillant
dans les éloges de Mandela est le fait que les intérêts de classe
opposés convergent autour de ce qui parait être une manifestation
publique commune d'une nation unie dans une même phase de
“pré-deuil”.
La “nation” que
Mandela a tant défendue est tout aussi déconstruite aujourd'hui
qu'elle l'était avant la fin de l'apartheid ; elle reste
décomposée en deux grandes forces sociales : la classe
des travailleurs d'un côté, la classe capitaliste de l'autre.
L'Afrique du Sud est réputée être le pays le plus inégal
au monde. On y trouve huit millions de chômeurs, douze millions
d'affamés, et encore des millions d'analphabètes, de personnes
exclues de tout accès à l'enseignement, aux soins de santé et au
logement.
L'élite ANC au
pouvoir présente toutes les caractéristiques de l'ancienne élite
qu'elle a remplacé – corrompue, inepte, mue par un appétit
insatiable d'enrichissement et de pouvoir. Pire encore, alors qu'ils
condamnent la politique de l'apartheid qui était selon eux un “crime
contre l'humanité”, les représentants de cette nouvelle élite
affichent une obsession croissante à employer des méthodes de
gouvernement similaires à celles de leurs prédécesseurs, se
réfugiant derrière des lois répressives telles que le Décret sur
le secret, le Décret sur les points stratégiques nationaux et la
Loi des cours traditionnelles afin de consolider leur emprise sur le
pouvoir et maintenir la nation dans le même état de secret et de
répression que sous les ténèbres de l'apartheid.
On avait fait croire
aux masses qu'avec la démocratie, tous leurs rêves d'égalité et
de prospérité allaient forcément se réaliser. Mais au lieu de ça,
seule une toute petite minorité en a tiré profit. Loin de la
“Nation arc-en-ciel” où tout le monde vivrait dans l'égalité,
l'Afrique du Sud ressemble plus aujourd'hui, comme
Gwede Mantashe, secrétaire général de l'ANC, l'a lui
même admis, à un “Café irlandais” – noir au fond,
avec une fine couche de crème blanche au-dessus, saupoudrée de
pépites de chocolat noir.
Un thème récurrent
dans l'immense majorité des bilans de la vie de Mandela que nous
entendons aujourd'hui, est le fait que le comportement odieux de ses
successeurs à la tête de l'ANC, ainsi que les nombreuses “palabres”
entre les membres de sa famille, représentation non seulement une
déviation par rapport à tout ce pour quoi Mandela s'était battu,
mais même carrément une trahison de son héritage. Mais cette
évaluation résiste-t-elle vraiment à une analyse en profondeur ?
Les porte-paroles
capitalistes voudraient nous faire croire que l'Afrique du Sud
aurait été, si pas le pays de nos rêves, du moins un pays où il
ferait meilleur vivre, si seulement les successeurs de Mandela
avaient poursuivi son combat après lui. La vérité cependant, est
que c'est justement ce qu'ils ont fait ! Du moins si l'on s'en
tient aux questions de politique fondamentales qui ont été la ligne
de l'ANC tout au long des vingt dernières années de son règne.
« Rappelle-moi ce que ça voulait dire avant » demande le syndicaliste à Mandela, alors qu'aujourd'hui l'ANC semble signifier « Accumulation, Népotisme, Corruption » |
Mandela et le programme “Gear”
Car Mandela a bel et
bien joué un rôle décisif dans l'abandon par l'ANC de la Charte de
la Liberté, qui contenait tout ce que l'on pensait que l'ANC avait
jusque là tenu pour sacré. Le point tournant décisif a été
l'adoption du programme “Gear” (acronyme anglais pour
“Croissance, emploi et redistribution”), un plan néolibéral qui
allait amener le gouvernement à une confrontation de plus en plus
ouverte avec la classe des travailleurs – dans les
entreprises, dans les quartiers populaires et bidonvilles et dans les
universités –, en plus de susciter les premières tensions
sérieuses au sein de l'Alliance tripartite (l'alliance entre
l'ANC, le Parti “communiste” sud-africain – PCSA –
et la fédération syndicale Cosatu). La différence entre le règne
de Mandela et celui de ses successeurs porte uniquement sur le style,
et pas tellement sur le fond.
Par exemple, nous
voyons beaucoup de monde associer ce programme Gear à la personne de
Thabo Mbeki. Cela est plutôt injuste. S'il est vrai que Mbeki
s'est toujours fièrement proclamé un “thatchériste convaincu”,
le programme Gear a été adopté sous la présidence de
Mandela. Oui, Mbeki en était un grand partisan et a tout fait pour
le voir adopter, mais il l'a fait avec la pleine bénédiction de
Mandela (et d'ailleurs, du reste de la direction de l'ANC et même du
PCSA).
Au cours des
quelques années entre sa libération en 1990 et
l'accession de l'ANC au pouvoir en 1994, Mandela est passé
d'une défense inébranlable de la Charte de la Liberté, réaffirmant
que le principe de nationalisation qui y était inclu constituait un
fondement intangible de la politique de l'ANC, à une position selon
laquelle c'était maintenant les privatisations qui constituaient la
base de politique de l'ANC, telle que définie dans le programme Gear
– et cela, bien avant d'arriver au pouvoir. C'est Mandela qui
a mené l'ANC au pouvoir en promettant l'emploi pour tous, et c'est
le même Mandela qui déclarait au parlement, après l'adoption du
Gear, que le gouvernement ANC n'était pas « une agence pour
l'emploi ».
On peut parler d'une
véritable transplantation cardiaque. Sauf que Dr. Mandela n'a
pas demandé l'avis du patient avant de lui changer son cœur.
L'adoption de la Charte de la Liberté avait été la culmination du
processus le plus démocratique de toute l'histoire de l'ANC ;
l'adoption du programme Gear s'est fait par contre de manière
extrêmement antidémocratique. La Charte de la Liberté était le
résultat de l'apport de milliers de travailleurs des villes et des
campagnes, de milliers de personnes de touts bords, à travers
l'ensemble du pays, dont les propositions avaient été écrites sur
des petits morceaux de papier et envoyées au Congrès du peuple pour
y être lues et incorporées dans le programme.
Le programme Gear,
quant à lui, a été rédigé en coulisse, dans le dos des membres,
mais même de la majorité de la direction de l'ANC elle-même !
Ce programme a été adopté et appliqué en 1996, et présenté
aux membres lors de la conférence de Mafikeng de 1997 en tant
que fait accompli, après qu'il ait déjà été approuvé par le
patronat.
Comme l'a confirmé M. Ronnie Kasrils (ancien dirigeant du MK, membre du comité
central du PCSA et ministre des Renseignements)
dans un récit surprenant par sa franchise et son honnêteté, sous la direction de
Mandela, l'ANC a bel et bien trahi les “plus pauvres des pauvres”
pour les vendre au capital national et à l'impérialisme, lors des
négociations de la Codesa (Convention pour une Afrique du Sud
démocratique, qui ont mené à la fin du régime d'apartheid).
Mandela lors du Forum économique mondial de Davos en 1997 |
Les traités entre Mandela et le patronat
Kasrils, dans son
récit, poursuit en citant Sampie Terreblanche de l'université
de Stellenbosch : « Fin 1993, la stratégie des
grandes entreprises, dont les grandes lignes avaient été tracées
en 1991 à la résidence de Johannesburg du magnat des mines
Harry Oppenheimer, a été finalisée lors de pourparlers
secrets tenus la nuit dans les bureaux de la Banque du développement
sud-africaine. Tous les grands patrons des mines et des entreprises
énergétiques étaient là, ainsi que les directeurs des compagnies
américaines et britanniques présentes en Afrique du Sud… »
Qu'est-il ressorti de
ces “débats nocturnes” ? Kasrils nous le raconte :
« La nationalisation des mines et des secteurs-clés de
l'économie, qui était incluse dans la Charte de la Liberté, a été
abandonnée ». Kasrils décrit pour nous la manière dont la
direction de l'ANC s'est prosternée devant le capital national et
devant l'impérialisme : « L'ANC a accepté la
responsabilité de l'immense dette léguée par l'apartheid … la
taxe sur la fortune des millionaires, qui devait servir au
financement des projets de développement dans le pays, a été
abandonnée ; les multinationales et grandes entreprises
sud-africaines qui s'étaient enrichies tout au long de l'apartheid
ont été exonérées de toute compensation financière. Des
obligations budgétaires extrêmement strictes ont été instituées,
auxquelles devaient se tenir tout futur gouvernement. Il y avait
aussi l'obligation de mener une politique d'ouverture des marchés et
d'abolir toute forme de protection douanière, en ligne avec les
dogmes de libre-échange néolibéraux. Les grandes entreprises ont
obtenu le droit de pouvoir transférer leurs profits à l'étranger. »
Si la direction de
l'ANC piétine aujourd'hui la Constitution tant vantée et remet même
en question l'idée même de démocratie parlementaire, on trouve
déjà les racines de cette tendance à la manière dont cette
direction a abandonnée toute démocratie au sein de sa propre
organisation.
Contrairement à la
propagande du vieux régime, la direction de l'ANC, malgré son
alliance avec le PCSA, n'a jamais été “contaminée” par le
communisme. Lorsque Thabo Mbeki, dont on présente l'idéologie
comme étant divergente de celle de Mandela, déclarait son
non-communisme à la vue des travailleurs, il ne faisait que répéter
ce que Mandela lui-même avait déjà très bien clarifié dès 1956,
un an avant l'adoption de la Charte de la Liberté, et une
nouvelle fois encore lors du Procès de la Trahison de 1964.
Il ne voulait pas que
les gens confondent la Charte de la Liberté avec le socialisme.
Comme il l'a si bien expliqué, la Charte de la Liberté « n'est
absolument pas un plan de construction d'un État socialiste. On y
parle de redistribution de la terre, pas de sa nationalisation ;
on y parle effectivement de nationalisation des mines, des banques,
et de l'industrie monopoliste, parce que ces grandes entreprises sont
détenues par une seule race, et que sans la nationalisation, la
domination raciale se poursuivrait, quand bien même nous aurions
obtenu le pouvoir politique. »
Comme nous l'avons
déjà souligné auparavant, le soutien de l'ANC à l'idée de
nationalisation n'a jamais visé à abolir le capitalisme, mais bien
à utiliser le pouvoir d'État pour accélérer le développement
d'une classe capitaliste noire, tout comme le
Parti national sud-africain l'avait fait dans le passé
pour développer la bourgeoisie afrikaner. Mandela l'a bien expliqué
lui-même lors du Procès de la Trahison : « La politique
de nationalisation de l'ANC correspond à la vieille politique du
Parti national actuel, lequel avait incorporé dans son
programme pendant de nombreuses années l'idée de nationalisation
des mines d'or qui étaient à l'époque contrôlées par le capital
étranger ».
Mandela et M. De Beers, président de l'entreprise minière Nicky Oppenheimer |
Mandela avant les élections
Comme nous le voyons,
l'ANC se retrouve donc dans sa position actuelle non pas parce qu'il
aurait dévié du but historique qu'il s'était fixé, mais parce que
c'est en réalité le but qu'il s'était toujours fixé, au regard de
son histoire, de sa nature de classe et de son rôle historique.
Lorsque l'ANC a
laisssé tomber le mandat du Congrès du peuple lors de la Codesa, il
ne s'agissait pas d'une déviation. En fait, il s'agissait bel et
bien de l'accomplissement de la mission historique de l'ANC. On avait
déjà remarqué cela lors du discours de Mandela au cours du Procès
de la trahison : il y disait par exemple que la direction de
l'ANC était prête à un compromis même sur le principe fondamental
du règne de la majorité via des élections au suffrage universel
(un vote pour chaque personne), en proposant par exemple de négocier
un nombre de sièges limités pour les Noirs pour une certaine
période, qui aurait pu être suivie par une hausse graduelle du
nombre de sièges pour les Noirs après un certain temps. Cette
tendance s'est également manifestée lorsque Mandela est parti dans
des négociations secrètes avec des représentants du grand patronat
et des services de renseignement du régime d'apartheid, dès 1985,
alors qu'il n'avait reçu aucun mandat pour ce faire de la part de sa
propre organisation.
Les “débats sur
les débats” qui ont suivi, sous la forme d'engagements de haut
niveau avec le régime, ont été précédés en 1987 par des
discussions avec des membres de l'establishment politique, qui se
sont déroulées à Dakar. L'abandon de la lutte armée, sans aucune
consultation des cadres du MK ni même de Chris Hani (leader du
PCSA et du MK, assassiné en 1993 lors des
négociations avec le régime), a prouvé que l'idée de lutte
armée n'avait jamais été rien de plus qu'une propagande de l'ANC
pour forcer le régime à s'asseoir à la table des négociations. La
Codesa n'a été que
la suite logique de tout ceci.
Le prix
Nobel qui a été conféré à Mandela et de Klerk afin de
perpétuer le mythe selon lequel l'accord négocié était la
bienheureuse conversion miraculeuse de l'establishment capitaliste
afrikaner et de la direction de l'ANC dirigée par un Mandela,
magnanime dans sa victoire. Mais comme Mandela lui-même a été
obligé de le souligner, ce n'est pas par lui que le pays a été
libéré, ni par l'ANC, mais bien par les masses des travailleurs.
Si
l'impérialisme et l'establishment capitaliste d'Afrique du Sud
ont fait pression sur le régime d'apartheid afin de négocier avec
l'ANC, c'était parce que ces capitalistes comprenaient bien que les
luttes des masses – depuis les grèves du Natal de 1973
et le soulèvement de la jeunesse en 1976, au mouvement
insurrectionnel des années '80 dirigé par l'UDF (Front
démocratique uni) –, vu en plus le haut niveau de conscience
socialiste des travailleurs organisés dans la Cosatu, menaçaient la
survie de leur système. Si le règne de la minorité blanche avait
été renversé par une insurrection de masse, c'est l'avenir du
capitalisme lui-même qui aurait été remis en question. Les
négociations en coulisse avec Mandela avaient convaincu les plus
perspicaces parmi les stratèges du capital que Mandela était
quelqu'un avec qui on pouvait parler business. Mandela n'a jamais
considéré l'abolition du capitalisme. Son problème n'était pas le
capitalisme en tant que tel, mais un capitalisme qui favorisait une
race plutôt qu'une autre. Pour cela, la classe dirigeante sera à
tout jamais reconnaissante à Mandela.
La
direction de l'ANC n'a jamais eu pour objectif une transformation
radicale et totale de la société sud-africaine. Loin de vouloir
renverser le capitalisme, elle a cherché à l'apprivoiser.
Aujourd'hui, alors que le capitalisme est confronté à sa pire crise
depuis les années '30, l'incapacité du gouvernement
capitaliste à satisfaire les attentes de la population est devenue
de plus en plus claire. Cette crise du capitalisme se reflète à
présent au sein de l'ANC lui-même.
Après les discussions à la Codesa, M. de Klerck a accepté de remettre le pouvoir à Mandela, sachant que ce faisant, il évitait la révolution |
Nouveau parti des travailleurs
L'histoire
est riche en coïncidences : la vie de Mandela semble tellement
liée à celle de son parti, qu'il a fallu que sa mort survienne au
moment précis où l'ANC est en train d'imploser.
Pour
l'élite de l'ANC au pouvoir, le décès de Mandela est certainement
une diversion plus que bienvenue afin de détourner l'attention des
derniers scandales qui ont fortement atteint sa crédibilité, tels
que toutes les récentes affaires de corruption et de mauvaise
gestion, en plus de la saga en cours autour des 200 millions de
rands (9 milliards de francs CFA) dépensés pour la
résidence du président Zuma à Nkandla, dans la province du
Kwa-Zulu Natal.
Il
ne fait aucun doute que la direction de l'ANC va utiliser la mort de
Mandela pour tenter de rehausser la donne pour leur parti, après que
celui-ci se soit aliéné la classe des travailleurs au point que le
congrès spécial du Syndicat national des métallurgistes (NUMW),
prévu pour les 13-6 décembre, va sans doute adopter la
résolution de ne pas soutenir l'ANC lors des élections de 2014
et d'annuler sa contribution de 8 millions de rands
(350 millions de francs CFA) pour sa campagne électorale.
Alors qu'en même temps, un sondage auprès de l'opinion politique
des délégués syndicaux Cosatu révèle que 67 % d'entre eux
voteraient pour un nouveau parti des travailleurs si Cosatu le
soutenait. L'impact d'une telle résolution se ferait ressentir bien
au-delà de la Cosatu parmi l'ensemble des travailleurs organisés,
avec la scission quasi garantie de cette confédération, et un
fameux choc pour la performance électorale de l'ANC. C'est pourquoi
le président de la Cosatu, M. S'dumo Dlamini, qui dirige
la faction pro-Zuma et pro-capitaliste au sein de la Cosatu, a bondi
sur l'occasion pour appeler à l'unité “En mémoire de Mandela”.
Mais tout regain de
popularité pour l'ANC ne pourra être que temporaire. Zuma a beau
louer Mandela en le qualifiant de “meilleur fils de
l'Afrique du Sud”, beaucoup de gens considèrent que le
pays est maintenant dirigé par son pire fils. La cote de Zuma est
tellement basse qu'on dit que même ses proches conseillers le
toisent avec mépris, dégoutés à l'idée que le plus grand
dirigeant de l'ANC soit enterré par son dirigeant le plus détesté ;
d'autant qu'avec son usage éhonté du chauvinisme zoulou, Zuma a
ravivé les sentiments tribalistes – ce même tribalisme que
l'ANC avait toujours combattu afin d'instaurer un nationalisme
relativement progressiste –, avec ses discours, Zuma replonge
dans le nationalisme raciste et réactionnaire qui était celui du
Parti national, le parti de l'apartheid. En enterrant le
fondateur de l'ANC moderne, Zuma enterre aussi l'incarnation moderne
de ce parti.
Mandela a emporté
avec lui les derniers rayons de lumière qui faisaient briller ce
parti en tant qu'organisation de libération. La mort de Mandela va
très certainement accélérer le déclin de son parti. Tant qu'il
était là, l'ANC pouvait encore trouver un certain point de
ralliement, une figure dont la gloire rejaillissait indirectement sur
eux. Mais à présent, la voie est libre pour l'émergence d'une
alternative prolétaire de masse, armée d'un programme socialiste,
capable d'agir comme un phare pour les travailleurs désemparés
d'Afrique du Sud – c'est dans cette optique qu'il
faut considérer la création du WASP, le Parti ouvrier et
socialiste, et le ralliement à ce nouveau parti de nouveaux
syndicats tels que le Mouvement national du transport, une
organisation forte de 50 000 membres qui a récemment
quitté la Cosatu en guise de protestation contre les pratiques
corrompues de sa bureaucratie.
Ainsi, tandis que la
classe capitaliste pleure l'effondrement imminent du salut qu'elle
avait trouvé lors de la Codesa, la classe des travailleurs a été
réveillée par l'écho de la fusillade de Marikana. Le parti qu'ils
avaient cru être le leur depuis si longtemps, s'est avéré être
celui des patrons. Ce qui s'est passé dans la réalité, n'a été
qu'un échange de direction politique du même capitalisme : le
gouvernement blanc raciste a été remplacé par un gouvernement
démocratiquement élu “non-raciste” et reposant sur la majorité
noire.
La constitution du
Parti ouvrier et socialiste représente une avancée
historique : il s'agit de la réaffirmation par le prolétariat
de son indépendance politique de classe, sa libération de la
véritable prison politique et idéologique que représente l'ANC et
son Alliance tripartite, dans laquelle le prolétariat a été
incarcéré pendant les vingt dernières années. La classe des
travailleurs a à présent repris la marche vers une Afrique du Sud
socialiste de laquelle il avait détournée depuis 1994.
Les capitalistes et
leurs porte-paroles ont bien le droit d'être très préoccupés par
la mort de Mandela. Même si certains d'entre eux ne font que verser
des larmes de crocodile, la vérité est que Mandela avait donné au
capitalisme sud-africain une nouvelle chance de survie. Cela fait
maintenant vingt ans que l'ANC est arrivé au pouvoir. Tout au
long de cette période, on a vu au grand jour la brutalité du
capitalisme dans toute son ampleur : la misère, le chômage et
l'inégalité dont les dirigeants de l'ANC parlent tant. Mais tant
que nous restons sous le capitalisme, nous ne pourrons jamais les
résoudre. Ce n'est qu'avec le socialisme que les travailleurs auront
la possibilité de se débarrasser de ces maux capitalistes.
C'est
pourquoi il revient aux travailleurs et aux jeunes d'aujourd'hui de
suivre le meilleur exemple qui leur a été montré par Mandela – une
lutte déterminée et faite de sacrifices –, tout en apprenant
que dans la lutte que nous menons, le compromis avec l'ennemi de
classe n'est pas possible, parce que tout compromis mène
inévitablement à la trahison des masses : le capitalisme n'est
tout simplement pas capable de répondre à leurs attentes. Plus
encore, les travailleurs et les jeunes d'aujourd'hui doivent
apprendre que la classe des travailleurs ne peut compter que sur sa
propre direction indépendante, ses propres organisations et son
propre programme pour transformer la société dans ses propres
intérêts et dans les intérêts de tous les pauvres, pour le
socialisme véritable en Afrique du Sud et dans le reste du
monde.
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