Bilan et critique du “patriotisme” à l'ivoirienne
On
a beaucoup parlé de Blé Goudé ces derniers temps, vu son
transfert à la Cour pénale internationale le mois passé. Le
personnage de Blé Goudé est un des plus controversés, un de
ceux qui suscitent les réactions les plus virulentes de part et
d'autre. Pour certains, il est “le ministre de la Jeunesse, le
général de la rue, un héros national, grand patriote, le plus
fidèle soutien de Gbagbo” ; pour d'autres, il s'agit d'“un
tortionnaire, un démagogue propageant un discours de haine,
responsable de la mort de centaines de personnes”.
Comme
pour tout ce qui touche à la crise ivoirienne, vu le haut niveau de
propagande, de mensonge et de passions de part et d'autre, il est
très difficile de définir clairement qui a fait ou n'a pas fait
quoi lors de ces sombres mois. C'est pourquoi dans cet article, nous
avons décidé de nous cantonner aux vidéos des discours de
Blé Goudé disponibles sur Youtube, afin d'analyser sa position
réelle sur base de faits concrets et non d'accusations et de
racontars.
Analyse par Jules Konan, CIO-CI
Blé Goudé
a des qualités, il est vrai : il parle relativement bien, et
est capable dans ses discours d'impliquer les masses en utilisant de
nombreuses métaphores imagées, en laissant la foule terminer ses
phrases et en répétant plusieurs fois ses slogans les plus chocs,
jusqu'à en faire une sorte de mélopée. Le problème est que le
discours est creux, très creux. Et qu'il n'a rien de
révolutionnaire.
En
effet, après des heures de visionnage de diverses vidéos de
discours et d'interviews, le verdict ne pourrait cependant être plus
clair concernant le personage : une ignorance crasse de
l'histoire africaine (en-dehors de la Côte d'Ivoire) ou
européenne, l'absence d'une stratégie de mobilisation et de lutte
autre que “la résistance aux mains nues”, le manque de
principes, la contradiction entre différentes positions, un refus de
discuter d'économie, l'absence de toute alternative au système, et
finalement, un discours libéral et un soutien sans faille à l'État
bourgeois et au capitalisme.
Pour
le reste, difficile de voir par où commencer. Mais bon, allons-y.
Tout
d'abord, la plupart des discours de Blé Goudé, comme
d'ailleurs tous les discours du FPI, Affi N'Guessan en tête ces
derniers temps, tournent uniquement autour de “Qui est responsible
de la crise ?”, on parle de “démocratie”, de “justice”,
etc. et rien d'autre. Selon eux, Laurent Gbagbo était un
candidat véritablement national qui ne rentrait pas dans le jeu de
la Françafrique, ce qui risquait d'encourager d'autres pays
africains à élire eux aussi de tels candidats, et c'est pourquoi la
France a encouragé la rébellion, en se servant de Compaoré comme
de son agent dans la région, afin de placer Ouattara, candidat de la
France, à la tête de l'État ivoirien. À ce titre, la
responsabilité de la crise ivoirienne est en premier celle de la
France. Nous sommes en gros d'accord avec cette analyse, mais nous
avons de nombreuses critiques à y formuler, comme nous l'avons déjà
fait dans notre
article
sur le bilan des années Gbagbo.
Nous
ne pensons pas que le FPI soit le “parti de tous les Ivoiriens”.
Le FPI est le parti d'une aile plus ou moins radicale de la
bourgeoisie nationale ivoirienne, désireuse de plus d'autonomie dans
la gestion de “ses” affaires, et consternée devant le pillage
des ressources du pays par des entreprises étrangères. Le RDR et le
PDCI sont des partis bourgeois néocoloniaux dont les dirigeants sont
les principaux piliers de l'impérialisme dans notre pays. Mais d'une
part, il faut préciser que cet impérialisme n'est pas que français
(mais aussi américain, et de plus en plus également russe, chinois,
turc, indien…). Et que deuxièmement, le FPI porte lui aussi une
lourde responsabilité dans le cadre de cette crise : celle de
ne pas avoir agi en révolutionnaires, mais d'avoir tout fait pour
cantonner la lutte au cadre strict de la “démocratie” bourgeoise
et nationale.
Le “consultant en communication politique” Blé Goudé à la Haye. On dirait qu'il a perdu sa casquette. |
Des
ennemis devenus des amis, puis redevenus des ennemis
Le
FPI (et de manière plus large, la LMP) a constamment cherché à
trouver des compromis avec l'impérialisme, afin de rétablir “le
dialogue”. Les entreprises françaises n'ont jamais été
inquiétées (au contraire, le port d'Abidjan a été privatisé et
vendu à Bolloré par Gbagbo lui-même), Soro a été nommé
Premier Ministre, on a tenté d'intégrer des chefs rebelles
dans l'armée, on a laissé Ouattara se présenter aux élections, on
a poursuivi le démantèlement de la Caistab, etc.
Il
y a une vidéo
datant de 2007 où on voit Blé Goudé accueillir
Guillaume Soro dans son village, afin de le réconcilier avec
les populations locales, en tant que geste d'amitié, où Soro vient
demander pardon… Quelques années plus tard, Soro était qualifié
par le même Blé Goudé de « putschiste éternel et
sanguinaire ». D'ailleurs, il
semble même
que Blé Goudé savait que « des plans avaient été
concoctés depuis des années, avant même que Gbagbo n'ait prêté
serment, pour le chasser du pouvoir ». Alors, ami ou ennemi ?
De
la même manière, dans un discours
à la Sorbonne, Blé Goudé réalise que Compaoré a trahi son
rôle de médiateur. Mais alors, pourquoi avoir accepté sa
médiation ? Sachant comment Compaoré est au pouvoir, sachant
qui Compaoré représente, n'aurait-on pas pu prévoir à l'avance ce
qui allait se passer ? S'il s'agit ici d'une lutte à mort entre
deux camps irréconciliables, et que nous le savons, alors
pourquoi toutes ces concessions ? Les “patriotes” n'ont-ils
donc guère de suite dans les idées ?
Aujourd'hui,
toutes ces tentatives de rétablir le “dialogue” sont pour nos
“patriotes” autant d'exemples pour prouver que la justice est de
leur côté, que c'est eux qui avaient raison, que c'était eux les
gentils, et le RHDP les méchants. Nous répondons : « OK
les gars c'est très bien, mais vous avez quand même perdu ! ».
Que
fallait-il faire pour gagner ? Voilà la question à laquelle la
LMP n'a jamais apporté la moindre réponse ! Puisque tu savais
que la France allait continuer à contre-attaquer, puisque tu savais
que Soro allait trahir, que Mangou allait trahir, puisque le peuple
était dans la rue et te soutenait, pourquoi ne pas avoir pris les
devants ? Pourquoi avoir constamment reculé ? Ou bien tu
n'as rien compris et tu ments depuis le début ?
On
le voit encore une fois lors de son allocution
au tribunal de La Haye le
mois passé : Blé Goudé annonce fièrement qu'il est
innocent et qu'il le sait, qu'il rentrera en Côte d'Ivoire, et
qu'il est satisfait du fait que depuis qu'il est à La Haye, “il
sait qu'il peut avoir des droits reconnus”. Apparemment la “justice
des blancs” vaudrait mieux que celle des noirs ? Alors qu'on
la dénonce depuis des années, la Cour pénale internationale
aurait-elle tout à coup acquis une légitimité ? Les ennemis
de hier seraient-ils devenus nos nouveaux amis ? Comme
auparavant, on a affaire ici soit à de l'opportunisme, soit à un
manque de cohérence total dans le propos.
Et
cela ne favorise pas la mobilisation ni la clarification des
objectifs aux yeux des masses. Contre qui se battre, finalement ?
Si tu savais déjà que Guillaume Soro était un “putschiste éternel et sanguinaire”, pourquoi l'avoir invité dans ton village ? |
La
“mobilisation aux mains nues”
Blé Goudé
mobilise. Il mobilise contre la France. Contre l'intervention
française. C'est la “mobilisation aux mains nues”. La
“non-violence”. On envoie une masse de jeunes Ivoiriens devant
les chars français, les hélicoptères français, les blindés de
l'ONU, on appelle la population à descendre en masse pour aller
déloger les soldats français de leur base Licorne.
Lors
du meeting
de Yopougon du 01 janvier 2011, Blé Goudé proclame
que « Libérer l'Hôtel du Golf, c'est affaire de
cinq minutes ». Il rappelle comment les jeunes Ivoiriens
sont partis défendre la maison de Gbagbo en 2006, comment ils
ont repris la RTI malgré les tirs des militaires et des chars
français. Interviewé par Babylas Botton sur la chaine
Africa24, lorsqu'on lui demande s'il n'éprouve pas du remords
d'avoir envoyé au suicide des jeunes Ivoiriens, il rétorque que
« C'est triste, mais c'est ceux d'en face qui n'avaient qu'à
pas tirer ». Donc si tu envoies un jeune traverser un incendie
et qu'il meurt brulé, c'est la faute du feu qui l'a brulé ? Ou
bien tu ne pouvais pas prévoir ce qui allait se passer ?
Parce
que Blé Goudé envoie des jeunes sans aucune expérience, sans
aucun équipement, “aux mains nues”, combattre l'armée d'élite
de la France. Mais est-ce que c'est comme ça qu'on va libérer la
Côte d'Ivoire ? Est-ce que c'est comme ça qu'on va
libérer l'Afrique ? Est-ce que notre problème c'est que des
militaires français sont là ? Non. Le problème était déjà
là avant. Le problème est quoi ? Le problème le voilà :
le problème, c'est que 500 entreprises françaises contrôlent
40 % de l'économie du pays, dont la plupart des secteurs-clés :
les banques, le port, l'électricité, le train, l'eau, les usines,
les plantations… Voilà le problème ! Mais, on le verra plus
loin, Blé Goudé ne veut pas parler d'économie ! Parce
qu'il ne faut pas mélanger économie et politique !
Pourtant,
Blé Goudé le reconnait lui-même, lorsqu'il ironise à
plusieurs reprises (ici,
ici)
comme avec cette citation : « Ils ont un schéma
souterrain que personne ne connait, et le schéma-là, il est
simple : exploiter la Côte d'Ivoire. Sinon si vous pensez
que notre pays n'est pas important dans votre système, mais
laissez-nous en paix ». Oui mais voilà, le pays compte !
Est-ce que envoyer des jeunes occuper la Licorne va changer cette
situation ? Non ! Quoi faire alors ? Mais c'est cette
emprise économique, et non militaire, à laquelle il faut remédier !
Est-ce
que pour atteindre ce but, cela signifie à tout prix maintenir
Gbagbo au pouvoir ? Apparemment non, puisque 1) Gbagbo ne s'est
pas gêné pour vendre le port d'Abidjan à Bolloré ; 2)
lorsqu'on lui demande pourquoi il tient tant à Gbagbo, Blé Goudé
répond
que c'est surtout pour son “rôle de modèle”, pas pour son
idéologie ni son programme (nous y reviendrons tout à l'heure).
Qu'est-ce
qu'il fallait faire alors ? Blé Goudé aime dire qu'il
veut suivre l'exemple de Sankara. Mais qu'a fait Sankara ? Il a
envoyé les jeunes construire des rails. Il a organisé des
mouvements de jeunesse et l'éducation. Il a organisé des tribunaux
populaires afin de lutter contre la corruption. Il a encouragé
l'industrie locale. Il a cherché à libérer les femmes. Sankara
comprenait
fort bien
ce qu'est l'impérialisme. Il s'agissait d'un leader qui cherchait à
éduquer son peuple coute que coute.
Mais
à aucun moment Blé Goudé ne parle de confisquer les
propriétés des Français, d'exproprier les entreprises françaises,
de nationaliser, sans même parler du contrôle des travailleurs sur
l'économie. Il préfère envoyer les jeunes à la boucherie, puis
dire que c'est la faute du boucher. Il voulait montrer
qu'« on n'est plus en 1960, 1970, 1980 », lorsque « la
France faisait la politique partout en Afrique »
–– Résultat
de la “méthode Blé Goudé” ? Après toutes les
“mobilisations”, la France continue bel et bien à faire la
politique chez nous en 2014, comme elle le faisait en 1960,
comme elle le faisait en 1970, comme elle le faisait en 1980 !
La “mobilisation aux mains nues” contre la France ? |
De
nombreuses références historiques…
Blé Goudé
justifie
sa méthode en proclamant qu'il suit l'exemple de Lumumba, de
Martin Luther King, de Gandhi, de Mandela…
Mais
Lumumba avait un programme. Lumumba ne mobilisait pas uniquement dans
le but de mobiliser. Il a organisé des grèves, des occupations…
Et il était animé par une idéologie qui, sans être socialiste au
sens où nous l'entendons, s'en rapprochait puisqu'il aspirait à
rapprocher son pays de l'Union soviétique, qu'il considérait
comme un modèle. – c'est d'ailleurs pour cela qu'il a été
tué.
Quel
modèle de développement prône Blé Goudé ? “Notre
propre modèle”. C'est-à-dire ? On n'en sait pas plus. Votez
Gbagbo c'est tout.
Martin Luther King
était un homme d'une grande sagesse et d'une grande humilité,
inspiré par un idéal de paix et de lutte qui incluait la création
de comités populaires afin d'organiser la solidarité et des grèves
ciblées. À aucun moment il ne s'est fait appeler “général”.
Son parcours politique l'a amené à comprendre que l'inégalité et
le racisme n'étaient pas le fait d'un peuple ou d'un pays, mais le
fait du système capitaliste dans son ensemble. Il a compris que les
Blancs et les Noirs devaient s'unir dans un même combat contre
l'ensemble du capitalisme, car tous en souffrent. C'est pourquoi il a
été tué.
Blé Goudé
ne parle jamais du capitalisme, ni de l'impérialisme d'ailleurs. Il
préfère parler de la “Françafrique” qui, selon lui, « exploite
l'ensemble des pays africains ». Non seulement il montre ici
qu'il ne connait rien de la situation réelle sur le continent
africain, ou qu'il s'en fout (l'Afrique étant, comme chacun le sait
qui n'a pas acheté son diplôme, le terrain de jeu de différentes
puissances impérialistes, France, Belgique, Royaume-Uni et
États-Unis en tête, mais rejoints dans ce jeu par la Chine, la
Russie, l'Iran, la Turquie…), mais il évite soigneusement de
remettre en cause le système économique dans son ensemble,
préférant présenter la situation actuelle comme le résultat d'un
“complot” ourdi de longue date.
À
certains moments, il va
même
jusqu'à expliquer qu'il s'agit d'un simple problème de relations
personnelles entre ADO et Sarkozy. Il ne cherche pas à comprendre
les racines historiques de l'impérialisme, n'y voit aucune part de
responsabilité des dirigeants africains eux-mêmes, ne tire aucune
conclusion sur les méthodes d'action à employer. « On va
lutter », c'est tout – comment, pour atteindre quel
but ? On n'en sait rien.
Le
personnage de Gandhi est beaucoup plus ambigu. Tandis que Gandhi,
dirigeant petit-bourgeois, passait au devant de la scène médiatique
avec ses manifestations de masse et son discours nationaliste souvent
réactionnaire (il prônait l'abandon de l'industrie et le retour au
village, c'est-à-dire qu'il craignait le rôle révolutionnaire du
prolétariat et préférait le voir retourner à la paysannerie), les
communistes mobilisaient dans les syndicats et les associations de
paysans, et organisaient des actions autrement plus radicales que
celles prônées par Gandhi. La lutte de Gandhi pour l'indépendance
a duré 30 ans, mais ce n'est pas un hasard si l'indépendance
de l'Inde n'est arrivée qu'en 1947, à une période où
l'Union soviétique sortait renforcée de la Seconde Guerre
mondiale, où l'Europe et le Japon étaient submergés par une vague
révolutionnaire dans laquelle les communistes jouaient un rôle
important, et où, surtout, il devenait clair que Mao Zedong
allait être vainqueur de la guerre civile et installer un régime
communiste en Chine.
Si
l'Inde est devenue indépendante donc, ce n'était pas parce que la
lutte de Gandhi était si efficace que le clame Blé Goudé,
mais parce que l'impérialisme avait peur de voir la lutte se
radicaliser et le pays passer lui aussi au communisme – qui
déjà quittait la Chine pour s'exporter au Vietnam, à l'Indonésie,
etc. À ce titre, Gandhi, leader petit-bourgeois, n'a dû sa
notoriété et n'est sorti vainqueur de sa lutte que dans la mesure
où la bourgeoisie était à la recherche d'un individu charismatique
capable de faire dévier la lutte des masses et de la diriger vers
une issue bien plus “sure” du point de vue du capitalisme. De ce
point de vue donc, Blé Goudé peut à juste titre se réclamer
de Gandhi ! Sauf que le contexte aujourd'hui est beaucoup moins
favorable pour une telle lutte qu'il ne l'était dans les années '40.
La
lutte de Mandela suit un peu le même schéma que celui de Gandhi
(voir notre article).
Nos camarades sud-africains ont toujours dit que sans se débarrasser
du capitalisme, l'apartheid ne pourrait être vaincu en
Afrique du Sud, et qu'il fallait se battre contre le
système et non simplement contre un de ses symptômes. Cependant, au
début des années '90, l'impact idéologique de la chute de
l'Union soviétique a permis à la bourgeoisie de faire une
série de concessions majeures sans craindre que ces concessions ne
déclenchent une révolution. D'autant que Mandela lui avait donné
toutes les garanties qu'une fois l'égalité entre Noirs et Blancs
établie, il poursuivrait une politique néolibérale qui permettrait
à la bourgeoisie et à l'impérialisme d'engranger de grands
profits. Voilà qui s'est passé en Afrique du Sud avec
Mandela, dans le cadre de ces années '90 qui ont également été
le “triomphe de la démocratie” partout dans le monde, y compris
en Côte d'Ivoire.
Quel
est le résultat ? En Afrique du Sud s'est créée une
nouvelle bourgeoisie noire, dirigée par les Zuma et les Mbeki, qui
exploite les travailleurs noirs tout autant que le faisait l'ancienne
bourgeoisie exclusivement blanche – laquelle n'a d'ailleurs
rien perdu dans l'histoire. Pour l'immense majorité des Noirs
sud-africains, rien n'a changé, tout est devenu pire. Mais
l'Afrique du Sud est devenu une petite puissance
impérialiste à l'échelle sous-régionale – un pays
“émergent” –, tout en restant le pays le plus inégal au
monde. Mais bon, ça, ça ne compte pas pour Blé Goudé :
pour lui
ce qui compte, c'est que « Aujourd'hui, ce pays est tellement
puissant qu'on lui concède même l'organisation de la Coupe du
monde » –– c'est tout dire !
Voilà
l'émergence que veut Blé Goudé, voilà l'indépendance que
veut Blé Goudé : faire de la Côte d'Ivoire une
puissance impérialiste en Afrique de l'Ouest, sur base
d'un capitalisme ivoirien, qui permettrait aux businessmen ivoiriens
de s'enrichir et de dépasser leurs patrons français et américains,
tout en laissant le peuple vivre dans l'exploitation la plus abjecte.
L'Afrique du Sud comme modèle, et pourquoi pas le
Nigeria ?
En
tous cas, ce qui est clair, c'est que Blé Goudé ne se
revendique pas de Che Guevara – dont l'effigie est
pourtant présente sur toutes les motos, toutes les gbakas et tous
les taxis du pays –, ni de Mao, ni de Hồ Chí Mịnh,
ni de Fidel Castro. Certes, ces personnes ne sont pas des
socialistes au sens où nous l'entendons, mais les mentionner
permettrait d'entamer un débat sur une base déjà bien plus élevée
que celle prônée par Goudé. Blé Goudé ne se revendique
évidemment pas non plus de véritables révolutionnaires tels que
Lénine ou Trotsky. Et il ne fait bien entendu aucun mention du
socialisme
d'ailleurs, malgré l'allégeance supposée de son patron.
Mandela n'était pas un révolutionnaire au sens où nous l'entendons, mais un dirigeant bourgeois qui a su imposer à l'impérialisme la nouvelle bourgeoisie noire sud-africaine |
Économie ?
Moi pas connaitre !
L'économie
est un sujet douloureux pour Charles Blé Goudé. Tellement
que lorsque sur le plateau de la
télévision ivoirienne
le journaliste qui l'interviewe lui parle de la BCEAO, il s'exclame :
« La BCEAO, c'est un instrument économique. Il faut éviter
d'inviter l'économie dans la politique ». C'est une des
citations les plus consternantes du personnage. Comment peut-on faire
de la politique sans faire d'économie ? Est-ce que la
politique, ce n'est pas justement, décider de la manière dont
seront réparties les richesses d'un pays – c'est-à-dire,
prendre des décisions basées sur des faits économiques justement ?
Apparemment, Blé Goudé n'a pas besoin de ça.
Le
journaliste lui demande quelles sont ses solutions pour sortir de la
situation de dépendance. Pour Blé Goudé, tout se résume à
« battre notre propre monnaie ». Hum. On lui demande si
ça ne sera pas difficile. Il dit que « Le Ghana l'a fait, il
n'est pas mort ; la Guinée, le Nigeria, la Mauritanie ont leur
propre monnaie, et ces pays vivent ». Forcément, on ne va pas
les effacer de la carte, mais… La Guinée est un pays en crise
depuis son indépendance. La Mauritanie est un désert, un des pays
les plus pauvres et les moins peuplés du continent. Le Nigeria est
un pays où aucun Ivoirien ne peut vivre plus d'une semaine sans
ressentir un besoin pressant de rentrer chez lui au pas de course
tant la vie y est un cauchemar quotidien.
Quant
au Ghana… le journaliste répond que sa monnaie est en réalité
liée à la livre britannique ! « Oui, le Ghana n'a
pas stabilisé sa propre monnaie en 2-3 mois, mais ils l'ont
fait afin d'affirmer la nation ghanéenne. Il y a des difficultés,
tout accouchement est difficile » Avant de surenchérir :
« Je veux qu'on ait notre propre monnaie ! J'invite nos
économistes à se mettre au travail dès aujourd'hui ! ».
Héééé c'est que c'est sérieux alors !
Le
journaliste signale que la Côte d'Ivoire n'a qu'un PIB de
2000 milliards, contre une dette de 7000 milliards, afin de
donner un exemple des véritables difficultés concrètes auxquelles
fait face le pays. Pour tout révolutionnaire conséquent, ç'aurait
été l'occasion de dénoncer le rôle de cette dette, de dénoncer
son origine, d'appeler à son non-remboursement, comme l'a fait
Sankara, comme l'ont fait les révolutionnaires russes dirigés par
Lénine. Mais Blé Goudé fait comme s'il n'avait pas entendu
(a-t-il seulement compris la question ?), continue à dire qu'il
veut sa propre monnaie, quelles que soient les difficultés, et nous
invite à nous mettre au régime : « Même s'il faut
manger des feuilles de manioc – on va le faire ! ».
Dans
cette même interview édifiante, on revient un peu sur les relations
entre la France et les pays africains : « Toutes ces
institutions sont des agences de Paris » ; « Tous
les chefs d'État d'Afrique, la journée sont d'accord avec la
France, la nuit la dénoncent. Parce qu'ils sont liés quelque
part. » – oui, mais où ? Comment ? Que faire
pour éviter cette situation ? Est-ce qu'il aurait pu en être
autrement ? Pas de réponse, vu qu'on ne se pose même pas la
question !
Allez,
un petit passage amusant : « Regardez comment Bongo est
mort. Un matin la France se réveille : “Biens mal acquis – il
faut poursuivre le président Bongo”. Il a tellement été choqué,
qu'une semaine après, il en est décédé ! Le président
Mobutu qui avait été tant choyé, n'a même pas eu droit à une
sépulture honorable, n'a même pas pu avoir le visa pour aller se
soigner en France ou en Belgique. C'est comme cela qu'ils nous
traitent : nous sommes leurs chouchous tant que nous sommes des
présidents dociles, mais une fois qu'ils ont tout eu de nous, ils
nous exposent. » C'est tout de même incroyable : comme
s'il fallait avoir pitié de traitres comme Bongo et Mobutu, parce
que les “méchants Blancs” les auraient “blagués”, les
pauvres !
Blé Goudé dit qu'il ne faut pas parler d'économie. |
La
crise ivoirienne – la crise de toute l'Afrique ?
Blé Goudé
se déclare panafricaniste. L'Afrique, c'est sûr, il connait. Elle
est toute entière sous la coupe de la Françafrique. C'est pourquoi
il invite « Tous les Africains, où qu'ils se trouvent, qu'ils
soient en France, qu'ils soient au Gabon, qu'ils soient au Togo, au
Cameroun : levez-vous ! »
Pas
un mot sur les pays africains anglophones ou autres, cependant. Et
surtout rien, alors que c'en était l'occasion parfaite lors de cette
interview, à propos du peuple révolutionnaire burkinabé. Pourtant,
une excellente manière d'en finir avec la crise ivoirienne aurait
été d'exporter la “révolution” ivoirienne au Burkina, en
appelant au renversement de Compaoré. Mais Blé Goudé est un
“grand démocrate”, il est contre tout ce qui sort du “cadre de
la Constitution”.
S'il
n'appelle pas à cela, c'est parce qu'en réalité, il n'appelle pas
à un soulèvement populaire, mais à une “prise de conscience”
ou de décision de la part des élites, comme c'est le cas en
Côte d'Ivoire. Tout comme dans sa première
apparition publique
depuis la fin de la crise, il appelle la “communauté
internationale” (la même qui s'est rangée entièrement derrière
ADO pour dégager Gbagbo) à « interpeler M. Ouattara » ;
rien de plus.
Blé Goudé
n'a pas envie de voir une véritable lutte révolutionnaire se
propager au reste de l'Afrique, ou en tout cas ne semble pas en
comprendre l'importance. Dans la “grande
interview”
de janvier 2011, il dit ceci : « À défaut d'être
une lune pour éclairer toute la terre, soyez au moins une lampe pour
éclairer votre maison ; je tente d'éclairer au moins ma
maison ; je ne ferai pas cela dans tous les pays africains, mais
au moins en Côte d'Ivoire, vous le constatez que mes amis et
moi nous le faisons ; à partir de la Côte d'Ivoire il peut y
avoir un effet de contagion, c'est ce que nos anciens maitres
craignent, c'est pourquoi ils nous ont sanctionnés. À partir de la
Côte d'Ivoire on peut changer les choses. Pourquoi la révolution
africaine ne partirait pas de la Côte d'Ivoire – je pense que
nous sommes bien partis pour ça. »
On
voit donc que Blé Goudé envisage une possibilité de voir une
révolution “africaine” partir de la Côte d'Ivoire, et il a
raison, et c'est bien. Mais de la façon dont il présente la chose,
il ne semble pas considérer cela comme un facteur décisif dans le
succès de la révolution ivoirienne. Comme si la révolution
ivoirienne pouvait faire sa révolution toute seule dans son coin, et
en sortir victorieuse. Ensuite, il n'envisage pas le fait que la
révolution ivoirienne pourrait partir d'un autre pays africain. Il
n'attire pas non plus l'attention sur ce qui se passe dans d'autres
pays africains, afin d'en tirer des leçons.
Enfin,
il ne se soucie pas du tout du fait que la révolution africaine
pourrait se concevoir dans le cadre d'une lutte plus globale contre
l'impérialisme : il semble tout ignorer de la situation au
Venezuela, en Bolivie, au Chili, en Équateur, en Iran… et surtout,
de celle qui, au moment même où il parlait, était en train de se
dérouler en Tunisie.
Rien
à faire non plus de la classe des travailleurs français, confrontés
à une austérité croissante sous Sarkozy à l'époque, sous
Hollande aujourd'hui.
Blé Goudé
transpire le chauvinisme ivoirien, ne s'intéresse pas le moins du
monde à ce qui se passe ailleurs, car n'envisage sa “révolution”
que dans le cadre de son pays à lui, dans les limites bien définies
qu'il connait – dans les limites de la bourgeoisie nationale
ivoirienne.
Mais
c'est vrai qu'à cette époque encore, on n'avait pas encore connu
l'expérience de la grève générale au Nigeria, de Marikana en
Afrique du Sud, de la vague de manifestations au Burkina (à
laquelle la presse bleue n'a accordé de l'attention que dans la
mesure où “c'est bien fait pour Blaise” et où elle aurait
soi-disant confirmé les pseudo-prophéties à l'encontre des
“ennemis de Gbagbo”), des mouvements des Indignés et des Occupy
un peu partout dans le monde…
Du
coup, le discours de Blé Goudé, trois ans plus tard, nous
semble à l'heure actuelle un peu éculé. Ce qui ne signifie pas
qu'on peut lui passer l'éponge pour autant. Il n'avait pas de
solution à l'époque, il n'en a toujours pas aujourd'hui.
Au Burkina comme en Côte d'Ivoire, la population se mobilise. Plutôt que de chacun lutter dans son coin, il faut réunir les forces prolétariennes du continent pour un panafricanisme socialiste. |
Un
discours très libéral
Car
ce qui choque également très fort lorsqu'on écoute les discours de
Blé Goudé, est le caractère profondément libéral et
pro-capitaliste de sa conception politique.
Premier
exemple : Dans la “grande
interview”
de janvier 2011, on lui demande d'expliquer pourquoi il trouve
si important de se battre pour Laurent Gbagbo. Est-ce son
idéologie ? Non ! Pour Blé Goudé, Gbagbo mérite
qu'on se batte pour lui parce qu'il est un “modèle de vie”. Rien
d'autre ! On ne parle pas du programme, on ne parle pas de lutte
contre l'impérialisme, rien du tout.
Voyez
vous, « Gbagbo était pauvre, renié, livré à lui-même, mais
il est passé au sommet de l'État. Chacun dans sa vie doit
s'identifier à quelqu'un à qui il veut ressembler. C'est pourquoi
Gbagbo est un modèle ». Donc, la solution à la misère des
Ivoiriens ne passe pas par un programme socialiste de nationalisation
et d'industrialisation du pays, d'extension des services publics et
de l'enseignement… mais il suffit que quelqu'un montre l'exemple
pour encourager les gens à se battre contre l'adversité dans leur
vie personnelle – devenir, je ne sais pas moi,
entrepreneur ? – parce que Gbagbo a prouvé que dans ce
système, même si tu nais en bas de l'échelle, tu peux terminer au
sommet.
Voilà
la solution ? C'est un discours purement libéral, utopiste,
trompeur, le même discours que nous ressortent tous les chantres du
capitalisme. Il est vrai que dans cette société, certains individus
exceptionnels peuvent accomplir une carrière les portant vers des
sommets de plus en plus haut – comme Gbagbo, comme
Koffi Annan, comme Mandela… Mais d'une part, le système
réagit contre de tels individus qui pensent que leur succès peut
être partagé avec d'autres plutôt que de servir fidèlement les
maitres – on le voit avec le putsch de Gbagbo –, de
l'autre, cela ne vaut pas pour tout le monde : tout le monde ne
peut pas devenir grand patron, tout le monde ne peut pas devenir
président, tout le monde ne peut pas devenir professeur
d'université !
Pas
parce que tout le monde n'a pas à la naissance la capacité
intellectuelle de devenir patron, mais parce qu'il faut quand même
bien que quelqu'un cultive les feuilles de manioc que Blé Goudé
nous invite à manger ! Il faut quand même bien que quelqu'un
fabrique le papier que tu vas signer, que quelqu'un fabrique l'encre
avec laquelle tu la signes, que quelqu'un fabrique le stylo avec
lequel tu le signes, le fauteuil de président sur lequel tu es assis
au moment de signer, la table devant laquelle tu es assis, la caméra
qui te filme en train de signer, l'électricité pour la caméra qui
te filme, le pétrole pour l'électricité pour la caméra qui te
filme !
C'est
la classe des travailleurs qui fait fonctionner la société, il n'y
a pas de honte à être simple travailleur et à vouloir le rester.
Ce qui est honteux, c'est que ces travailleurs justement ne reçoivent
pas la juste rémunération de leur travail, vivent dans la misère,
pendant que le fruit de leur travail est accaparé par tous ces
grands patrons, tous ces présidents, tous ces professeurs
d'université.
Notre
société reste divisée en classes sociales, que Blé Goudé le
veule ou non. Il n'y a pas dans notre société une personne qui est
plus importante qu'une autre, le président n'est président que
parce qu'il existe un consensus social par lequel le peuple dans son
ensemble est d'accord de se soumettre à l'autorité d'un président
à la tête d'un État. Mais il n'en a pas toujours et il n'en sera
pas toujours ainsi. En attendant par contre, il faut quand même
qu'on mange, et si on voulait tous devenir présidents, ça poserait
problème.
Pour Blé Goudé, « Gbagbo est un modèle de vie », point. La question du programme, de l'idéologie, de la stratégie et des objectifs est secondaire. |
Bref,
comme nous l'avons déjà dit, Blé Goudé parle constamment
d'une “révolution”, mais il s'agit d'une révolution très
libérale. Il ne définit à aucun moment la manière dont il compte
s'y prendre pour se débarrasser de l'emprise de l'impérialisme sur
l'économie du pays. Ah si, j'oubliais : il parle de “battre
sa propre monnaie”. Est-ce que ça changera le fait que 40 %
de l'économie nationale appartient à des entreprises françaises ?
Non !
Blé Goudé
respecte la propriété privée, tout comme il respecte le
capitalisme et les institutions bourgeoises. Au lieu de remettre en
cause le système et l'État capitaliste responsables de perpétuer
la domination des capitalistes sur les autres classes de la société,
de critiquer le fonctionnement de la démocratie bourgeoise, de
chercher de nouvelles formes de contrôle et de gestion populaire,
prolétarienne, comme le fait le CIO, lui nous parle de “respecter
la Constitution”, le rôle de telle ou telle “commission
électorale”, dit que “on ne peut justifier en aucun cas le fait
de prendre les armes, que ce n'est pas ça la démocratie”
(interview
sur Africa24), invite les jeunes à rejoindre l'armée (bourgeoise)
ivoirienne (parce que “c'est ça qui est légal”), etc.
Même
lors de son intervention à La Haye, il affirme faire confiance
à la “justice internationale”, alors qu'il s'agit ici aussi de
rien d'autre qu'un tribunal bourgeois créé par des accords entre
plusieurs États bourgeois pour juger ceux qui parmi eux divergent de
la ligne communément acceptée, qui est celle de l'impérialisme
– c'est-à-dire celle des quelques États bourgeois les plus
forts, qui dominent les autres États bourgeois. Goudé dans sa
petite intervention à la Haye ne fait une nouvelle fois qu'accuser
le pouvoir Ouattara et leur “manque de volonté d'aller au
dialogue”, là où un véritable révolutionnaire aurait dénoncé
le rôle de cette institution et l'ensemble du système, plutôt que
l'une ou l'autre des conséquences fâcheuses de ce système.
D'ailleurs,
il est amusant de constater que lorsqu'au début de l'audience, la
juge demande à Blé Goudé quelle est sa profession, celui-ci
ne répond pas « étudiant », ni « syndicaliste »,
ni « révolutionnaire professionnel » comme l'aurait fait
Che Guevara. Il préfère s'auto-intituler « consultant en
communication politique » ! Une profession qui est
pourtant quand même le symbole de toute l'hypocrisie et du mensonge
des politiciens bourgeois.
Blé Goudé
dit qu'il n'en a que faire de l'idéologie, que “socialistes et
libéraux, c'est la même chose” – pour preuve, Mitterand
était “socialiste” et continuait à aider les dictateurs
africains, et c'était un gouvernement “socialiste” lorsque
Lumumba a été tué (sauf que le Congo était une ex-colonie belge
et non française et que la Belgique était alors dirigée par une
coalition… chrétienne-libérale).
Encore
une fois, pour lui, c'est “la France” qui est méchante, point.
La France qui a également selon
lui
« humilié l'Allemagne en organisant sur son propre territoire
le procès de Nuremberg, qui a condamné l'Allemagne pour avoir fait
la guerre » –– parce que l'agression expansionniste
fasciste était justifiée peut-être ?!
Blé Goudé n'est pas contre l'impérialisme en général, seulement contre l'impérialisme français |
Blé Goudé
ignore tout de l'histoire du mouvement socialiste, de la trahison des
sociaux-démocrates, ignore tout de la différence fondamentale entre
le pseudo-socialisme réformiste bourgeois des Mitterand ou Jospin,
et le socialisme vrai qui est la doctrine révolutionnaire
prolétarienne léguée Marx,
Engels, Lénine et Trotsky.
Le
summum de la trahison – en supposant que Goudé ait jamais été
révolutionnaire – on le trouve dans l'explication donnée par
Blé Goudé lorsqu'il nous dit de ne pas répondre à l'appel à
la grève contre Gbagbo lancé par Ouattara. Il se vante du fait que
personne ne suit l'appel de Ouattara, et enjoint les Ivoiriens à
aller au travail : « Ouattara appelle à la ville-morte,
mais personne ne l'écoute. Je veux demander aux Ivoiriens de
continuer de vaquer à leurs occupations, de continuer d'aller au
travail. Être soudés, être unis, et aller au travail. Seul le
travail a sauvé l'Allemagne, seul le travail a sauvé la Chine, seul
le travail peut sauver la Côte d'Ivoire. Les gens doivent aller
au travail, parce que le salaire, c'est la rétribution du travail.
Allez au travail ! Pour avoir un peu d'argent, pour travailler
pour vos enfants. Je demande aux forces de l'ordre de prendre les
dispositions pour protéger les citoyens honnêtes qui veulent aller
au travail. »
On
ne pourrait pas faire meilleure apologie de l'exploitation
capitaliste ! Dans la société capitaliste, le “travail”
n'est pas quelque chose qui permet de développer un pays. Le travail
est le procédé par lequel les capitalistes extorquent la force de
travail des travailleurs afin de réaliser leur profits. À ce titre,
le salaire n'est pas la “rétribution du travail”, parce que le
travailleur ne reçoit pour la location de sa force de travail qu'une
somme de monnaie lui permettant de se nourrir et de nourrir ses
enfants. Le restant, le fruit véritable de son travail, est
accaparée par le capitaliste qui réalise la plus-value en vendant
les marchandises produites par le travailleur, car elles lui
appartiennent à lui et non pas au travailleur qui les a produites.
Lorsque
donc un porte-parole de la bourgeoisie dit que le salaire est la
rétribution du travail, c'est un mensonge pour faire accepter aux
travailleurs leur condition, pour rendre l'exploitation normale à
leurs yeux.
En
outre, dans la société capitaliste, ce n'est pas “le travail”
qui développe un pays. Le travail sert à produire des profits pour
les capitalistes, point. À partir de ces profits, les capitalistes
peuvent décider de réinvestir une partie de la somme dans
l'infrastructure et l'outil de production, certes, ce qui crée de
l'emploi et améliore la vie de tous (enfin, tant qu'il ne s'agit pas
d'une route à péage qui en plus détruit des villages entiers et
cause des accidents, ou d'une usine dont la pollution nuit à la
santé des habitants pauvres vivant autour…).
Mais
les capitalistes peuvent également très bien décider de
“s'asseoir” sur leurs profits, de les mettre à la banque pour
jouer en bourse avec, d'acheter des terrains et de laisser aller la
spéculation, de les investir dans un autre pays, ou de les dépenser
tout simplement en hélicoptères privés, séjours aux
iles Maldives, soins dans des hôpitaux de luxe à Paris ou que
sais-je encore.
Tout
ça pour dire que dans le cadre du capitalisme, le développement
d'un pays ne dépend pas du “travail” de ses habitants, mais du
seul bon vouloir des capitalistes, qui par ailleurs font et défont
les gouvernements par le jeu du financement de leurs partis
politiques que sont le FPI (pour les capitalistes locaux et une
partie des capitalistes étrangers) et le RDR/PDCI (pour les
capitalistes des grandes puissances étrangères).
Contrairement
à ce qu'affirme Blé Goudé, l'Allemagne a pu se relever après
la Deuxième Guerre mondiale non pas parce que les Allemands
sont “naturellement travailleurs”, mais parce qu'il y avait une
volonté manifeste des capitalistes européens d'aider ce pays à se
reconstruire, vu leur effroi devant la vague révolutionnaire
européenne des années 40-50, qui aurait en outre pu encourager
l'URSS (un État prolétarien bureaucratiquement dégénéré) à
poursuivre son extension – rappelons d'ailleurs qu'une moitié
de l'Allemagne avait alors été annexée par le bloc “communiste”,
qui a aussi apporté sa pierre au développement du pays.
La
Chine, tout comme le Vietnam, s'est construite non pas sur base d'un
“travail” dans le cadre du capitalisme, mais au cours de
nombreuses années de durs labeurs sous la direction d'un
État prolétarien (bien que bureaucratiquement déformé), avec
l'expropriation des capitalistes, la nationalisation de l'économie
et une vaste redistribution des richesses à l'échelle nationale.
Blé Goudé
donc, lorsqu'il cite ces deux pays en exemple, soit n'a rien
compris, soit cherche à tromper le peuple.
Le Vietnam a mené une véritable lutte pour l'indépendance politique et économique, en nationalisant les entreprises étrangères et en mobilisant l'ensemble de la nation dans la lutte |
Les
“patriotes” ivoiriens n'ont aucune alternative !
La
seule solution, dans le cadre de la crise ivoirienne, aurait été de
cesser le faux dialogue qui était dès le départ voué à l'échec,
d'arrêter les concessions à l'impérialisme qui n'ont fait
qu'affaiblir le gouvernement, et de procéder à l'expropriation des
multinationales françaises et des grandes plantations par justement
la grève et l'occupation, avant de passer à la redistribution des
terres pour tous les paysans – quelle que soit leur ethnie ou
nationalité – et à la nationalisation
des secteurs-clés de l'industrie, sous le contrôle démocratique
d'une population qui était par ailleurs déjà mobilisée et
organisée via le mouvement des agoras et les nombreux syndicats.
En
même temps, on aurait pu envoyer les jeunes volontaires effectuer de
grands travaux comme, par exemple, la construction d'un rail jusqu'à
San Pedro, ou mobiliser une armée d'enseignants et infirmiers
volontaires à l'échelle du pays, dans le cadre de l'effort
révolutionnaire.
Une
telle politique aurait permis de montrer l'exemple, d'afficher
clairement la différence qu'il y a à vivre dans le cadre d'un
gouvernement socialiste et non capitaliste, et par là même, cela
aurait permis d'appeler la population du Nord à se soulever contre
les Com'zones, en leur envoyant des renforts du Sud. C'est cette
politique et aucune autre, qui a assuré la victoire du
Vietnam contre la France puis les États-Unis, qui a assuré la
victoire des révolutionnaires russes contre 18 armées
interventionnistes étrangères et autant de “rébellions” sur un
front long de plus de 4000 kilomètres – la crise
ivoirienne est un très petit problème à côté de ça !
Mais
quand Blé Goudé propose aux jeunes de rejoindre l'armée
régulière, “parce que c'est légal”, est-ce qu'il réfléchit
une seule minute à ce qu'il dit ? L'armée régulière reste
une armée à la solde d'un État bourgeois, organisée selon une
chaine de commandement de haut en bas. Si le général s'en va,
l'armée s'en va aussi. C'est ce qui s'est passé avec le passage de
Mangou au camp du RHDP – lui qui était intervenu devant la
foule à Yopougon pour dire que jamais il ne trahirait (en fait, il a
dit « Jamais je ne ferai de coup d'État » – il a donc
en réalité tenu parole).
Au
contraire, le modèle d'armée mis en avant par les révolutionnaires
russes était celui d'une armée nouvelle, révolutionnaire,
prolétarienne, dans laquelle les volontaires élisaient eux-mêmes
leurs officiers, révocables à tout moment, afin d'assurer qu'au cas
où l'un d'entre eux passerait à l'ennemi, quelqu'un serait là pour
le remplacer, et d'assurer le fait que les officiers resteraient liés
à leurs troupes par les liens de classe (contrairement à l'armée
bourgeoise dans laquelle les officiers sont généralement issus de
la bourgeoisie). Plus tard, Trotsky a réformé l'armée avec un
commandement unique centralisé, dont les chefs étaient élus par
les soviets (“agoras”) locales, régionales et nationales.
Est-ce
que c'est légal ? Non. Est-ce que ça respecte la
Constitution ? Non. Mais Blé Goudé, est-ce qu'une
“révolution” même est légale ?! Puisqu'elle vise à
renverser l'ordre établi. Il faut savoir de quoi tu parles !
Malheureusement, on dirait que toi-même tu ne sais pas trop…
Affiche du temps de la révolution russe. « Tout le pouvoir aux soviets (agoras). Vive la révolution mondiale. Les travailleurs ont pris le pouvoir en Russie. Les travailleurs vont prendre le pouvoir dans le monde entier. » En bas de l'image à droite, on voit les patrons et curés en train de dégager. |
Conclusion
Tout
d'abord, à l'analyse de ses discours, Blé Goudé n'est un
révolutionnaire que dans la mesure où il veut se battre contre
“l'impérialisme / la Françafrique” mais en restant dans le
cadre du capitalisme. Il parle bien, il mobilise les foules de la
jeunesse désemparée, en utilisant un discours mêlant un
pseudo-radicalisme petit-bourgeois national à un style populaire et
à une phraséologie aux consonances semi-mystiques. Mais en tout
cela, il ne se différence en rien de pseudo-opposants du même
accabit comme par exemple Alexeï Navalny en Russie, ou les
partisans de Youliya Tymochenko qui ont récemment pris le
pouvoir en Ukraine.
Son
horizon est borné, il mobilise, il mobilise, mais sans proposer une
seule véritable stratégie pour la victoire, dont l'objectif est
d'ailleurs extrêmement étroit lui aussi : maintenir Gbagbo au
pouvoir, parce qu'il est “un modèle”, “le candidat des
Ivoiriens”, point.
Ses
références historique sont également des personnages au rôle
ambigu comme Gandhi ou Mandela, et il ne va jamais jusqu'à citer des
personnes ayant eu un véritable impact dans la lutte contre
l'impérialisme, comme Lénine, Che Guevara ou Hồ Chí Mịnh
(ces deux derniers ayant eux aussi suivi une ligne que nous
jugeons en grande partie erronnée, mais qui avaient au moins le
mérite de viser à obtenir un autre type de société et pas
seulement une amélioration dans le cadre du capitalisme).
Blé Goudé
ne mentionne à aucun moment le rôle des syndicats ni n'encourage à
les rejoindre. À aucun moment il n'imagine que les agoras pourraient
être des organes de pouvoir populaire, plutôt que des simples
espaces où faire des discours, des courroies de transmission de la
propagande étatique.
Clairement,
Blé Goudé et la bourgeoisie ivoiriennes ont peur de voir la
lutte leur échapper. Ils veulent bien parler de révolution tant que
cela reste dans les frontières qu'ils se sont fixées – celles
du capitalisme, celles d'un capitalisme ivoirien national, – qui
est en fait, malheureusement pour eux, une utopie.
L'ensemble
de la lutte dirigée par la LMP
lors de la crise ivoirienne a été une édifiante démonstration par
l'absurde de la théorie
de la révolution permanente
telle que prônée par Trotsky en 1905. La bourgeoisie nationale
est incapable de diriger la lutte pour l'émancipation nationale
– c'est-à-dire, pour sa propre émancipation en fait –
car elle est obligée pour cela de mobiliser les larges masses
prolétariennes et paysannes, seules détentrices du véritable
pouvoir économique
– ce même pouvoir économique, cette même économie dont
Blé Goudé ne veut pas entendre parler !
Mais
ce faisant, la bourgeoisie cherche à simplement s'asseoir sur le dos
de ces masses pour se maintenir au pouvoir, et freine toute tentative
d'auto-organisation par les masses, les démobilise à la première
“négociation”
avec l'impérialisme, affaiblissant ainsi ses propres positions, ce
qui encourage l'impérialisme à passer à l'offensive derechef.
Blé Goudé
et ses camarades ont prouvé par le bilan de l'ensemble de leurs
actions, la validité de la théorie et du modèle socialistes
révolutionnaires tels que prônés par le CIO. C'est pourquoi
nous appelons tous les jeunes et moins jeunes qui se disent
révolutionnaires et panafricanistes, mais qui vivent encore dans
l'illusion de tous leurs beaux discours, – et en premier lieu
nos “patriotes” – à ouvrir les yeux et à nous rejoindre
pour une véritable lutte révolutionnaire, aux côtés de nos
camarades d'Afrique du Sud, du Nigeria, du Soudan, de
Tunisie et du monde entier, dirigée par
le prolétariat et
pour le prolétariat,
et non pour la seule notoriété et la carrière politique de
quelques populistes, opportunistes petit-bourgeois, tels que
M. Charles Blé Goudé.
– Jules Konan
Pour qui marche vraiment Blé Goudé ? |
PS :
Ceci dit, ce n'est pas parce que nous ne sommes pas d'accord avec
Blé Goudé que nous tolérons son emprisonnement ni son
transfert à La Haye. Pour nous, l'ensemble des prisonniers
politiques doivent être libérés, Blé Goudé et Laurent Gabgo
doivent être ramenés en Côte d'Ivoire pour y être jugés
tout comme l'ensemble des responsables de la crise ivoirienne
(Ouattara, Soro, Wattao…), non pas par la justice bourgeoise
corrompue et à la solde du régime actuel, mais par un tribunal
exceptionnel composé de représentants élus de l'ensemble des
travailleurs et paysans de Côte d'Ivoire. Voir notre
article à
ce sujet.
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