La révolution continue
Il y a trois ans, le
14 janvier 2011, un nouveau chapitre s’ouvrait sur la
scène politique mondiale. Le renversement du dictateur tunisien,
Ben Ali, balayé par un mouvement révolutionnaire, a été le
facteur déclencheur et une grande source d'inspiration pour de
nombreux mouvements de masse partout dans le monde, menant au
passage à une transformation complète du paysage politique au
Moyen-Orient et en Afrique du Nord.
Article par notre camarade
Serge Jordan du Comité pour une Internationale ouvrière (CIO)
- Voir aussi : l'interview d'Abdelhak Laabidi, syndicaliste et militant tunisien
Beaucoup d’eau a coulé sous les
ponts depuis la révolution tunisienne de 2011. Les classes dirigeantes des pays impérialistes
– prises par surprise lorsque la vague révolutionnaire en
Tunisie a fait tomber un de leurs principaux alliés dans la
sous-région – s’accrochent maintenant désespérément à
ce pays, leur dernier espoir de modèle soi-disant “présentable”
pour la fameuse “transition démocratique”, dans une région
marquée par un chaos sans précédent, frappée par des vagues de
violence, par une instabilité politique chronique, et par des
divisions sectaires croissantes.
Pour les masses tunisiennes cependant,
les perspectives enthousiastes, d’une victoire révolutionnaire
rapide et facile qui aurait mené à un changement structurel dans
leur vie, ont depuis longtemps de nouveau cédé la place aux
difficultés et à la colère que celles-ci engendrent.
Si la plupart des médias
internationaux font l’éloge de ce qu’ils appellent souvent le “modèle tunisien” du Printemps arabe, l’idée d’une telle “success story” résiste difficilement à une analyse sérieuse.
Il est vrai que par rapport à des
pays comme l’Égypte, la Syrie, le Yémen ou la Libye, la Tunisie
apparait beaucoup plus “stable”. Cette apparente stabilité est
essentiellement due à l’existence d’un mouvement syndical fort
et structuré, grâce à la puissante et emblématique UGTT – Union
générale tunisienne du travail.
La vigilance et les actions des
travailleurs tunisiens ont en quelque sorte joué le rôle d'un
ciment qui a pu unifier les classes opprimées, d'un contrepoids qui
a permis à la société d'éviter de tomber dans cette spirale de
chaos et de violence – violence étatique ou perpétrée par
des groupes religieux sectaires – que nous avons vu se
développer dans d'autres pays.
Un pays en crise
Toutefois, il ne s’agit ici que d’un
seul côté de la médaille. En dépit de sa relativement plus grande
“stabilité”, la Tunisie traverse en réalité une crise sociale
et politique sans précédent, loin de l’image idyllique que
certains essaient de dépeindre.
Tant que la classe ouvrière ne prend
pas le contrôle effectif du fonctionnement de la société, et que
l’économie continue d’être pillée pour les bénéfices de
quelques multinationales et de riches familles tunisiennes, tous les
ingrédients sont là pour que l’instabilité se perpétue et,
selon toute vraisemblance, qu’elle augmente même dans la période
à venir.
Le chômage continue d’augmenter,
les prix des denrées de base ont explosé, les infrastructures dans
les régions intérieures font toujours aussi cruellement défaut,
les pratiques corrompues de la police telles que les tortures et la
violence arbitraire sont loin d’avoir disparu, l’extrémisme
religieux et les groupes djihadistes réactionnaires ont pris une
dangereuse importance, 24,7 % de la population vit
officiellement avec moins de deux dollars par jour (chiffre
très probablement sous-estimé), et une couche croissante de
Tunisiens ne parviennent même plus à satisfaire leurs besoins
alimentaires de base.
Alors que le pays continue de
fonctionner pour satisfaire les seuls intérêts d’une petite élite
dirigeante, la grande majorité de la population est confrontée à
des conditions socio-économiques qui sont à bien des égards pires
que ce qu'elles étaient sous la dictature précédente. Dans une
telle situation, pas étonnant que dans un récent sondage mené par
3C Études (un bureau d'enquête tunisien), 35,2 % des
Tunisiens disaient regretter la chute du régime de Ben Ali.
La répression judiciaire et les
menaces contre les militants syndicaux et politiques se sont
également fortement accrues au cours des derniers mois. Nous en
avons un exemple frappant avec les révélations faites dans son
interview par Abdelhak Laabidi, militant syndical actif dans le
secteur de la santé à Béja. Son procès au tribunal de Béja aura
lieu ce 28 janvier – un appel a été lancé à
manifester massivement devant le tribunal. Le CIO soutient pleinement
cet appel, car nous estimons que la mobilisation et la solidarité, y
compris au-delà des frontières, restent les meilleures armes pour
le mouvement ouvrier et syndical contre ce type de harcèlement et de
répression.
Ennahda : testée, et rejetée
Les deux années du règne du parti
islamiste de droite Ennahda ont fourni aux masses une expérience
claire qui leur permet aujourd'hui d'évaluer dans quelle mesure ce
parti est disposé à répondre à leurs attentes. Et le résultat en
est consternant : sous bien des aspects, la société a fait un
bond en arrière, la vie est devenue plus difficile, et la colère
populaire transpire de partout.
Le projet de “renaissance islamique”
promis par Ennahda s'est révélé n'être qu'un désastre lamentable
en ce qui concerne les revendications même les plus élémentaires
de la majorité de la population tunisienne.
Il y a trois ans, des millions de
jeunes, de chômeurs et de travailleurs étaient descendus dans la
rue au péril de leur vie pour en finir avec la dictature de Ben Ali,
au cout de plus de 300 morts. Ils exigeaient « Emplois,
liberté, dignité nationale », « Du pain et de l’eau,
mais pas Ben Ali », etc. La vérité peu reluisante pour
Ennahda est que tout au long de ces journées, le parti islamiste
était absolument invisible dans la rue.
À l’époque, les masses réclamaient
du pain, des emplois décents, la fin de la pauvreté et de
l’exploitation au travail, la fin de la marginalisation sociale des
régions de l’intérieur du pays ; elles exigeaient des
services publics et des infrastructures dignes de ce nom ; elles
réclamaient la liberté d’expression et la fin de la violence
d’État – toutes des notions qui se sont révélées
complètement étrangères à la politique menée par Ennahda, une
politique pro-capitaliste dans son contenu, violente et répressive
dans sa forme politique.
Agitation sociale
La nouvelle année à peine commencée
a déjà fourni une nouvelle série d’exemples pour illustrer ce
dernier point. Au début du mois de janvier, le gouvernement dirigé
par Ennahda a annoncé de nouveaux prélèvements fiscaux, y compris
une nouvelle taxe sur le transport, dans le cadre du budget 2014.
Derrière le gouvernement se cache le
FMI et d’autres bailleurs de fonds internationaux, lesquels
réclament des mesures d’austérité drastiques, y compris la
réduction des subventions d’État sur des produits de première
nécessité – mesures que le gouvernement, assis sur un
chaudron social bouillonnant, ne s’était pas encore senti
suffisamment en force et en confiance pour concrétiser.
La propagande officielle consiste
entre autres à expliquer les raisons du déficit budgétaire actuel
comme étant le résultat de la hausse des salaires que les
travailleurs du secteur public ont connue au cours de ces dernières
années. Il est facile de démontrer le caractère ridicule et
scandaleux de ce type d’argument quand on sait qu’une petite
clique de soixante-dix milliardaires tunisiens possède un
patrimoine équivalant à 37 fois le budget actuel de l’État
tunisien.
Néanmoins, le gouvernement sortant,
pensant qu’il pouvait tromper les masses en surfant sur l’effet
d’annonce du récent accord formellement conclu à la mi-décembre
avec l’opposition sur l’idée d’un cabinet de “technocrates”,
s'est finalement décidé à faire passer ces “mesures
impopulaires” si chères à la grande bourgeoisie.
La réponse du peuple tunisien ne
s’est pas fait attendre : immédiatement après les hausses de
taxes annoncées, des manifestations quotidiennes ont balayé le pays
du Nord au Sud. Les manifestants, révoltés par la nouvelle
augmentation d’impôts, ont attaqué des bâtiments
gouvernementaux, pris d’assaut les postes de police, bloqué les
routes, et saccagé les sièges locaux d'Ennahda.
Les protestations et les grèves ont
commencé les 7 et 8 janvier dans les villes du Centre et
du Sud, notamment Kasserine, Thala et Gafsa, qui sont parmi les plus
pauvres du pays. À Kasserine, une grève générale a été
déclenchée le 8, jour qui coïncidait avec le
troisième anniversaire de la mort du premier martyr de la
ville, assassiné par la police de Ben Ali. La grève avait
réussi à fermer tous les commerces et les institutions publiques de
la région. De violents affrontements ont également eu lieu entre la
police et des habitants dans les quartiers populaires de la ville.
En outre, le mardi 7, les
magistrats tunisiens ont entamé une grève de trois jours
orientée contre les tentatives du gouvernement de brider le système
judiciaire. La grève a été suivie dans tous les tribunaux du pays.
Plusieurs bâtiments et postes de
police ont été pris d’assaut et même incendiés, comme à
Feriana et à Maknassy dans le gouvernorat de Sidi Bouzid, tandis que
de nombreux barrages routiers ont été érigés à travers le pays.
Le jeudi 9, de violentes manifestations ont éclaté dans la
ville de Tataouine, dans le Sud du pays. Les manifestants ont brulé
des véhicules de police, attaqué le poste de police, incendié le
siège régional du parti au pouvoir, et même attaqué le bureau
régional de l’emploi.
Les manifestations ont fini par gagner
la capitale, Tunis. Le 10 janvier, des manifestations de masse
ont eu lieu autour des bâtiments des finances publiques, et de
violents affrontements entre des jeunes et les forces de l’État
ont éclaté dans la banlieue pauvre d’Ettadamen.
Le rôle de l’UGTT
Au-delà de la taxe en question, qui a
été en quelque sorte le facteur déclencheur, un grand nombre de
manifestants étaient de jeunes chômeurs qui désiraient exprimer
leur colère contre la situation générale du pays.
Au cours de ces trois dernières
années, on a souvent vu la jeunesse jouer le rôle d'une étincelle
pour l'éruption des mouvements sociaux, l’emploi des jeunes se
trouvant à l’épicentre des motivations initiales qui ont alimenté
le feu de la révolution tunisienne.
Cependant, comme le CIO l’a souligné
à maintes reprises, le mouvement ouvrier organisé, surtout
considérant le poids lourd représenté par la fédération
syndicale UGTT, occupe en Tunisie une position stratégique dans
l’économie et la société, qui pourrait être enviée par de
nombreux travailleurs dans le reste du monde. Cette position
particulière du mouvement syndical tunisien a le potentiel de donner
une portée qualitativement différente, ainsi qu’un caractère
plus organisé, et plus massif aussi, aux mouvements sociaux. Forte
de son million de membres et de ses cent-cinquante bureaux à travers
tout le pays, l’UGTT offre une base organisationnelle puissante
capable de placer la classe ouvrière au cœur d'une stratégie
visant à s’emparer du pouvoir politique.
Pourtant, à d’innombrables
reprises, les travailleurs ont été bloqués dans leur avancée par
les manœuvres de leur direction nationale, dont la réticence à
mener une lutte soutenue contre les gouvernements pro-capitalistes
qui se sont succédé depuis la chute de Ben Ali a été une
caractéristique constante de la situation des trois dernières
années.
Depuis l’été dernier, le
secrétaire général de l’UGTT Houcine Abassi et son équipe
ont offert la médiation du syndicat pour résoudre la crise
politique que traverse le pays ; cela non pas en poussant les
revendications révolutionnaires dans la rue et en encourageant les
travailleurs et les pauvres à construire leur lutte pour s’emparer
du pouvoir, mais en essayant à la place de faire s'asseoir à la
même table les différentes ailes politiques de la classe
capitaliste pour négocier un accord qui leur convienne à tous.
Comme le dit Abdelhak Laabidi dans son
interview : « L’UGTT est l’organisation qui détient le
plus grand pouvoir dans le pays, celui des travailleurs. Tout
gouvernement devrait être amené à craindre cette organisation ;
malheureusement, la bureaucratie syndicale n’arrête pas de lancer
des bouées de sauvetage à ces gouvernements dont tout le monde a
pourtant constaté les échecs répétés dans tous les domaines :
social, politique (étrangère et intérieure), sécurité etc.
Comment peux-t-on poser la question de l’“entente nationale”
avec des partis qui sont concrètement en train de paupériser les
travailleurs et les couches le plus démunies ? »
Malgré la présence de dirigeants
syndicaux combatifs dans certaines régions et localités, malgré la
régularité des mouvements de grève – souvent bien suivies –
au niveau local, régional et sectoriel, la bureaucratie nationale de
l’UGTT a fait littéralement tout ce qui était en son pouvoir pour
empêcher la lutte de s’engager sur la voie d’un affrontement
généralisé avec le régime au pouvoir ou avec les intérêts de
l’élite capitaliste. Bien au contraire : la bureaucratie
syndicale a en réalité systématiquement apporté ses services afin
de sauver le système à chaque fois que celui-ci était menacé par
les masses.
Les couches urbaines paupérisées et la question des émeutes
Le rôle de frein joué par la
bureaucratie syndicale de l'UGTT a accru le sentiment de grande
frustration qui vit parmi les travailleurs et la base syndicale, mais
aussi parmi une grande partie de la jeunesse et des couches urbaines
paupérisées – dont beaucoup tentent désespérément de
survivre au quotidien via toutes sortes d’activités informelles.
Désespérées et de plus en plus
souvent aliénées par un syndicat qui ne semble pas donner la
moindre perspective pour faire avancer la lutte révolutionnaire,
certaines de ces couches ont pu être plus aisément tentées
d’emprunter la voie des émeutes afin d’exprimer leur rage, une
rage bien légitime, mais bien souvent sans direction. Parfois, de
petits criminels locaux ont également profité de l’état de
confusion pour commencer à piller des magasins ou des propriétés,
qu’elles soient publiques ou privées.
Ce phénomène a été encore observé
dans le cycle des récentes mobilisations de janvier. Les raisons en
sont d’abord le rôle traitre joué par la direction de l’UGTT,
qui n'est jamais parvenue à offrir la moindre perspective en vue de
la construction d'un mouvement de masse conséquent et ambitieux –
un mouvement qui prenne sérieusement en considération les griefs
des jeunes chômeurs et des plus démunis, et qui mobilise pleinement
et efficacement la “cavalerie lourde” que représente la classe
ouvrière en tant que telle lorsque la situation l’exige de manière
plus pressante.
D'un autre côté, bien que nous
comprenions parfaitement les raisons de ces émeutes, ces dernières
contribuent malheureusement souvent à pousser les larges masses hors
de la rue, à fournir des arguments à l’État pour justifier sa
politique de répression brutale, à diviser le mouvement, et en
plus, à dégrader encore plus les quartiers pauvres qui souffrent
déjà cruellement du manque d’investissements publics.
Le gouvernement recule
Néanmoins, en dépit de ces
complications, la colère populaire qui a fait éruption en janvier a
suffi à faire vaciller le gouvernement. Le jeudi 9, pressé par
le risque de perdre le contrôle de la situation, le Premier ministre
sortant Ali Laarayedh a annoncé lors d’une conférence de presse à
la suite d’une réunion d’urgence du cabinet ministériel que
tous les nouvelles taxes imposées par le nouveau budget 2014
seraient suspendues jusqu’à nouvel ordre.
Ce recul du gouvernement montre que,
pris d'un côté entre la pression du FMI et compagnie pour
l’austérité, et de l'autre par la colère massive qui vit dans la
société, tout gouvernement capitaliste ne dispose que d'une marge
de manœuvre fort réduite, qui exclut d'avance toute idée d'un
“cours paisible” pour les mois à venir. De nouvelles
confrontations sociales et de nouveaux troubles politiques sont aussi
inévitables que la nuit succède au jour.
Dans le même temps, le mouvement de
protestation de janvier a forcé la démission du gouvernement. Bien
que cette démission faisait officiellement partie d’un accord déjà
conclu à la fin de l’année dernière, il n’y avait pas de
calendrier précis ni de garantie claire que cela se fasse pour de
bon ; dans ce sens, il ne fait aucun doute que la démission
concrète et immédiate d’Ennahda a été précipitée par la
pression du mouvement populaire.
« À la surprise des sceptiques
laïcs, Ennahda a tenu parole », commentait récemment le
magazine The Economist sur le fait que le parti a
finalement décidé de démissionner. Pourtant, ce “départ
volontaire” n’a rien à voir avec le fait que les islamistes
d’Ennahda aient “tenu parole”, mais tout à voir avec le rejet
massif de ce parti dans la rue et avec la crainte
qu'ont les classes dirigeantes de nouvelles flambées
révolutionnaires au cas où Ennahda s'accrocherait au pouvoir.
Les dirigeants et les stratèges les
plus intelligents d’Ennahda ont d'ailleurs sérieusement commencé
à comprendre ce dernier point. C’est la principale raison pour
laquelle le CIO avait déjà affirmé depuis des mois que, depuis
l’assassinat de Mohamed Brahm en aout dernier (voir ici),
la fin du règne d’Ennahda n’était plus une question de “si”
mais plutôt de “quand”.
Un gouvernement “indépendant” ?
La démission du gouvernement de
Laarayedh a fait passer le pouvoir à un nouveau gouvernement de
soi-disant “technocrates indépendants”. Ce changement nous est à
présent pompeusement présenté comme étant celui qui va clôturer
le chapitre de la crise politique ouverte par l’assassinat de
Mohamed Brahmi.
Pourtant, si la fin du règne
d’Ennahda mènera sans doute à une certaine accalmie dans la lutte
de classes et à un effet de soulagement parmi certaines couches de
la population, cette accalmie sera, selon toute vraisemblance, de
très courte durée.
Le nouveau Premier ministre en
charge n’est autre que l’ancien ministre de l’Industrie,
Mehdi Jomaa. L’idée qu’un gouvernement dirigé par un
membre de la coalition sortante – et dont l’essentiel de la
carrière a consisté en une position dirigeante et lucrative au
service de la multinationale française Total – puisse être
étiqueté comme “indépendant” est tout à fait risible.
Le but de ce gouvernement est d'être
aux ordres de la classe dirigeante qui cherche à reconstruire un
gouvernement soi-disant plus “consensuel”, nettoyé des figures
les plus controversées et les plus embarrassantes, afin de faire
avaler plus facilement aux masses la pilule de l’austérité à
venir.
Le rôle des masses dans la révolution et la nouvelle Constitution
Peu de gens, parmi les commentateurs
et les politiciens pro-capitalistes, sont prêts à admettre le rôle
crucial joué par les masses tunisiennes au cours des évènements
des trois dernières années.
En effet, les grèves et actions de
masse de la part des travailleurs, de la jeunesse et des masses
populaires ont non seulement évincé Ben Ali du pouvoir en
janvier 2011, mais ont également été le facteur déterminant
dans le cours de tous les événements politiques d’importance
depuis lors. Toute analyse qui omettrait de tenir compte, en
particulier, de la force et de l’influence unique du mouvement
syndical tunisien pourrait difficilement expliquer quoi que ce soit
de ce qui se passe dans le pays.
Par exemple, dimanche dernier, la
nouvelle Constitution a été adoptée par une écrasante majorité
des membres de l’Assemblée constituante. Cette Constitution
est présentée comme très “progressiste”, du moins comparée à
celles en vigueur dans le reste du monde arabe (avec en théorie
l’égalité des sexes, sans mention de la charia comme principale
source du droit, etc.).
Un grand nombre de commentateurs et de
journalistes expliquent cela par le fait qu’Ennahda aurait
soi-disant une politique plus “conciliante”, moins
“jusqu’au-boutiste” que ses homologues des Frères musulmans
dans d’autres pays tels que l’Égypte. Mais peu se réfèrent aux
traditions séculaires et féministes encore importantes qui existent
en Tunisie (en raison du rôle historique joué par l’UGTT sur ces
questions), et à la résistance prévisible qu’Ennahda allait
rencontrer sur son chemin si elle visait à s’attaquer pour de bon
à ces acquis (comme l’interdiction de la polygamie, l’égalité
d’accès au divorce, etc). Ces éléments sont pourtant essentiels
afin d’expliquer la raison pour laquelle les islamistes ont été
contraints à plus de “pragmatisme” dans leur projet
d’islamisation de la société.
Ceci dit, il n’y a pas de quoi se
réjouir de cette nouvelle Constitution pour autant. Sur la question
des droits des femmes, dire qu’il y a encore un long chemin à
parcourir vers l’égalité des sexes est un euphémisme. Par
exemple, alors que 70 % des hommes en Tunisie sont classés
comme faisant partie de la population active, ce chiffre n’est que
de 27 % pour les femmes. Un article publié l’an dernier sur
notre site (voir ici)
évoquait tous les problèmes auxquels sont confrontés les femmes en
Tunisie, qui ne pourront être résolus par un simple article écrit
dans une Constitution, aussi “progressive” soit-elle, tant qu'une
lutte sérieuse n'aura pas été menée sur le terrain afin de
transformer fondamentalement la manière dont la société
fonctionne.
De nombreux analystes insistent sur le
fait qu’avoir une nouvelle Constitution est, en soi, la
satisfaction d’une revendication importante de la révolution. Mais
la Constitution elle-même n’a jamais représenté qu’une des
revendications de la révolution parmi de nombreuses autres, dont les
principales étaient clairement les revendications économiques et
sociales.
De surcroit, la revendication d’une
Assemblée constituante pour rédiger une nouvelle Constitution,
telle qu’elle avait été formulée au départ, avait, dans
l’esprit de beaucoup de travailleurs et de jeunes révolutionnaires,
un caractère complètement différent de ce qui a au final été
obtenu. En effet, ce texte constitutionnel, rédigé par l’élite
politique dans l’Assemblée et au gouvernement, n'effleure même
pas la question de la transformation sociale et économique à
laquelle la majorité de la population aspirait. Au contraire, la
politique menée jusqu’ici n’a fait qu’empirer les choses pour
les “99 %” de la population tunisienne. Ce n’est
certainement pas la nouvelle Constitution qui va y changer quelque
chose comme par magie.
Pour finir, d’un point de vue
politique, comment peut-on parler de “démocratie” quand des
accords gouvernementaux sont ficelés derrière les rideaux sans que
les masses n'aient leur mot à dire ni le moindre contrôle sur quoi
que ce soit ; quand les ministres et les membres de l’Assemblée
constituante vivent de salaires et de privilèges scandaleusement
élevés alors que de larges pans de la population rencontrent au
quotidien des difficultés financières croissantes ; et quand
les instruments de répression, y compris de vieilles lois
dictatoriales utilisées sous Ben Ali, sont resservies aux
quatre coins du pays pour museler ceux et celles qui résistent ?
Pour une politique socialiste, au service des pauvres et des travailleurs
Pour résumer, malgré la propagande
qui a cours en ce moment, les exigences et revendications de la
révolution tunisienne n’ont absolument pas abouti, bien au
contraire. D'ailleurs, comment parvenir à cela, tant que le pays est
enserré dans le carcan de l'économie capitaliste, où la richesse
produite est toute entière accaparée pour les seuls profits de
quelques-uns ?
Un autre modèle de société, une
société démocratique et socialiste, portée et construite par les
travailleurs, pourrait mettre un terme à la spoliation et au
gaspillage capitaliste, et utiliserait les ressources disponibles
afin d’élever considérablement les capacités de la société à
pouvoir répondre aux besoins de la population.
Un gouvernement véritablement
révolutionnaire – contrairement à tous ceux qui se sont
succédé au pouvoir depuis la chute de Ben Ali –
mettrait en œuvre des moyens radicaux pour s’attaquer aux
problèmes de la pauvreté, de la corruption et de la faim dans le
pays. Il mobiliserait en masse les travailleurs, les jeunes, les
pauvres des villes et des zones rurales, afin de s'assurer le soutien
le plus large possible pour une politique qui irait directement à
l'encontre du système capitaliste, des intérêts des grands patrons
et des propriétaires terriens et de leur État.
Pour commencer, il ferait peu de cas
de la dette à payer aux créanciers internationaux, en refusant tout
simplement de l’honorer. Il imposerait un contrôle de l’État
sur le commerce extérieur, et nationaliserait les grands
conglomérats privés sous le contrôle démocratique des
travailleurs.
Construire la riposte, dès à présent !
Pour parvenir à un tel gouvernement,
il faudra forcément une lutte de masse, indépendante des partis de
la bourgeoisie. Une lutte qui, pour être pleinement efficace, devra
être organisée et structurée à tous les niveaux.
Dans l’immédiat, on pourrait par
exemple établir des comités d’action anti-austérité dans les
quartiers populaires, sur les lieux de travail, sur les campus
universitaires et dans les lycées, pour se préparer à la nouvelle
vague d’austérité qui s’annonce.
Il faudrait organiser sans plus tarder
des discussions larges dans les cellules locales de l’UGTT et de
l’UGET (le syndicat étudiant) à travers le pays, pour essayer de
coordonner la riposte des masses. Une grève générale préventive
de 24 h à travers tout le pays serait un bon début pour
ramener la balle dans le camp du mouvement ouvrier et pour donner un
signal fort au nouveau gouvernement, qu'il comprenne que la moindre
mesure d'austérité recevra en guise de réponse une résistance
farouche et sans concession.
Bien sûr, comme l'a bien démontré
l’expérience de l’année écoulée, une telle grève, si elle
reste sans lendemain, ne sera rien de plus qu'un coup dans l’eau.
La grève ne prendra du sens que si elle s’inscrit dans un agenda
ambitieux visant à une mobilisation de plus en plus grande :
c'est-à-dire, en renforçant chaque action de grève et de
désobéissance civile par de nouvelles actions plus ambitieuses,
plus organisées et plus massives encore, avec des revendications non
seulement défensives mais aussi offensives, s’attaquant
directement au diktat de la classe capitaliste.
Si nous voulons éviter de voir notre
lutte se faire une fois de plus détourner de son objectif par la
bureaucratie syndicale et politique, il nous faut absolument
construire des structures de lutte révolutionnaire, contrôlées par
les masses elles-mêmes, et impliquant autant de gens que possible
– toute personne désireuse de participer. Il nous faut des
structures collectives (comités populaires et d’action, comités
révolutionnaires, comités de quartier – quel qu’en soit le
nom) afin d'organiser le mouvement par la base et pour la base.
De telles structures, connectées par
un système de délégation à l’échelle locale, régionale et
nationale, poserait la base pour préparer les travailleurs, les
masses populaires et les jeunes à se substituer pour de bon par
eux-mêmes au pouvoir des capitalistes et de leur État, et à
construire une société qui réponde enfin à leurs aspirations.
La gauche tunisienne et le mouvement présent
Malheureusement, les dirigeants des
principaux partis qui se disent “socialistes”, “marxistes” ou
“communistes” en Tunisie ont en majorité abandonné la défense
d’un tel programme socialiste, vu qu'ils préfèrent courir après
des accords sans scrupules et sans principes avec des partis
politiques qui défendent un agenda néo-libéral.
En particulier, les dirigeants de la
coalition du “Front populaire”, en concluant honteusement l’an
dernier un accord politique avec les forces liées à l’ancien
régime au travers du “Front de salut national”, portent une
lourde responsabilité quant à la crise que traverse à présent la
gauche organisée.
En décembre dernier, la direction du
Front populaire, après avoir rencontré l’ambassadeur américain,
a à nouveau réaffirmé son soutien à la mise en place d’un
gouvernement “technocratique”. Au cours des derniers jours, les
dirigeants du Front se sont contentés de contester le choix du
ministre de l’Intérieur du nouveau gouvernement Jomaa, sans pour
autant rejeter en principe ce qui n’est pourtant rien d’autre que
la nouvelle formule gouvernementale imposée par la classe dirigeante
afin d’appliquer ses politiques viscéralement anti-ouvrières.
Les partisans du CIO en Tunisie
essaient d’encourager les discussions avec d’autres militants de
gauche sur la nécessité de la construction d’une nouvelle
alternative politique de masse qui puisse véritablement représenter
la classe ouvrière et les pauvres tout en restant fidèle à leurs
aspirations au changement révolutionnaire.
Nombreux sont ceux qui dans les rangs
de la gauche, parmi les membres de base du Front populaire, dans les
mouvements sociaux et ailleurs, s’interrogent sérieusement sur
l’orientation et le programme appliqués par les dirigeants de la
gauche politique ces dernières années : en essence, servir de
couverture de gauche aux plans de la classe dirigeante visant à
mettre un terme au processus révolutionnaire. De la même manière,
beaucoup de militants au niveau de la base de l’UGTT et, dans une
certaine mesure, à certains niveaux intermédiaires du syndicat,
sont très critiques vis-à-vis de la politique menée par la
direction centrale du syndicat.
En conséquence, de nombreux
réalignements politiques ont lieu en ce moment dans les partis de la
gauche tunisienne suite à la récente expérience révolutionnaire.
La constitution du groupe FOVP (“Force ouvrière pour la victoire
du peuple”, mentionné dans l'interview),
résultat d’une scission au sein de la LGO (“Ligue de la gauche
ouvrière”, aujourd’hui section tunisienne du Secrétariat unifié
de la Quatrième Internationale) est une expression de ce
processus parmi de nombreuses autres.
La mise en place d’une plate-forme
large ouverte à tous les militants et à tous les groupes qui
refusent des accords politiques avec les partis pro-capitalistes et
qui veulent construire la lutte selon des lignes de classe claires
serait un pas en avant bienvenu afin de reconstruire l’instrument
politique révolutionnaire dont les travailleurs et les masses
pauvres en Tunisie ont désespérément besoin pour la réussite de
leur révolution inachevée.
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