Grève
des enseignants : match-nul entre syndicat et gouvernement
C'est
ce dimanche que l'Isef (intersyndicale du secteur
éducation-formation) a annoncé la fin de son mouvement de grève,
le troisième depuis le début de l'année scolaire. La grève,
annoncée comme “illimitée”, aura finalement duré près d'un
mois (en comptant les vacances de Pâques). Le bilan tiré par les
enseignants grévistes eux-mêmes, sur le blog de l'Isef, n'est pas
fameux. Beaucoup parlent de défaite, tous expriment leur déception,
quelques-uns seulement mettent en avant l'importance stratégique et
politique de ce denier mouvement, même si, dans le fond, rien n'a
été obtenu en termes monétaires qui ne l'avait déjà été, et
les garanties données par le gouvernement restent floues. Ce n'est
sans doute que partie remise entre les enseignants et le
gouvernement. L'heure est donc venue de faire un bilan du mouvement
qui a englobé le secteur de l'enseignement en Côte d'Ivoire
ces dernières semaines et d'en tirer les leçons, avant le prochain
mouvement ?
Article par Jules Konan
Les revendications des
enseignants
Les
revendications des enseignants portent essentiellement sur leur
revalorisation salariale, obtenue par la lutte sous le régime du
populiste Gbagbo. Cette hausse
de salaire étant
assez conséquente, le gouvernement d'alors avait conditionné sa
pleine mise en application à l'achèvement du parcours de
l'initiative PPTE qui était alors suivie par le pays. Pour rappel,
l'initiative PPTE est un mécanisme mis en place par la
Banque mondiale et le FMI afin de soi-disant soulager de leur
dette les pays pauvres très endettés (PPTE), en échange comme
d'habitude de toute une série de garanties en termes de politique
d'austérité. Gbagbo en effet, tout révolutionnaire qu'il se
disait, plutôt que de carrément refuser de payer cette dette en
grande partie illégitime, avait préféré jouer le jeu de
l'impérialisme et s'était servi du prétexte de la dette pour
n'octroyer aux enseignants victorieux que la moitié de la hausse
salariale qui leur était due – les efforts devant tout d'abord se
concentrer sur l'allègement de la dette.
Mais
bon, Gbagbo est depuis en prison aux Pays-Bas, et voilà qu'un
nouveau régime s'est installé pour présider à une série
d'allègements de dette historiques : PPTE, Club de Paris,
États-Unis, Royaume-Uni... une très grande partie de la dette est épongée.
Celle-ci est ramenée à 10 % du
PIB – un chiffre à faire pâlir d'envie l'ensemble des nations
européennes en crise. Les enseignants (tout comme le reste de la
fonction publique d'ailleurs) réclament donc à juste titre l'entrée
en vigueur de la nouvelle grille salariale. En effet, les salaires
n'ont en leur majorité pas été revalorisés depuis la fin des
années '80, alors que le prix de la vie n'a depuis lors cessé
et ne cesse d'ailleurs toujours pas d'augmenter. Outre les salaires,
toutes sortes d'autres arriérés restaient encore à payer, dont une
hausse d'indemnité de logement pour les instituteurs de
5000 malheureux francs (de 35 000 à 40 000 f).
Malheureusement
pour les enseignants qui ne demandent qu'à pouvoir exercer leur
travail le ventre plein, le gouvernement Ouattara a cherché à
éviter la question en leur rétorquant que les acquis obtenus
l'avaient été sous un autre régime, un régime criminel, et que
donc tout était à renégocier depuis le début. Cette annonce avait
suscité une première grève de l'ensemble du corps enseignant dès
le mois de novembre.
Le triste état de
l'enseignement ivoirien
Les
revendications des enseignants sont tout à fait légitimes. Alors
que le président avait promis de faire de l'enseignement son cheval
de bataille, de se battre pour de meilleures conditions de vie et
pour l'emploi, rien n'est fait en réalité. Les élèves, plutôt
que de recevoir l'ensemble de leur matériel scolaire de l'État
comme c'était le cas auparavant, en sont réduits à espérer que
leur école se retrouve sur la liste des bénéficiaires de la
pseudo-ONG de la “première dame”, Dominique Ouattara, ou
que de bienveillants bailleurs de fonds se penchent sur leur cas,
tels que la Banque islamique de développement… ou les candidats
aux élections municipales ! Les bâtiments sont décrépits. On
peut lire chaque mois dans la presse une annonce comme quoi le toit
d'une école a été emporté par une bourrasque ou un établissement
inondé. Beaucoup d'écoles n'existent encore que par le dévouement
de parents qui cotisent pour la construction d'une salle de classe au
campement ou qui s'organisent pour le maintien de la cantine.
Tous
les paramètres éducatifs en Côte d'Ivoire sont inférieurs à
ceux de la sous-région, qui ne sont déjà pas connus pour être les
meilleurs du monde : un taux d'alphabétisation d'à peine 56 %,
une espérance de vie scolaire de 6 petites années, un taux de
transition primaire-secondaire de seulement 46 % ; il
n'y a qu'un enseignant pour 50 élèves. Les dépenses pour
l'éducation représentent il est vrai 25 % du budget
gouvernemental, mais il faut rappeler que celles-ci s'élevaient à
44 % du temps d'Houphouët, avec une prise en charge totale du
CP1 à la 3è. On estime à 4 millions le nombre de jeunes sans
aucune formation qui vivent en Côte d'Ivoire. Les parents
paient souvent cher des écoles privées sous-équipées et ne
donnant qu'un enseignement de mauvaise qualité.
Pourtant,
lorsqu'on parle de réhabilitation de l'enseignement, tout ce qu'on
voit c'est l'introduction de nouvelles méthodes dites modernes de
gestion, comme l'inscription en ligne pour recevoir une bourse – qui
a failli priver des dizaines d'élèves d'une prise en charge
étatique –, l'arrivée (en retard) de nouvelles cartes
d'identité scolaires flambant neuves destinées à lutter contre la
fraude aux examens, l'organisation d'une “Journée de l'excellence”
à l'hôtel Ivoire, les dons ponctuels de matériel informatique à
l'issue de telle ou telle rencontre médiatique, ou la numérisation
des feuilles de notes et journaux de classe afin que les parent
puissent suivre le parcours de leur enfant via leur iPhone (mesure
utile s'il en est !).
Les
seuls recrutement dans l'enseignement ont été ceux de contractuels
stagiaires formés à la va-vite et sous-payés – quand ils
touchent leur salaire ! Ces malheureux ont déjà dû organiser
leur propre mouvement de grève à peine quelques mois après leur
première rentrée, où tout ce qu'ils ont obtenu a été une vague
promesse de décret présidentiel qui mettrait fin à leurs griefs.
On comprend que beaucoup ont déjà fini par démissionner.
La fronde sociale en
février
Bref,
début de l'année, voyant que rien ne bougeait du côté du
gouvernement, les enseignants ont voulu se remettre en grève. Le
gouvernement s'est alors empressé d'aller chercher des associations
de parents d'élèves, de chefs coutumiers et de responsables
religieux pour les aider dans leur appel au calme. Cela a été
suffisant pour contraindre les enseignants à remettre leur grève à
février, à la suite des médecins qui étaient eux aussi entrés en
grève à ce moment-là. Les enseignants du laïc, qui débrayaient
pour une durée de dix jours, ont été rapidement rejoints par ceux
de l'enseignement catholique, partis en grève de 48 h. Au même
moment, les travailleurs de l'administration publique entraient eux
aussi en lutte.
Le
gouvernement se voyait ainsi confronté à sa première véritable
fronde sociale depuis deux ans au pouvoir. La “lune de miel”
politique d'ADO est terminée. Après la mise en place du nouveau
gouvernement, les gens ont attendu, et ne voyant rien venir, ils se
voient contraints de partir en lutte. La réponse du gouvernement a
été dans un premier temps de qualifier les grévistes d'agents à
la solde du FPI, et de procéder à des arrestations de militants et
dirigeants syndicaux (condamnés à trois mois de prison avec sursis
et à des amendes de l'ordre de 20 000 f pour “troubles à
l'ordre dans les services publics”).
Ce
choix d'employer la répression contre des enseignants qui ne font
que réclamer leur dû a semé le désarroi parmi la population.
Ainsi, l'Organisation des parents d'élèves et d'étudiants de
Côte d'Ivoire (Opeeci), tout en appelant les enseignants à
reprendre le travail pour aller négocier, a dénoncé l'arrestation
et l'emprisonnement des enseignants grévistes, déclarant que le
gouvernement se trompe : les enseignants ne sont pas des
adversaires, mais des partenaires. Dans le cadre du procès de douze
enseignants à Toumodi, la police et la gendarmerie ont dû encercler
le tribunal pour en empêcher l'accès aux élèves venus soutenir
leurs professeurs. On voit donc que les enseignants pouvaient déjà
compter sur un certain soutien qui ne demandait qu'à être
développé.
Cependant,
alors que le mouvement de février était prévu au départ pour dix
jours, il n'en a duré que quatre. Les enseignants ont désiré ainsi
démontrer leur bonne volonté à l'opinion publique, en répondant
favorablement aux appels au calme et aux promesses de négociations
de la part du premier ministre Duncan. Le premier ministre
a promis la mise en place d'un comité interministériel de
discussion, présidé par lui-même, qui devait donner des résultats
concrets dès le mois d'avril. Et a juré qu'aucune sanction ne
serait prise à l'encontre des grévistes. Ce qui a fait crier
victoire à l'Isef, dont un des dirigeants, Mesmin Komoé, ne
cachait pas sa joie en déclarant : « Aucun gréviste
n'est inquiété et encore moins sanctionné. Nos salaires ne seront
pas coupés » (Soir Info, 19/02/13).
Des sanctions qui
remettent en cause le droit de grève
Ceux-ci
avaient en effet été quelque peu inquiétés par les déclarations
agressives de divers cadres étatiques qui parlaient de ponctions sur
les salaires des grévistes : « Quand on ne travaille pas,
on ne s'attend pas à son salaire », « Si on est en
négociation et que vous partez en grève, c'est que vous avez des
moyens de subsistance » (Ibrahima Kourouma, inspecteur
général et coordonnateur général de l'inspection). La ministre de
l'Éducation nationale et de l'Enseignement technique,
Kandia Camara, avait quant à elle demandé aux chefs
d'établissement de relever le nom de tous les absents afin de
pouvoir procéder à des sanctions salariales. Très grave aussi,
certains syndicats jaunes avaient eux-mêmes également exigé que
des sanctions soient prises à l'encontre de leurs camarades
grévistes – ce à quoi Mesmin Komoé a très justement
répondu : « C'est
simplement de la sorcellerie, parce qu'aucun terme ne peut qualifier
ce que nos camarades ont fait ».
Parmi
les griefs des cadres gouvernementaux, se trouve selon eux le fait
tout d'abord que les syndicats n'aient pas respecté la procédure
légale autorisant le dépôt d'un préavis de grève, ensuite le
fait que certains grévistes aient “utilisé la violence pour
imposer” le respect de “leur” mot d'ordre à leurs camarades
qui désiraient continuer les cours, au mépris de leur “droit au
travail”.
Mais
une grève n'est pas un acte individuel, camarades !
Kandia Camara, en tant qu'ancienne membre du bureau du Synesci
(Syndicat national des enseignants du secondaire de Côte d'Ivoire),
devrait pourtant le savoir. À moins que sa reconversion au
pseudo-libéralisme, en 1994, ne lui ait déjà ôté ces faits
de la tête (en même temps que sa maitrise de la langue française) ?
Lorsqu'aucun mot d'ordre de grève n'a été lancé, tout le monde
travaille, même ceux qui n'en ont pas envie. Par contre, quand un
mot d'ordre a été lancé par une structure qui regroupe l'ensemble
des syndicats de l'enseignement, on s'attend à ce que la minorité
se plie, là aussi, au mot d'ordre de la majorité, quand bien même
leur propre structure était opposée au mot d'ordre. Quoiqu'il en
soit, le fait de tenir un piquet de grève fait partie intégrante du
droit de grève. À moins que la ministre ne voudrait que les
grévistes continuent de travailler mais en portant un ruban rouge en
guise de protestation, comme au Japon ?
Particulièrement
touchés ont été les directeurs et inspecteurs d'école qui ont
héroïquement soutenu le mouvement en refusant de participer à la
campagne de délation orchestrée par le gouvernement. Plusieurs
d'entre eux ont été démis de leurs fonctions. Écoutons à ce
titre notre brillante ministre de l'Enseignement : « Je
n'accepterai jamais que des administratifs se substituent en
enseignants grévistes. Ceux qui le feront se verront purement
retirer cette responsabilité. Nous ne disons pas non au
syndicalisme, mais nous ne voulons pas que nos collaborateurs s'en
mêlent car nous voulons faire de notre système éducatif l'un des
meilleurs d'ici l'an 2015 » – comme si grève était
synonyme de casse du système éducatif !
La néolibérale Kandia Camara, ministre de l'Éducation nationale |
Et
donc voilà que fin mars, les enseignants sont tout surpris de
constater, malgré les promesses du premier ministre, que des
ponctions avaient bel et bien été effectuées sur leurs fiches de
paie. Des ponctions appliquées à 50 000 enseignants et
allant de 20 000 à 120 000 f. Les fonctionnaires eux
aussi ont subi de telles ponctions pour leur mouvement de
janvier-février. Cet acte constitue une véritable déclaration de
guerre de la part du gouvernement. En effet, s'il est vrai que la loi
ivoirienne prévoit des sanctions salariales en cas de grève, en
particulier de grève sauvage, c'est la première fois depuis
l'indépendance que cette loi est mise en application. Cet acte est
d'autant plus traitre et méprisable que les enseignants avaient
montré leur bonne volonté en laissant tomber leur mot d'ordre avant
la fin prévue du mouvement, pour entrer en négociation. Et que
depuis la fin du mouvement de février, on n'avait toujours pas vu la
moindre trace du comité interministériel promis par le
premier ministre.
Il
est très clair que cette décision de la part des ministères de
l'Éducation et de la Fonction publique, qui piétinent ainsi
allègrement la parole du premier ministre, constitue une
attaque en règle non seulement contre les enseignants et les
fonctionnaires, mais contre l'ensemble des libertés syndicales en
Côte d'Ivoire. Avec l'interdiction des piquets et la répression
des grévistes, nous assistons ici à une remise en cause complète
du droit de grève en général. Les enseignants ne pouvaient rester
impassibles face à cela. Ils n'avaient pas d'autre choix que de
repartir en grève pour laver leur honneur, montrer qu'ils ne se
laisseront pas intimider, mais aussi pour défendre l'ensemble du
mouvement syndical ivoirien.
La grève d'avril
La
rencontre tant attendue avec le premier ministre, le 5 avril,
s'étant soldée par un échec, les enseignants ont claqué la porte
des négociations. On se rend compte que le délai d'un mois demandé
par le gouvernement pour organiser les négociations n'était qu'une
pure manœuvre dilatoire afin de démobiliser le mouvement. Les mots
d'ordre sont donnés : « À situation exceptionnelle,
grève exceptionnelle ! », « Salaire coupé –
école coupée ! ». L'Isef n'a pas mâché ses mots :
situation illégale, illégitime, scandaleuse, inacceptable ;
acte inutilement provocateur, à quelques semaines à peine des
examens de fin d'année ; vision néolibérale du gouvernement
dont le dessein est d'affaiblir les syndicats et les partis
politiques. La grève reprend donc, avec les mêmes revendications,
auxquelles sont ajoutées le reversement immédiat des salaires
ponctionnées et l'abandon des poursuites contre les camarades.
Dès
le premier jour, six militants sont arrêtés à Abidjan, dont un
directeur d'école, pour avoir tenté de fermer une école qui
n'était pas la leur (dans les faits, tenté d'organiser ce qu'on
appelle un “piquet volant”). La ministre y va de ses déclarations
qui feraient pâlir d'envie même des monstres néolibéraux comme
feu Margaret Thatcher : « Toux ceux qui seront
arrêtés,
seront jugés et condamnés. Ils répondront de leurs actes devant la
justice.
Tout auteur d'acte portant atteinte à la bonne marche de l'école,
s'expose à la rigueur de la loi. C'est pourquoi j'invite les
directeurs régionaux et départementaux, les chefs d'antenne
pédagogique, les chefs d'établissements et les inspecteurs de
l'enseignement préscolaire et primaire à prendre les dispositions
utiles pour assurer la sécurité des personnes et des biens en
rapport avec les préfets et sous-préfets, et à informer en détail
la hiérarchie de l'évolution de la situation sur le terrain ».
Ou encore : « Conformément au thème de l'année scolaire
2012-2013 “Responsabilité individuelle et collective pour une
école performante”, tout auteur d'acte portant atteinte à la
bonne marche de l'école, s'expose à la rigueur de la loi. Par
ailleurs, tout est mis en œuvre pour garantir le droit de ceux qui
veulent aller au travail ». Avant de rappeler tout ce que les
enseignants ont ou auraient déjà gagné en six mois et que
franchement, ils n'ont aucune raison de se plaindre. Son chef de
cabinet surenchérit : la grève de l'Isef est inutile et
n'aboutira à rien, les enseignants doivent écouter leur “esprit
patriotique”, l'arrêt des cours risque de réduire à néant les
efforts du gouvernement pour repositionner l'école.
La grève d'avril a été massivement suivie. L'État a été à la
hauteur de sa propre logique néolibérale en envoyant les forces de
l'ordre “sécuriser” les lycées dans plusieurs villes, comme à
Yamoussoukro et Toumodi (où le préfet s'est impliqué
personnellement pour tenter de “rétablir le calme”, en
réquisitionnant la radio locale et des véhicules patrouillant les
rues pour diffuser la propagande du gouvernement), en arrêtant
encore des enseignants à Lakota, Tengréla, et même un inspecteur à
Grand-Bassam.
Une grève largement
soutenue
Très
vite, les enseignants ont pu à nouveau compter sur un très large
soutien. De la part de partis politiques d'abord : le soutien
du FPI évidemment, qui tente aujourd'hui, comme le RDR le
faisait par le passé, de se faire passer comme l'ami des syndicats
(et, fidèle à son sens légendaire de la demi-mesure, a même le
culot de qualifier le régime ADO de “fasciste” !), mais
aussi celui du PIT (“Parti ivoirien des travailleurs”), de l'UDL
(Union pour le développement et les libertés), de Lider (Liberté
et démocratie pour la république), etc. De la part de la société
civile ensuite : association de parents, autres syndicats, et
même la Ligue des droits de l'homme entrent dans la palabre et, tout
en appelant les enseignants au calme, dénoncent la responsabilité
du gouvernement dans ce nouveau chaos social.
Au
même moment, d'autres mouvements se sont produits en parallèle dans
l'enseignement. Tout d'abord, plusieurs instituteurs issus de la
promotion 2009-10 de la Cafop (Centre d'animation et de formation
pédagogique) ont marché le 4 avril sur le ministère pour
réclamer leurs matricules : après 18 mois sur le terrain,
ils n'ont en effet toujours pas reçu ni matricules, ni salaire !
2500 personnes seraient concernées. Gnamien Konan a promis
que tout serait réglé fin avril, que le problème venait de
l'informatisation du système administratif – depuis
deux ans ?
De
leur côté aussi, les fondateurs (patrons) d'écoles privées et la
Fédération nationale des enseignants du privé laïc de
Côte d'Ivoire (Feneplaci) ont saisi l'occasion pour lancer un
ultimatum au gouvernement concernant le non-paiement des subventions
pour les élèves affectés d'État : s'ils n'obtenaient pas
promesse de toucher le reliquat de 15 milliards de francs le
jour-même, ils allaient tout bonnement expulser les malheureux
élèves de leurs établissements. Déjà assiégé par la grève en
cours des enseignants du public, le gouvernement a agi très
rapidement pour leur apporter satisfaction.
Mais
le plus important soutien des enseignants est venu de la part de
leurs élèves. Le 16 avril, 300 élèves venus à
pied de cinq écoles d'Adjamé ont organisé un sit-in d'une journée
devant le ministère de l'Enseignement. Ils portaient des panneaux
avec les slogans : « Payer les professeurs », « On
veux faire cours » (sic), « Kandia, on va te déloger »,
« Kandia, on ne veut plus te voir dans ce ministère,
démissionne maintenant », « Kandia, respecte les élèves
et les enseignants, tu nous crées trop de problèmes ». Cinq
élèves ont été reçus par Ibrahima Kourouma qui s'est
contenté de leur resservir le baratin du gouvernement comme quoi les
élèves sont manipulés par leurs vilains professeurs. Au sortir du
bureau, les élèves ont pris la parole pour annoncer que si les
cours ne reprenaient pas la semaine suivante, il fallait s'attendre à
une révolte des élèves sur tout le territoire national.
Hausse des violences
Pendant
ce temps, un peu partout dans le pays, les élèves du public,
dégoutés de voir les “riches” du privé faire cours, ont
commencé à débouler dans les écoles privées pour en expulser les
élèves en plein début de session d'examens. À Bouaflé notamment,
une telle opération s'est soldée par une véritable bataille rangée
entre élèves et policiers, faisant dix blessés graves, dont trois
policiers. Un des meneurs qui avait été arrêté a vite été
relâché, afin d'éviter une escalade et des émeutes.
Les élèves ont été un important soutien des enseignants |
Dans
les autres villes, on a vu des situation similaires. À Issia par
exemple, un instituteur a été attaqué par des parents d'élèves,
et n'a eu la vie sauve que grâce à l'intervention de ses collègues.
Et
tout cela pendant que l'ensemble des ministres défilait dans les
rues de Côte d'Ivoire, en pleine campagne pour leurs fausses
élections municipales !
Bilan de la grève :
match nul
Finalement,
c'est après dix jours de grève, le lendemain des élections
municipales, que l'Isef a annoncé la fin de la grève, vu le retour
du gouvernement à de meilleurs dispositions. Les enseignants ont
fait leur point, ont démontré qu'ils ne se laisseraient pas
intimider. Ils ont obtenu la promesse du paiement des 1,7 milliards
de francs des frais de correction du Bac et du Bepc de 2012, la
hausse effective de 5000 f de l'indemnité logement pour les
instituteurs, le paiement, prévu en mai, de 25 % de la
bonification salariale (satisfaisant ainsi à 75 % les
engagements pris par l'État en 2007 sous Gbagbo), en plus de
toute une série de cadeaux non-réclamés au départ, tels que des
primes pour les directeurs, la prise en charge des frais de carburant
des conseillers pédagogiques, etc. La date de paiement des 25 %
restant de la bonification salariale n'a pas changé : 2014.
Mais
au final, ils n'ont rien vraiment obtenu de plus que ce qui leur
avait déjà été promis en février. Concernant le reversement des
ponctions, les négociations en ce sens ont été laissées à la
Société
civile,
sans aucune véritable promesse concrète. De l'avis de beaucoup
d'enseignants donc sur le blog de l'Isef, c'est beaucoup de bruit
pour rien. S'agit-il d'une victoire ou d'une défaite ?
Il
s'agit plutôt à notre avis d'un match nul. Les enseignants n'ont
peut-être rien obtenu, mais ils n'avaient en réalité pas d'autre
choix que de partir en grève. Ils ont lavé leur honneur et se sont
rallié une grande partie de la société, y compris le soutien
héroïque de leurs élèves. Cela ne présage que du bon pour
l'avenir. Si l'Isef tire correctement les leçons de ce mouvement,
elle peut en sortir considérablement renforcée.
Le régime révèle son
vrai visage
Le
mouvement des enseignants a de plus démasqué le régime. Nous avons
affaire ici à un gouvernement néolibéral particulièrement dur,
qui a révélé son vrai visage au cours de cette grève. Cette grève
se produisant en pleine campagne électorale, alors que l'ensemble
des ministres de gouvernement avait pris des vacances pour faire
campagne, et que le président de la république lui-même brille par
son silence, cela a eu un impact certain sur le taux record
d'absentéisme aux élections. Le gouvernement a en plus montré
qu'il est incapable de tenir la moindre parole, et qu'il répondra à
toute contestation par la chicote, malgré les déclarations allant
en sens contraire. Ce gouvernement de criminels de guerre ne se
soucie absolument pas de son peuple, comme il l'a bien montré aussi
par son absence de réaction après l'horrible drame de la
Saint-Sylvestre.
Cette
grève, avec le piètre résultat des élections locales qui ont
suivi, semble marquer un point tournant dans la situation politique
en Côte d'Ivoire. La confiance est rompue, même les militants
du RDR déchantent. En même temps que la grève des enseignants se
termine, les agents de l'OIPR (Office ivoirien des parcs et
réserves) sont déjà entrés en grève pour protester contre leur
manque de moyens pour affronter des braconniers lourdement armés.
Les fonctionnaires ont reporté à début mai leur grève prévue fin
avril, mais sans doute pour rien : là aussi, tout ce qui les
attend est sans doute répression et salaire coupé. Ah, et au fait,
on vient encore d'annoncer une hausse de +10 % du prix de la
viande de bœuf ! Tout semble indiquer qu'après une année 2012
relativement calme, la Côte d'Ivoire se dirige à présent vers
une période de conflit social généralisé.
Vers une convergence
des luttes
Cependant,
la population entre dans ce conflit en ordre dispersé. On le voit en
ce qui concerne l'enseignement : partout règne le corporatisme,
le chacun pour soi. Lorsque le public part en grève, le privé ne se
sent pas concerné. Lorsque les universités manifestent, les écoles
ne s'en soucient pas. Le laïc fait son mouvement, le catholique le
sien. Et tout cela mène à des conflits fratricides entre élèves
de différents établissements. S'il est vrai que les conditions et
les revendications ne sont pas les mêmes dans les différents
sous-secteurs (et qu'universités et écoles ne dépendent pas du
même ministère), il est évident que chacun a son lot de doléances
propres et que chacun fait face à la même machine gouvernementale
réactionnaire. Dans l'intérêt du mouvement, et pour la survie des
élèves et des enseignants, il faut absolument construire une
plate-forme de combat commune regroupant l'ensemble du secteur de
l'éducation, du pré-primaire au supérieur.
Au-delà
de l'enseignement, on voit qu'il y a aujourd'hui un malaise à
l'échelle de l'ensemble de la fonction publique. Les médecins, les
fonctionnaires, les gardes-forestiers, les chauffeurs de bus, et même
les militaires et policiers ont leurs propres revendications. Que
chacun apporte sa liste de doléance, et que l'on aille vers une
journée de grève nationale de la fonction publique, avec
manifestation de rue dans toutes les villes !
Et on
pourrait aussi facilement trouver des alliés parmi les chauffeurs de
taxi, les ouvriers de diverses usines, etc. et parmi la population en
général qui lutte contre les coupures (qui ne sont pas des
délestages) et contre la vie chère.
L'État n'a pas les
moyens ?
Le régime néolibéral d'ADO ne pliera en effet pas si facilement.
Il a derrière son cou l'haleine chaude et fétide du FMI, qui lui
réclame toujours plus d'efforts pour “maitriser la masse
salariale”. Car la masse salariale de l'État ivoirien dépasserait
en effet les 43 % des recettes fiscales, alors que la norme dans
l'Uemoa est de 35 %. Il faudrait donc, pour éviter un
nouvel endettement du pays, refuser toute hausse salariale, licencier
toutes les “bouches inutiles”, restreindre au strict minimum
toute embauche dans la fonction publique. En contradiction flagrante
avec le programme de campagne du président, qui parlait de créer un
million d'emplois, de lutter contre la vie chère et d'améliorer les
conditions de vie de tous. Voilà pourquoi l'argent ne circule pas.
Pourtant, il est bien connu, et cela est défendu aujourd'hui par
l'ensemble des économistes sérieux, tels que Paul Krugman,
ancien directeur de la Banque centrale des États-Unis, que la
meilleure manière de favoriser la croissance d'un pays est de
distribuer l'argent à la population pour qu'elle-même puisse, par
sa consommation, favoriser la création d'entreprises, la production
agricole, etc. Mais c'est tout l'inverse que l'on voit aujourd'hui.
Le régime ADO est en train de suivre les mêmes mesures d'austérité
qui sont en ce moment-même en train d'approfondir la crise en
Europe.
La masse salariale est trop grande par rapport aux recettes
fiscales ? Mais augmentons ces recettes alors ! La
Côte d'Ivoire est un pays qui regorge de ressources naturelles.
Mais celles-ci sont malheureusement pillées par des multinationales
qui exercent leur chantage sur le gouvernement, à l'instar de
Cargill qui menace de délocaliser le mois prochain si le
gouvernement persiste dans son idée de lui supprimer ses privilèges
fiscaux qu'elle continue à toucher indument.
Face à la misère et au chantage des multinationales, face à
l'affairage et à la corruption de notre bourgeoisie ivoirienne bien
installée, il nous faut exiger la nationalisation de l'ensemble de
la filière cacao du transport à l'exportation, la nationalisation
des grandes plantations, des mines et des champs pétroliers, la
renationalisation enfin de la CIE, de la Sodeci, des télécoms, des
banques et du port d'Abidjan (entre autres), sous contrôle et
gestion démocratique de la part des travailleurs, sans privilèges
pour les cadres élus et révocables à tout moment. C'est sur cette
base seulement que l'on pourra financer des salaires décents pour
l'ensemble de la population ivoirienne, en plus d'opérer une réelle
renaissance de l'enseignement, des services publics et de
l'infrastructure. L'argent est là, faisons-le circuler !
En attendant, c'est aux syndicats qu'il revient de tirer les leçons
de la grève, d'ouvrir les yeux de la population sur la véritable
nature du régime ADO, c'est-à-dire, un gouvernement capitaliste
néolibéral, néocolonial et anti-pauvres dont le but n'est pas de
servir la population mais de se servir soi-même tout en favorisant
ses sponsors impérialistes. Marchons vers la réconciliation
nationale par la lutte généralisée contre ce gouvernement bandit.
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