Monde : Charlie Hebdo ou l'absurdité du terrorisme individuel

Grâce aux soi-disant « héros de l'islam », les musulmans d'Europe n'ont jamais autant souffert

On voit aujourd'hui en Afrique et en Asie des mouvements de masse de musulmans qui protestent contre les nouvelles provocations de Charlie Hebdo. Ces mouvements ont fait une dizaine de morts au Niger. On voit des manifestants porter des pancartes « Je suis Kouachi ». Cependant, le point de vue des musulmans d'Europe est bien différent. Eux maudissent les terroristes. Au point où certains se demandent si l'attentat contre Charlie Hebdo n'était pas un complot contre les musulmans ! Explications et analyse.

Charlie Hebdo, c'est quoi ?

Charlie Hebdo est un magazine satirique, semblable au magazine Bol'Kotch en Côte d'Ivoire, connu pour ses caricatures acerbes envers les dirigeants du monde, politiciens, chefs d'entreprise, mais aussi dirigeants religieux. Son style « irrévérencieux » est issu la période de contestation des années '60 en France, où le mouvement révolutionnaire qui a culminé avec mai 68 remettait en question tous les piliers moraux du capitalisme et du patriarcat, y compris le mariage, la famille et la religion. C'était l'époque du fameux « Faites l'amour pas la guerre », une période qui a vu une explosion de créativité et d'expérimentation artistique à tous niveaux. À ce titre, Charlie Hebdo est une relique d'un âge en partie révolu.

Charlie Hebdo s'est toujours rangé du côté des opprimés du monde entier. Par exemple, il a écrit tout un dossier sur les crimes d'Areva au Niger et dénonçait régulièrement le pillage organisé de la Françafrique.

Charlie Hebdo a commencé à s'attirer l'opprobre lorsqu'il a décidé, « au nom de la liberté d'expression », de publier des caricatures du prophète Mahomet qui avaient été interdites dans d'autres pays. Ces caricatures n'étaient pas franchement amusantes et faisaient un amalgame assez insultant entre islam et terrorisme. Ainsi l'image du prophète une bombe sur la tête.

Avec son style d'une autre époque et son humour discutable qui petit à petit faisait rire de moins en moins de gens, Charlie Hebdo n'était plus qu'un petit hebdomadaire marginal lu par une poignée d'intellectuels bobo « de gauche ». Il se trouvait au bord de la faillite. Mais paradoxalement, l'attentat de janvier 2015 lui a permis d'acquérir une renommée mondiale. Le magazine tire à présent 5 millions d'exemplaires, est vendu sur tous les continents, et les gens se battent pour l'acheter.

On voit déjà à quel point l'attentat a complètement raté son objectif déclaré.

Mouvement antiislam en France

Liberté d'expression ?

On a beaucoup parlé de liberté d'expression et de démocratie ces dernières semaines. En effet, ce n'est pas la première fois qu'un attentat se revendiquant de l'islam se produit en Occident. Mais le fait qu'un journal soit attaqué et non une synagogue ou des bureaux revêt un caractère symbolique particulier. Pour certains, on aurait touché « aux fondements de la démocratie », donc de la civilisation.

Mais peut-on tout dire ? Il est clair que certaines caricatures parues dans Charlie Hebdo étaient franchement insultantes pour de nombreux musulmans. On se demande à présent si une loi ne serait pas nécessaire pour interdire de se moquer des symboles religieux. Mais cela est très dangereux.

Tant que la loi est déterminée et appliquée par un État qui est l'État de l'oligarchie capitaliste, une minorité d'exploiteurs en guerre permanente contre leur propre peuple, nous ne pouvons accepter la moindre loi qui restreigne la liberté d'expression, même en ce qui concerne les propos les plus outrageux. Car ces lois finissent toujours par se retourner contre la société civile, utilisées à des fins politiques.

Quelques exemples : en France, il existe une loi qui interdit l'apologie du terrorisme. C'est au nom de cette loi que l'humoriste Dieudonné, militant d'extrême-droite, a été condamné au lendemain de l'attentat au cours d'un procès que beaucoup jugent « politique ». Loin de faire taire Dieudonné, cette décision de justice lui permet maintenant de passer pour un martyr de la cause « antisioniste ». Mais cette loi pourrait se voir étendue à d'autres types de discours. En Russie, c'est l'apologie de « l'extrémisme » qui est interdite : dans les faits, tout discours qui prône un changement radical de société est condamnable d'une peine d'emprisonnement, ce qui inclut le discours révolutionnaire.

Même chose en ce qui concerne la critique des autorités ou symboles religieux. À la suite du scandale des Pussy Riots dans la grande cathédrale de Moscou en 2012, le régime poutinien a adopté une loi interdisant tout propos pouvant « heurter la sensibilité des croyants », quelle que soit la religion. Dans les faits, cela signifie qu'il est désormais interdit de remettre en question l'existence de Dieu en public et qu'il est interdit de critiquer la mainmise croissante de l'église chrétienne russe orthodoxe sur l'ensemble de la société, y compris l'enseignement et l'État de manière générale.

Effectivement, en tant que socialistes, nous ne pouvons tolérer des discours insultants aux yeux de toute une partie de la population ou susceptibles de diviser le peuple. Mais il est hors de question de donner pouvoir à l'État de légiférer notre liberté d'expression. Les propos racistes doivent être combattus par des mouvements de masse et par l'éducation populaire.

Dans le cas de Charlie Hebdo, ce magazine était déjà en train d'être puni pour ses propos par le fait que de moins en moins de gens s'y intéressaient et l'achetaient. Mais cela, c'était avant l'attentat qui lui a sauvé la vie.

Manifestation antiislam en Belgique

Pourquoi caricaturer Mahomet est plus grave que caricaturer Jésus ?

Au vu de la réaction des musulmans partout dans le monde à la suite de la dernière édition de Charlie Hebdo, l'extrême-droite chrétienne accuse les musulmans du fait qu'ils n'ont aucun humour et n'acceptent pas la critique de leur religion. En effet, aucun chrétien selon eux ne réagit aussi violemment lorsqu'on caricature Jésus ou le pape. Bref, selon ces chrétiens de droite, les musulmans sont tous des barbares fanatiques avec qui on ne peut pas discuter.

La réalité est plus nuancée.

D'abord, sur le plan purement « technique », l'islam d'aujourd'hui n'autorise aucune représentation imagée du prophète Mahomet ni de Dieu, humoristique ou non. Une représentation imagée du prophète, même respectueuse, est déjà considérée comme un affront ; une caricature est un double affront.

Mais ce n'est pas tout. Il y a un important élément socio-politique.

Le système capitaliste mondial dans lequel nous vivons aujourd'hui est un système né en Occident chrétien et dominé par une élite de culture chrétienne ou juive. Le christianisme est devenu par conséquent la religion “par défaut” du système. Critiquer l'establishment catholique ou orthodoxe, c'est critiquer le système en même temps.

Les musulmans de leur côté forment une des couches les plus opprimées de la population mondiale. Des pays comme la Libye, l'Iraq, la Syrie sont bombardés et démantelés. Ailleurs c'est l'occupation de la Palestine par Israël. Au Sri Lanka, en Thaïlande, en Inde, bouddhistes et hindouistes appellent au meurtre des musulmans. En Russie, des provinces musulmanes séparatistes comme la Tchétchénie ou le Daghestan ont été dévastées par des années de guerre. En Europe, les musulmans forment une des couches les plus pauvres et les plus discriminées de la population. Difficile de « s'intégrer » quand la vie quotidienne est faite d'un nombre incalculable de petites humiliations !

Dans un tel contexte, il est évident que pour beaucoup de musulmans, le système capitaliste-impérialiste leur a tout pris. La religion est la dernière chose qui leur reste. On peut donc comprendre que toute attaque contre l'islam provoque des réactions outrées de la part de ces populations.

D'ailleurs, ce n'est pas pour rien si les plus grandes manifestations anti-Charlie Hebdo de la semaine passée se sont déroulées au Niger, au Pakistan et en Syrie. Il s'agit en effet de trois pays qui souffrent le plus de la dévastation causée par l'impérialisme. On n'a pas vu de mouvements aussi grands en Égypte, au Maroc ou en Indonésie, qui sont des pays relativement souverains et où la population jouit d'un niveau de vie relativement meilleur.

Ceci dit, il ne faut pas non plus aller jusqu'à dire que l'islam est « la religion des opprimés ». L'islam est aussi la religion de l'élite saoudienne qui tire d'énormes bénéfices de l'exploitation du pétrole tout en pratiquant quatre décapitations par semaine dans son propre pays. C'est la religion de la bourgeoisie iranienne qui opprime les femmes et enferme les syndicalistes. En Égypte, les Frères musulmans arrivés au pouvoir après la révolution se sont faits rapidement détester par une grande partie de la population et chasser par une nouvelle révolte populaire après même pas un an au gouvernement.

Pire encore, les groupes de soi-disant « combattants de l'Islam » comme Aqmi, Boko Haram, Da'esh, tuent beaucoup plus de musulmans que de non musulmans et imposent des régimes extrêmement réactionnaires là où ils occupent le territoire. Et le Hamas palestinien qui prétend défendre les Palestiniens en envoyant des missiles sur Israël ne fait que convaincre les pauvres Israéliens de continuer à voter pour le régime militaire sioniste et donner une excuse à ce même régime pour contrattaquer par de nouveaux massacres de masse, comme on l'a vu l'an passé avec la dernière attaque sur Gaza.

Combattre pour les droits de la population musulmane ne veut pas dire que nous fermons les yeux sur les exactions des dirigeants musulmans, ni que nous acceptons de manifester aux côtés de groupes terroristes qui se revendiquent de l'islam.

Au fait, il convient de rappeler que l'islam n'a pas le monopole du terrorisme. On se souvient encore de la fusillade de l'intégriste chrétien Anders Breivik en Norvège en 2011, qui avait abattu une centaine de jeunes regroupés au camp de vacances du parti socialiste norvégien. Il y a eu aussi la fusillade d'Anvers en Belgique en 2006, où un fanatique anti-immigrés était descendu dans la rue pour abattre plusieurs personnes « de couleur » dont une petite fille de deux ans. Et puis les nombreuses exactions commises chaque semaine par les militants d'extrême-droite en Grèce, en Allemagne, en Hongrie, en France…

Les plus grands mouvements anti-Charlie ont eu lieu dans des pays
à qui le système n'a rien laissé, hormis la religion

La bêtise terroriste

Ce que les manifestants « pro-Kouachi » d'Asie et d'Afrique ne comprennent pas, c'est que l'attaque contre Charlie Hebdo a été la pire attaque contre les musulmans d'Europe. Depuis cet attentat, les musulmans d'Europe n'ont jamais autant souffert. On le voit d'ailleurs avec cette vidéo d'un journaliste d'al-Jazeera en pleurs à l'annonce de l'attentat.

Au point que certains pensent que cette attaque, loin de vouloir défendre le prophète, était le fruit d'un complot antimusulmans.

En effet, depuis cet attentat, des dizaines de mosquées ont été brulées ou saccagées par des fanatiques chrétiens partout en Europe. En Allemagne, le mouvement Pegida manifeste chaque semaine « contre l'islam » – ce mouvement s'est à présent étendu à toute l'Europe, y compris en Espagne, en Belgique… Toute l'extrême-droite est renforcée, partout en Europe, de l'Angleterre à la Grèce, en passant évidemment par la France ou le Front national se confirme en tête des sondages.

En Belgique, la menace terroriste a servi de prétexte au gouvernement de droite pour faire descendre l'armée dans la rue. En plein contexte de contestation sociale à grande échelle, alors que le pays a connu le mois passé la plus grande grève de son histoire, on n'ose imaginer les conséquences potentielles.

L'attentat anti-Charlie Hebdo a également été du pain béni pour l'extrême-droite israélienne. Le Premier ministre israélien Netanyahou (qui selon le gouvernement français n'avait pas été invité à la marche pour la paix à Paris mais s'est imposé de lui-même) va se servir de cet attentat pour continuer à justifier son oppression du peuple palestinien, ces « barbares ».

Et puis, est-ce qu'un simple magazine est à l'origine de toute la misère infligée par le système aux musulmans du monde entier ?

Sans parler de l'attaque simultanée sur un magasin de produits cacher. Comme si abattre de pauvres juifs qui pratiquent leur religion en achetant certains produits pourrait améliorer la condition des musulmans dans le monde.

Les musulmans d'Europe savent que les terroristes ne sont pas de leur côté. D'ailleurs, ce n'est pas pour rien si le Malien musulman Coulibaly a été stoppé par le Malien musulman Bathily. De ces deux musulmans, lequel a fait avancer l'islam ?

Manifestant musulman lors de la marche « Charlie » à Paris

Comment faire cesser la violence ?

Les violences religieuses sont attisées par diverses forces politiques qui cherchent à diviser la population afin de saper sa capacité de résistance contre la politique d'austérité qui lui est infligée. On cherche à susciter la méfiance de part et d'autre. La population est alors tentée de se ranger derrière des partis « nationalistes » qui disent vouloir lutter contre l'immigration et plus contrôler les immigrés. Mais cette politique ouvre la porte à des dérives autoritaires qui finalement se retournent contre l'ensemble de la population.

D'un autre côté, le terrorisme islamiste a deux sources principales : la discrimination en Europe et les interventions impérialistes partout dans le monde. Une autre cause plus générale qui pousse les gens à des actes de terroriste individuel est le désespoir et le sentiment de ne plus avoir rien à perdre.

Pour faire cesser les violences, il faut donc continuer à tout faire pour construire un mouvement de masse qui regroupe toute la population, quelle que soit la religion ou l'origine nationale, pour lutter contre ces fléaux. Contre chaque intervention militaire française ou américaine à l'étranger. Pour le retrait des troupes occidentales des pays d'Afrique et d'Asie. Contre la politique d'austérité en Occident et pour une politique socialiste qui garantisse à chacun un emploi, un logement, une place à l'école, et des services publics de qualité.

À partir du moment où les richesses qui nous sont volées tous les jours par les capitalistes nous reviendront enfin, où la population n'aura plus besoin de rien, nous pourrons enfin vivre en harmonie dans une société débarrassée de la haine, de la méfiance et de la violence. En attendant, il nous faut lutter contre les discriminations et contre les discours de division destinés à nous détourner de notre objectif.

Le héros Lassana Bathily : «Je suis musulman pratiquant,
j’ai aidé des juifs car on est des frères »