jeudi 15 janvier 2015

Monde : Rapport de la réunion du Comité exécutif international du CIO (5)

Perspectives mondiales : l'Amérique latine



Un cycle s'achève, un autre commence


Début décembre 2014, s'est tenue une réunion du Comité exécutif international du CIO (CEI), une structure composée de 2-3 délégués de chaque section nationale du CIO, élus lors de notre Congrès mondial bisannuel. Comme lors de chacune de ces réunions, le CEI a débattu de l'actualité mondiale, région par région, pays par pays, ainsi que de l'état d'avancement de notre travail dans nos différentes sections, pour ensuite déterminer notre ligne politique au niveau international, cela en vue d'encourager, accompagner, structurer et guider le processus de la révolution mondiale à venir jusqu'à l'année prochaine.

Ce rapport est en sept parties : 1) Économie mondiale et grandes tendances géopolitiques ; 2) États-Unis et Europe ; 3) Moyen-Orient/Afrique du Nord et Europe de l'Est ; 4) Asie du Sud et de l'Est + Afrique ; 5) Amérique latine (tendances et Amérique centrale) ; 6) Amérique du Sud ; 7) Débat sur la question nationale

Ceci est le cinquième document de cette série, concernant l'Amérique latine en général et l'Amérique centrale en particulier.

Ce document – produit par les camarades du CIO en Amérique latine – a été discuté, amendé et voté lors de la dernière réunion du Comité exécutif international du CIO. Étaient présent à cette réunion les camarades des sections brésilienne, bolivienne, chilienne et vénézuélienne du CIO.




Retrouvez toute la série d'articles en cliquant sur ce lien : CEI 2014.


À la fin des années '2000, nous avons vu la croissance de mouvements de gauche partout en Amérique latine, des mouvements qui sont le fruit de la crise de l'élite traditionnelle, de sa politique néolibérale et de la crise de l'impérialisme occidental (et surtout de l'impérialisme américain).

En même temps, l'émergence de la Chine en tant que puissance mondiale et le retour de la Russie en tant qu'acteur de poids dans l'ordre géopolitique mondial a mené certains pays dont les dirigeants utilisent une rhétorique antiimpérialisme occidental à faire appel à ces puissances pour contrer l'hégémonie des États-Unis dans la région.

L'Amérique latine a connu 15 ans de relatives stabilité et prospérité, qui a en partie calmé le “volcan andin” de la lutte de classes qui faisait irruption depuis des décennies, tandis que la population cherchait des alternatives au néolibéralisme. Cependant, la complexité et la profondeur de la crise actuelle du capitalisme, qui n'a toujours pas récupéré de la crise financière de 2008, commencent à se faire sentir avec de plus en plus intensité dans la sous-région, tout comme les gouvernements des soi-disant « grands alliés » que sont la Russie et la Chine sont à leur tour à présent confrontés à une situation difficile sur le plan économique et à une crise sociale et politique. Tout ce tableau fait s'accumuler différents éléments qui pourront déclencher une nouvelle période de lutte mais aussi de potentielles défaites pour les processus révolutionnaires en Amérique latine.

Cette vaste région est une des plus riches au monde, mais aussi celle où les inégalités sont les plus fortes au monde ; elle passe à présent à travers une période de profondes contradictions. D'un côté, les gouvernements pro-libre échange et pro-occidentaux commencent à avoir des problèmes sur le plan non seulement économique, mais aussi socio-politique. La Colombie, le Mexique, le Chili, le Pérou constituent autant de bombes à retardement sociales, où des mouvements peuvent à tout moment exploser pour exiger plus de droits démocratiques et une répartition plus équitable des richesses.

D'un autre côté, les gouvernements « de gauche » anti-occident, alliés à la Russie et à la Chine, sont ébranlés par une double crise : d'un côté, l'impact de la crise capitaliste internationale, qui démontre que le système s'étend à l'échelle mondiale et qu'il n'existe aucune solution nationale ; de l'autre côté, l'épuisement ou l'échec des tentatives réformistes entreprises par les gouvernements dits de gauche en vue de mettre en place une économie « mixte » où l'intervention étatique dans l'économie serait couplée aux investissements privés.

Cette politique avait été accompagnée de programmes sociaux populistes qui ont été abandonnés car leur survie précaire dépendait trop de l'économie et du cours des matières premières sur les marchés internationaux.

De profondes contradictions existent dans tous ces processus, par exemple au Venezuela, dont l'économie est plongée dans la stagnation. Nous voyons que le décès de Hugo Chávez a constitué un point tournant, et que la direction du mouvement “chaviste” montre des signes inquiétants de virage à droite, menaçant ainsi les immenses gains sociaux et politiques obtenus par les travailleurs et les pauvres.

D'un autre côté, la crise se prolonge dans d'autres pays, où la faillite de l'élite a pratiquement fait de ces pays des “États défaillants”, surtout en Amérique centrale : Mexique, Honduras, Guatemala, El Salvador… Les narco-mafias, les milices et l'intervention impérialiste américaine (la soi-disant “guerre contre la drogue”) ont approfondi les crises sociales et politiques dans ces pays, ce qui crée le potentiel pour un programme révolutionnaire radical afin d'en finir avec la violence, la pauvreté et l'inégalité qui touchent les travailleurs ruraux, les peuples autochtones et l'ensemble des pauvres et des opprimés.

Les routes suivies par la drogue et les réfugiés vers les États-Unis


Le conflit entre le bloc Chine/Russie et le bloc États-Unis/Europe


Un conflit géopolitique est de manière générale en train de se tramer à l'échelle de toute la sous-région, qui oppose les vieilles puissances occidentales aux nouvelles puissances impérialistes dans le cadre d'une lutte pour la domination sur les marchés d'Amérique latine, surtout en ce qui concerne l'extraction des matières premières, les mines et la vente de produits transformés. Ce conflit a mené à la constitution de deux blocs politiques et économiques dans la sous-région. Le bloc pro-occident, soutenu par les États-Unis et par l'Union européenne, a formé l'“Alliance pacifique”, qui comprend le Mexique, le Pérou, la Colombie, le Panama et le Chili. Face à lui se trouve le Mercosur-Alba, avec le Brésil, le Venezuela, l'Uruguay, Cuba, la Bolivie, l'Équateur et le Nicaragua. Ce conflit pèse énormément dans la politique sous-régionale et, d'une manière ou d'une autre, conditionne la lutte de classes et le rapport de forces. 

S'il semble s'agir à première vue d'un conflit entre deux blocs antagonistes, celui-ci reste en réalité entièrement inscrit dans les limites et dans la logique du capitalisme. On ne peut  en effet pas parler de “Guerre froide” vu que la Russie et la Chine actuelles ne représentent plus un autre modèle de société mais sont simplement de nouvelles puissances impérialistes-capitalistes qui cherchent à se tailler une place dans un monde encore dominé par d'autres puissances capitalistes. 

Même si les deux blocs paraissent défendre chacun leur propre vision, l'un défendant le libre marché (une politique dite “mondialiste”), l'autre un marché protégé et régulé (une politique dite “nationaliste”), cela ne les a tout de même pas empêché d'organiser toute une série de réunions entre eux afin de définir des modalités de collaboration. Cette évolution est aussi le reflet des contradictions au sein du Venezuela, de l'Argentine et du Brésil.

Un autre aspect crucial est l'influence de la Chine, qui ne doit toutefois pas être surestimée, tout comme il ne faut pas non plus sous-estimer l'influence des États-Unis. Il serait totalement incorrect de croire que la nouvelle puissance, même si elle est émergente, a déjà surpassé l'ancienne puissance, même si elle est en déclin.

De nombreux analystes réformistes provenant de la gauche opportuniste ont annoncé que la sous-région est en train de se libérer de la domination des États-Unis, qui auraient selon eux perdu leur prépondérance en Amérique latine. Cela pourrait être considéré comme vrai en termes généraux si nous nous contentions de jeter un œil sur l'évolution de la carte politique du début du 21ème siècle : l'arrivée de plus en plus de régimes “nationalistes” avec une rhétorique hostile envers les États-Unis et l'Union européenne. Cependant, c'est loin d'être le cas en réalité.

Il est vrai que les États-Unis n'ont plus la même domination de la sous-région que dans le passé. Mais cela ne veut pas dire qu'ils ont perdu leur capacité d'intervention. John Kerry, secrétaire d'État américain, a certes affirmé la fin de la doctrine Monroe (une politique formulée en 1823 qui condamne toute intervention européenne « aux Amériques » ainsi que toute intervention américaine en Europe, et qui a servi de prétexte pour justifier le système néocolonial étatsunien en Amérique latine après l'indépendance vis-à-vis de l'Espagne et du Portugal), mais cela non plus ne signifie pas que les États-Unis ont complètement abandonné l'idée d'une hégémonie en Amérique latine. La mise au placard de la doctrine Monroe veut juste dire que les États-Unis reconnaissent ne plus être les seuls à vouloir être les maitres sur leur “arrière-cour” latino, avec l'arrivée de nouvelles puissances rivales.

Les États-Unis restent un facteur déterminant dans la sous-région. Selon un article de Juan Gabril Tokatlian paru en novembre 2013 dans le journal espagnol El Pais, les États-Unis ont intensifié leur intervention dans la sous-région, mais via d'autres méthodes. Par exemple, ils ont fermé leur “École des Amériques” dans laquelle ils formaient les futurs dictateurs à leur solde en Amérique latine, mais ils maintiennent une nouvelle forme d'aide militaire via les soi-disant “guerre contre la terreur” ou “guerre contre la drogue”.

Près de 200 000 soldats latino-américains ont été entrainés par les États-Unis ou ont reçu un soutien technique étatsunien entre les années 2009 et 2011. En outre, même si leurs tentatives de conserver légalement leurs sept bases militaires en Colombie ont échoué, les États-Unis ont réactivé leur Quatrième Flotte dans la mer des Caraïbes (ou Antilles), alors que cette flotte avait été démobilisée en 1950. Un autre fait important est qu'entre 2009 et 2014, l'aide militaire américaine à la sous-région a dépassé les 17 milliards de dollars (9500 milliards de francs CFA), soit le plus gros investissement à l'étranger réalisé par n'importe quel pays. 

La Cepal (Commission économique de l'ONU pour l'Amérique latine) a en outre révélé qu'en 2012, 24 % des investissements des multinationales américaines ont été effectués dans la sous-région.

Tout cela montre bien que les États-Unis sont loin d'avoir perdu leur domination en Amérique latine. Cependant, ils ne sont plus seuls, et l'arrivée d'autres pays tels que la Chine ou la Russie a un effet sur la situation politique. Tous ces facteurs doivent être rigoureusement pris en considération par les révolutionnaires afin de se faire une idée correcte du rapport de forces et de la lutte de classes dans la sous-région.

La doctrine Monroe : les États-Unis disent “Bas les pattes de l'Amérique”
à l'Europe et à l'Afrique

L'Amérique centrale et le Mexique

L'Amérique centrale et le Mexique est une région qui se caractérise d'une part par son état de guerre, de l'autre par sa situation explosive. Ce sont ces pays qui ont été les plus affectés par la politique d'intervention des États-Unis et par sa “guerre contre la drogue” menée au cours de la dernière décennie. La région est devenue extrêmement explosive, avec de plus en plus de confrontations et des violences croissantes qui rendent la vie infernale aux travailleurs, aux pauvres et aux opprimés. 

Le “triangle du Nord”, composé du Guatemala, du Salvador, du Honduras et du Mexique, est devenu une des zones les plus violentes et les plus inégalitaires au monde. Le taux de meurtre y est de 50 personnes par an pour 100 000 habitants. Le taux de meurtre des femmes en particulier y a atteint des proportions terrifiantes. Le militantisme syndical et politique est devenu une profession extrêmement risquée. Des dizaines de milliers de syndicalistes et de dirigeants paysans ont été tués dans ces pays au cours des dix dernières années.

Les questions de la réforme agraire, d'une distribution équitable du revenu et des droits de l'homme, sont devenues cruciales dans ces pays. La situation est si désespérée qu'on voit une migration de masse d'enfants et d'adolescents qui partent sans leurs parents se chercher un “avenir” aux États-Unis. En 2014, c'est ainsi plus de 50 000 enfants et jeunes gens qui ont tenté de traverser la frontière du Mexique aux États-Unis. Cela a forcé le gouvernement Obama à prendre des mesures, et le problème de l'immigration des Latinos est devenu un enjeu véritablement stratégique pour la classe dirigeante américaine.

Cette situation illustre l'abysse de la crise du capitalisme, un système incapable de résoudre les problèmes de l'humanité. En Amérique centrale, les parents de ces enfants et de ces jeunes candidats à l'émigration paient entre 5000 et 10 000 $ à diverses mafias (de 3 à 5 millions de francs CFA) pour qu'elles fassent passer leurs enfants en territoire américain où ils auront la possibilité d'une vie meilleure. Toutefois, seuls 15 % des immigrés parviennent à obtenir un asile ou une aide. Le reste soit meurt en tentant de franchir la frontière, soit est enfermé dans des “abris” aux États-Unis jusqu'à ce qu'ils soient rapatriés dans leur pays de départ. Cette situation tragique a poussé John Kerry à visiter ces pays afin de conclure des accords avec leurs gouvernements en vue de mettre un terme à cet exode.

Mais contrairement à cette tragédie sociale, la politique prédatrice menée en Amérique centrale par le grand capital et l'impérialisme se poursuit. La plupart de ces pays ont signé des accords de libre échange avec les États-Unis qui ont approfondi l'ampleur des contradictions sociales et stimulé les mobilisations et la gauche, surtout dans le secteur rural. Il y a eu de grandes manifestations dans ce secteur au Panama, au Guatemala et au Honduras, ce qui montre que même dans le cadre de ce scénario extrêmement défavorable, les conditions objectives sont telles qu'il n'y a pas d'autre choix que de se battre. 

Manifestation d'un collectif paysan au Guatemala pour l'accès au foncier,
la nationalisation et la protection de la “Terre-Mère”

Mais il s'agit d'une lutte qui comporte de nombreux éléments de violence armée vu que la région est marquée par une forte présence de groupes paramilitaires utilisés indirectement par la classe dirigeante pour tuer tout effort de “subversion” de la part des travailleurs, des paysans ou du peuple de manière générale. Le dernier exemple en date est celui de la défense de Michoacan au Mexique, où les civils ont été forcés de se défendre et de s'organiser contre les cartels de la drogue et leurs milices, vu la faillite de la politique sécuritaire de l'État mexicain.

Il existe d'importantes forces de gauche révolutionnaire dans cette région, ce qui permet de poser la question d'une fédération socialiste des nations d'Amérique centrale et de promouvoir un programme directement socialiste révolutionnaire. Il est très important d'entrer en contact avec ces organisations, malgré les quelques différences qui peuvent exister entre nous, en vue du développement de forces politiques révolutionnaires dans la région.

Il est tout aussi important d'avoir une politique envers les organisations des droits de l'homme qui, contrairement à celles d'autres pays d'Amérique latine ou à celles des pays du capitalisme développé, sont dans ces pays de véritables organisations militantes jouissant d'un large soutien social et regroupant des militants sérieux ; certaines de ces organisations en sont même venues à jouer un rôle de refuge pour les militants de gauche confrontés à un environnement hostile. 

L'Amérique centrale n'a pas un très grand poids économique, mis à part le Mexique, mais sa position géopolitique est cruciale dans le cadre du conflit actuel pour l'hégémonie sur le marché. Le canal de Panama fait partie intégrante de ces enjeux. Le canal de Panama est un canal gigantesque et très profond qui relie l'océan Atlantique à l'océan Pacifique, tout aussi important que le canal de Suez en Égypte, qui permet d'éviter un détour de plusieurs dizaines de milliers de kilomètres aux bateaux qui autrefois étaient contraints de faire le tour de l'Amérique du Sud

Alors qu'une très grande partie de la richesse mondiale transite par ce canal, la Chine cherche maintenant à construire un nouveau canal transocéanique à travers le Nicaragua, sur base d'une concession de 50 ans renouvelable pour une nouvelle période de 50 ans, pour un investissement total de 40 milliards de dollars (20 000 milliards de francs CFA). La Chine, via ses entreprises privées, aura un contrôle absolu sur ce canal.

Cela pose une autre question : celle de l'environnement. Ce méga-projet aura en effet un impact énorme : en plus de créer un nouveau lien entre deux océans dont l'évolution s'était déroulée séparément depuis des millions d'années, le trajet prévu du canal passera par le plus grand lac d'Amérique latine, le lac Cocibolca (qui occupe une grande partie de la surface du Nicaragua) et détruira 25 % des forêts tropicales du pays.

Le projet de nouveau canal transocéanique sous contrôle chinois,
à côté du canal de Panama déjà existant

Le Mexique


Ce pays résume aujourd'hui la situation à l'échelle de toute la zone. Après la disparition de 43 étudiants dans l'État de Guerrero, le gouvernement de Peña Nieto et du PRI (Parti révolutionnaire institutionnel) ne peuvent plus tenter de faire passer la situation de ces étudiants comme un cas isolé. La disparition macabre de ces 43 étudiants a été la goutte d'eau qui a fait déborder le vase dans le contexte de siège et de violence qui prévaut dans le pays. La conjoncture actuelle contient des éléments de situation prérévolutionnaire.

Depuis le début du gouvernement de Felipe Calderón, le prédécesseur de Nieto, il y a eu officiellement plus de 120 000 “disparitions” dans le pays, en particulier dans le cadre du processus d'émigration que nous avons mentionné ci-dessus. La présidence de Calderón a officiellement compté 102 696 homicides. Sous le gouvernement actuel, c'est officiellement 8000 personnes qui ont disparu : les 43 étudiants ne sont que le sommet de l'iceberg. Mais malheureusement, ces statistiques pourraient être bien plus élevées en réalité, puisque des études indépendantes affirment qu'entre 2010 et 2013, environ 93 % des cas n'ont jamais été rapportés ni suivis.

Le gouvernement de Peña Nieto, qui n'est que dans sa deuxième année d'exercice du pouvoir, se concentre sur des réformes économiques telles que l'amendement de la constitution qui annule la nationalisation du pétrole mexicain accomplie en 1938 par Lázaro Cárdenas. Cette réforme vise à faire passer entre les mains du capital étranger l'industrie du pétrole mexicain (Pemex), qui appartient toujours à l'État. Le gouvernement justifie cela en disant que cela est nécessaire pour moderniser Pemex et pour enrayer la baisse de la production en cours depuis des années à cause de retards technologiques, mais la réalité est que cela fait entrer Pemex dans un processus de privatisation mixte qui permettrait à l'élite capitaliste de reprendre le contrôle de l'économie et qui ferait perdre sa souveraineté au Mexique.

Les tentatives de privatiser Pemex, la violence qui a éclaté partout dans le pays, en plus des années de hausse des inégalités et d'oppression des travailleurs – tout cela a mobilisé une importante gauche mexicaine mais qui n'a pas encore muri assez que pour représenter une alternative viable et cohérente aux yeux de la population.

Les évènements du 26 septembre à Iguala, dans l'État de Guerrero, a marqué un point tournant dans l'histoire du pays. Les mobilisations se sont accrues au cours des derniers mois, et ce qui semblait n'être au départ qu'un conflit provincial s'est étendu à tout le pays. Des manifestations nationales sont organisées et il y a eu des appels à la grève générale. Ce mouvement de masse se fait par-dessus la tête des dirigeants des partis traditionnels de la droite et du “centre gauche” (Parti révolutionnaire institutionnel, Parti action nationale, Parti de la révolution démocratique) qui ne parviennent pas à contrôler la situation.

La disparition des 43 étudiants a radicalisé le mécontentement de la classe prolétaire et des pauvres mexicains. Les manifestations ont déjà fait tomber le maire de la ville d'Iguala et le gouverneur de la province de Guerrero, où les étudiants ont disparu. Il y a à présent un véritable risque que la contestation emporte également le gouvernement national.

Nieto est dans une situation critique. Son gouvernement a beau tenter d'acheter le silence des parents des 43 étudiants, le fait reste, comme nous l'avons dit, que ces 43 étudiants n'ont été que la goutte d'eau qui a fait déborder le vase. La situation dans le pays aujourd'hui est bien plus explosive que jamais auparavant. Une explosion sociale de grande ampleur aurait qui plus est des répercussions non seulement en Amérique centrale, mais aussi aux États-Unis et en Amérique du Sud, malgré le fait qu'historiquement ce continent ait toujours été une zone distincte de l'Amérique centrale.

Encore une fois, la clé du problème est le facteur subjectif d'une direction révolutionnaire. Il est possible que le gouvernement parvienne à stabiliser quelque peu la situation, mais la machine est en route et il sera difficile de l'arrêter. Il est vrai que, dans l'histoire de la lutte de classes au Mexique, il y a déjà eu des manifestations massives et des situations clairement prérévolutionnaires, voire révolutionnaires, qui finalement ne se sont pas matérialisées. Mais aujourd'hui, la situation pourrait être différente. 

La crise mondiale du capitalisme bat les élites dirigeantes et ne leur donne que très peu de marge de manœuvre, de sorte qu'une situation clairement révolutionnaire au Mexique pourrait très bien se développer sur le court terme. Les tâches cruciales pour le pays consistent toujours à tirer les leçons de l'échec du mouvement zapatiste et du PRD, ainsi que la formation d'un nouveau parti prolétaire indépendant de masse.

Cependant, il est encore trop tôt pour tirer des conclusions. Ce qui est clair est que la situation est en train d'atteindre ses limites et que quelque chose va se passer dans cet important pays.

Marche au Mexique : « Peña – démission !! »

Cuba : « Rectifier ou couler »


« Rectifier ou couler » : c'est avec cette phrase que Raúl Castro a lancé le sixième congrès du Parti communiste cubain en avril 2011, le premier congrès de l'ère d'après Fidel (qui vit toujours mais a démissionné en 2008, à l'âge de 82 ans, au profit de son frère Raúl). Cela a été le début d'un processus que la bureaucratie stalinienne au pouvoir à Cuba a baptisé la “rectification” du modèle socialiste. Cela a ouvert tout un débat parmi la gauche cubaine et dans le reste du monde quant à la possibilité d'une restauration capitaliste sur cette ile, plus de 50 ans après la révolution et le blocus économique.

Depuis lors, la bureaucratie cubaine n'a pas pu facilement accomplir les réformes car celles-ci menacent de manière irréversible les acquis de l'âge d'or de la révolution des années '60 et '70. La caste dirigeante cubaine fait face au dilemme classique : réforme ou révolution. La pression s'opère des deux côtés : les vieilles générations veulent préserver le modèle des années '60, tandis que la nouvelle génération exige une modernisation et une flexibilisation du système politique et social.

La caste dirigeante se retrouve donc à un carrefour. À ce stade, elle sait que la route vers la contrerévolution dirigée par les exilés de droite réfugiés à Miami aux États-Unis n'est plus seulement une menace, mais une réalité. En effet, le soutien dont ces réactionnaires jouissent de la part du capital et des États-Unis leur permet de tirer profit des nouvelles réformes du marché et de pénétrer l'économie cubaine par la voie légale, ce qui accélère du même coup le processus de restauration capitaliste.

Raúl Castro est bien conscient de cela lorsqu'il dit vouloir « promouvoir une économie mixte afin de sauver le système socialiste pour maintenir les acquis de la révolution », en ajoutant que « ceci sera le dernier rôle joué par la génération historique ». Cela veut dire que le régime cubain est d'accord pour un changement graduel de modèle afin d'éviter d'engendrer des troubles majeurs qui pourraient remettre son pouvoir en question.

L'ancien président du Venezuela Hugo Chávez à Cuba
devant un monument à Che Guevara

Mais les intentions de la caste dirigeante cubaine ne dépendent pas que d'elle-même. En avril de cette année, Augusto de la Torre, le chef de l'unité Amérique latine de la Banque mondiale, commentait ainsi les changements en cours dans l'ile : « Nous savons tous que Cuba passe par un processus d'ouverture … Il me semble que la modernisation de l'économie cubaine est à prendre très au sérieux ». Ces affirmations en disent long sur ce qui est en train de se passer dans l'ile. Au cours de la même interview, le même M. de la Torre disait trouver inquiétante la situation au Venezuela, en termes de l'impact que cela pourrait avoir sur l'ouverture de Cuba.

En effet, le Venezuela a été le sauveur de Cuba lors de la dernière décennie grâce à sa coopération économique et à ses remises sur le prix du pétrole. Par exemple, en 2012, nous avons rencontré un chauffeur de taxi cubain indépendant à la Havane, à qui nous avons demandé l'importance qu'avait pour lui et les Cubains Chávez et la “révolution bolivarienne”. Ce à quoi il a répondu que grâce à eux, il n'y a plus de délestages à Cuba et le rationnement de l'essence et du pétrole a cessé. Cela montre que le revirement de politique gouvernementale en cours au Venezuela est parti pour causer de sérieux problèmes à Cuba et à ses dirigeants. Ceux-ci se verront alors contraints soit d'accélérer les réformes, soit de stagner en maintenant le modèle tel qu'il est depuis ces dernières années.

Tout cela a poussé la bureaucratie cubaine à rechercher d'autres alliés sur le plan international, et c'est ainsi qu'elle s'est tournée vers les Brics. Durant la récente visite de Vladimir Poutine et de Xí Jìnpíng dans la région en juillet 2014, dans le cadre de la rencontre des Brics avec le Mercosur (Marché commun du Sud, un bloc commercial regroupant le Venezuela, le Brésil, le Paraguay, l'Uruguay et l'Argentine) et le Celac (Communauté d'États latino-américains et caraïbes, qui regroupe l'ensemble des pays de la sous-région), le régime cubain – tout comme le Brésil d'ailleurs – a profité de leur présence pour faire serment d'allégeance envers la Russie et la Chine et annoncer son soutien à ces puissances émergentes.

La Russie a annulé sa dette envers Cuba, laquelle datait de l'ère soviétique. La Chine, la Russie et le Brésil ont reçu le contrôle des zones économiques exclusives cubaines (telles que le récent port de Mariel), des zones où des lois spéciales sont d'application en termes de flexibilité des conditions de travail et d'accès libre aux investissements privés en plus d'un régime de taxation allégé. Dans la même logique, un mois avant la visite de Poutine et Xí Jìnpíng de l'année passée, le gouvernement cubain a adopté une nouvelle loi sur les investissements privés étrangers, qui offre de nouveaux avantages fiscaux sur l'ile.

Mais toutes les réformes ne pourront pas passer sans une certaine résistance de la part des travailleurs et de la population cubains, qui vont exiger des concessions en retour. Parallèlement à cela, la bureaucratie cubaine a cédé sur le plan de certains droits démocratiques fondamentaux. Elle a mis un terme à la criminalisation des communautés LGBT et autres formes de diversité sexuelle, a autorisé le travail en indépendant et l'apparition de petites entreprises privées (telles que restaurants, cafés, etc.). Elle a allégé les restrictions quant aux voyages à l'étranger. Cependant, ces réformes sont limitées par le manque de ressources économiques de l'État cubain et par le fait qu'elles sont toujours sous le contrôle d'une bureaucratie lourde et inefficace.

Toute une partie de la gauche indépendante cubaine, tels que nos camarades du groupe “Observatoire critique” et d'autres socialistes démocratiques et intellectuels, a exprimé son inquiétude par rapport aux réformes : s'il est vrai que des corrections doivent être effectuées, celles qui sont en train d'être opérées en ce moment sont très limitées et ne vont finalement bénéficier qu'à une petite minorité, comme on l'a déjà vu d'ailleurs dans le secteur touristique dont seules les multinationales et la bureaucratie ont tiré profit. 

Un processus dangereux est à l'œuvre avec l'élargissement des différences économiques au sein de la société cubaine, c'est-à-dire l'émergence d'une classe moyenne liée à la bureaucratie étatique. Cela va encourager une restauration capitaliste complète qui balayera les dernières grandes réalisations de la révolution cubaine telles que les soins de santé et le système d'enseignement dont la qualité est réputée dans le monde entier.

En même temps, la question des droits démocratiques et la revendication de plus de participation populaire aux prises de décision restent importantes. Il y a une véritable polarisation sur ce front entre la droite miaméenne et la gauche révolutionnaire en rupture avec la bureaucratie du PC.

Cuba se trouve à la croisée des chemins. Il est clair que l'évolution de la situation au niveau sous-régional va fortement influencer le développement de ce processus interne. Une nouvelle situation est en train de s'ouvrir. S'il est vrai que les réformes entreprises par le régime ouvrent la voie à de nombreuses contradictions et menaces, elles nous offrent aussi toute une série d'opportunités. Il y a une lente croissance de mouvements et d'idées politiques de gauche en opposition à la politique de la bureaucratie. Cela est très important si on considère également l'importance du mouvement pour les droits démocratiques et du facteur générationnel : le conflit croissant entre la nouvelle génération plus “pragmatique” et la vieille garde orthodoxe. Tous ces facteurs seront déterminants pour l'avenir de la révolution cubaine.


Nous devrons suivre de près ces nouveaux développements et coordonner les actions de solidarité et les initiatives de la gauche cubaine, dans le but de corriger les erreurs commises tout en nous efforçant de faire de Cuba un point de référence sain pour les luttes qui vont survenir partout dans le monde.

Les dirigeants historiques de la révolution cubaine cherchent à faire
des concessions au capitalisme tout en évitant la faillite de leur système.
La nouvelle génération doit se préparer

Lien vers la sixième partie de ce document : perspectives pour l'Amérique du Sud.

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