La fin des inégalités ?
– article par notre camarade Weizmann
Hamilton, BEN du Parti ouvrier et socialiste d'Afrique du Sud (WASP),
section sud-africaine du CIO
Le sommet sur le foncier de l'ANC
(Congrès national africain, le parti au pouvoir en Afrique du Sud)
de mai 2018 a décidé de soumettre à son BEN une proposition
d'amendement à la Loi d'expropriation devant permettre
l'expropriation de terres sans aucune compensation (ESC). La Cour
constitutionnelle se verra alors demander de valider sa conformité à
l'article 25 de la constitution sur la propriété. Julius
Malema, le dirigeant des Combattants pour la liberté économique
(EFF), a promis à l'ANC qu'il pourra compter sur ses 6 % de
voix à l'Assemblée nationale pour compléter les 62 % de l'ANC
afin d'assurer la majorité des deux tiers requise pour amender la
constitution.
Comme il fallait s'y attendre, les
partis blancs de droite ont sonné l'alarme parmi les Blancs du pays,
tant en ville qu'à la campagne, pour les prévenir de ce désastre
imminent qui inclura selon eux des invasions et des déguerpissements
tout en intensifiant le mythe toxique du génocide des planteurs
blancs. L'Alliance démocratique a dénoncé l'ESC comme un vol et
une violation de la sacro-sainte propriété privée. Même Business
Day, journal libéral habituellement sobre, s'est lancé dans le
mélodrame : « L'expropriation des terres, une raison de
paniquer » ; le rédacteur Tim Cohen de BusinessLive se
lamentait quant à lui d'une « Erreur désespérée, terrible
et historique sur le foncier ».
Il reste à voir si la proposition de
l'ANC résultera bel et bien en une modification de la constitution.
Cependant, l'ANC n'attend même pas que la Cour constitutionnelle
rende son verdict. Il y a actuellement un consensus parmi les experts
juridiques, selon laquelle l'article sur la propriété de la
constitution n'interdit pas l'expropriation sans compensation et
n'insiste pas de manière décisive sur le principe du « vendeur
libre, acheteur libre » ni sur le fait que l'expression d'une
compensation « juste et équitable » signifie « conforme
à la valeur du marché ».
Le gouvernement de la province de
Gauteng (Johannesburg) va à présent immédiatement commencer à
identifier les terres inutilisées pour leur « revente
rapide ». Il mettra en place un programme de « site et
service » pour distribuer les actes de propriété de façon
hebdomadaire, chaque vendredi.
L'ESC nous permettra-t-elle d'obtenir
l'émancipation économique et la correction des injustices sociales
provoquées par les expropriations du régime des colons et de
l'apartheid ?
Les inégalités ne viennent pas de la
race, mais de la classe sociale
Les nationalistes noirs affirment que
TOUS les Blancs détiennent la richesse d'Afrique du Sud. S'il est
vrai que la pyramide sociale héritée de l'apartheid et du
colonialisme (avec les Blancs au sommet, les Indiens en-dessous
d'eux, les « colorés » encore plus bas et les Noirs tout
en bas) persiste encore aujourd'hui, les inégalités raciales
restent moins importantes que les inégalités de classe. En fait, la
principale raison de la hausse des inégalités dans notre pays est
que les riches Noirs deviennent de plus en plus riches tandis que les
pauvres Noirs deviennent de plus en plus pauvres.
Cela s'applique aussi à la propriété
foncière. Seuls 8 % des Blancs vivent à la campagne. De ce
fait, dire que TOUS les Blancs détiennent les terres du pays, c'est
mentir. Aujourd'hui comme sous l'apartheid, seule une toute petite
minorité de la population blanche détient la majorité des
richesses de notre pays en général et des terres en particulier.
Tout se passe donc comme si les EFF
ferment les yeux sur les nombreuses trahisons de l'ANC. En réalité,
le principal argument qui démontre la trahison de l'ANC est que le
vol des terres des Noirs sans la moindre compensation s'est poursuivi
sous son règne comme au temps de l'apartheid.
Le plan GEAR – la première trahison
d'une longue série
La soi-disant « politique de
redistribution et d'emploi pour la croissance » (GEAR en
anglais) a eu un effet catastrophique. Dans les villes où les masses
s'attendaient à une vie décente pour tous, ces espoirs ont été
trahis. Dans les zones rurales, la politique de l'ANC sur le foncier
(« redistribution, restitution et réforme) a échoué.
L'« ouverture » du marché
agricole sud-africain promue par le GEAR a pris les anciens planteurs
blancs et les nouveaux planteurs noirs pour les jeter en pâture aux
requins du capitalisme mondial. Les plans d'ajustement structurel
contenus dans le GEAR ont eu pour effet que les ressources consacrées
à la réforme du foncier, qui n'avaient jamais excédé les 1 %
du budget national, ont atteint aujourd'hui leur plus bas niveau
(0,4 % du budget national, dont à peine 0,1 % pour la
redistribution des terres). Seules 9 % des terres à
redistribuer l'ont été depuis la fin de l'apartheid.
La Dr Aninka Claassens,
directrice du Centre de recherches sur le foncier et la redevabilité,
faisait remarquer au comité pour la Réforme du foncier que la
propriété foncière est aujourd'hui moins sécurisée qu'elle ne
l'était du temps de l'apartheid. Les quelques personnes qui ont pu
acquérir des terres redistribuées restent soumis à des « droits
d'usage conditionnel » en fonction de leur « productivité ».
Le budget de la réforme du foncier,
tout comme les terres redistribuées, sont la proie des hauts cadres
étatiques. Au rythme actuel, on estime il faudra encore 40 ans
de plus pour exécuter la redistribution initialement prévue. Mais
s'il fallait rouvrir l'ensemble des 397.000 dossiers de demande de
restitution des terres volées par les colons, le processus pourrait
prendre plus de 700 ans au rythme actuel. La corruption est le
principal ennemi de la redistribution des terres.
Les planteurs blancs sont confrontés à
des couts de production de plus en plus élevés, ce qui les a
poussés à se débarrasser de centaines de milliers de manœuvres
agricoles et métayers, accélérant d'autant plus la migration vers
les villes. Étant donné le peu de dépenses publiques dans les
logements sociaux, cela a engendré de vastes quartiers précaires et
autres bidonvilles. Il y a eu plus de 4000 occupations de
terrain rien qu'au cours des deux dernières années. Dans les zones
urbaines, les populations sont désespérément à la recherche de
logements, d'emplois, et d'un accès à la santé et à
l'enseignement.
Comme le faisait remarquer le Pr
Mmatlou Kalaba (professeur d'économie agricole à l'université de
Pretoria), le régime d'apartheid avait soutenu les planteurs blancs
en leur accordant des subsides directs, en créant des coopératives,
des conseils de filière, en subsidiant les engrais et autres
facteurs de production, en instaurant des lignes de crédit agricole
facilitées, en imposant des frais de douane élevés pour
l'important des produits agricoles, et en garantissant l'accès au
marché de ces planteurs par un strict contrôle des prix et
l'organisation des filières. Qu'a fait le gouvernement ANC ? Il
a entièrement démantelé tout ce système pour ouvrir complètement
notre secteur agricole, allant même jusqu'à dépasser les critères
imposés par l'Organisation mondiale du commerce. Aujourd'hui, seuls
13 % des bénéficiaires de crédits agricoles sont des Noirs.
De nos jours, la production agricole de
notre pays est monopolisée par une petite poignée de conglomérats,
à leur tour contrôlé par le capital financier. À peine
40.000 exploitations modernes et de grande taille, fonctionnant
comme des entreprises à part entière, produisent 91 % de la
production agricole totale. Ces entreprises et leurs partenaires au
niveau des intermédiaires (transporteurs, industriels, grossistes,
etc.) et des supermarchés contrôle totalement la disponibilité,
les prix, la qualité et la valeur nutritionnelle de tout ce que nous
mangeons. Les petits planteurs traditionnels n'ont absolument rien à
dire.
Ces grandes corporations agricoles et
agro-alimentaires sont à leur tour contrôlées par les banques :
Standard Bank, First Road, Nedcor, Investec, et des établissements
internationaux tels que JP Morgan Securities ou la RMB Morgan
Stanley. Ces banques et holdings contrôlent à peu près 70 %
de la production agricole totale.
L'ANC continue à déguerpir les Noirs
La plupart des chefs traditionnels des
sociétés précapitalistes collaboraient avec le colonialisme et
l'apartheid. Pour cette raison, nombre d'entre eux ont été
confrontés à une résistance armée, dont la plus célèbre est
celle du Pondoland à la fin des années 1950. Mais au lieu de
démanteler ces institutions, l'ANC les a légitimées, les a
financées et a accru leurs pouvoirs. Les chefs traditionnels
collaborent avec les grandes entreprises et les multinationales qui
pillent les ressources minérales, détruisent l'environnement et
exploitent les populations rurales. Les villageois noirs se
retrouvent aujourd'hui locataires des terres communales, sans aucun
titre foncier ni droit de développer le terrain ; on peut les
en chasser à tout moment.
Ainsi, le fonds Ngonyama détient 30 %
des terres les plus fertiles de la province du KwaZulu-Natal ;
ce fonds a été donnée à la maison royale zouloue en secret par le
président de l'apartheid Frederik de Klerk au père du roi actuel
une semaine avant les élections de 1994 afin de le convaincre
d'y participer avec son parti ; il reste à ce jour la propriété
exclusive de la maison royale. Les agriculteurs reçoivent des
certificats de « Permis d'occupation », qui sont un
héritage de l'apartheid. Ce fonds a obtenu 96 millions de rands
(4 milliards de francs CFA) en 2016/2017 rien qu'en loyers
de terres agricoles. Ce fonds prévoit à présent de remplacer les
Permis d'occupation par des accords de bail sur 40 ans. Les
bails des mauvais payants seront annulés et ils seront expropriés
de leur exploitation sans aucune compensation pour les
investissements qu'ils y auront apportés.
Ramaphosa insiste aujourd'hui sur le
fait que l'ESC ne doit pas menacer la « sécurité
alimentaire ». Ceci est un message adressé aux grands cartels
agricoles pour leur faire comprendre que le plan d'expropriation ne
les concernera pas. Le roi des Zoulous, Goodwill Zwelithini, a menacé
de prendre des initiatives pour résister à toute tentative de
démanteler son fonds comme cela avait été recommandé par l'ancien
président Motlanthe et son panel de haut niveau sur la législation
et l'accélération de la réforme (PHN). Immédiatement après avoir
annoncé son plan d'expropriation des terres, Ramaphosa a rassuré la
Chambre des chefs traditionnels sur le fait qu'ils resteront les
gardiens légalement reconnus des terres coutumières. Lors du sommet
sur le foncier, il a demandé pardon pour Motlanthe qui avait
qualifié les chefs coutumiers d'autant de « dictateurs
villageois de pacotille » ; dans la pratique, cela revient
à rejeter les recommandations du PHN les concernant.
Ailleurs, on a la chefferie de
Bafokeng, qui contrôle les profits réalisés par les mines de
platine sur son territoire, et qui est gangrenée par la corruption.
Le procès intenté par cette maison royale contre le département du
Développement rural et des Affaires foncières montre bien que les
dirigeants traditionnels ne se considèrent redevables ni au
gouvernement, ni à leurs « sujets ». La maison royale de
Bakofeng insiste sur le fait qu'elle est la seule gardienne légitime
de plus de 60 propriétés sur son territoire et qu'elle n'est
pas concernée par le plan de réforme du foncier.
Les EFF sont entièrement d'accord avec
Ramaphosa sur le fait que les propriétés des chefs coutumiers
capitalistes doivent rester intactes. Leur porte-parole national,
Mbuyiseni Ndlozi, a récemment confirmé le fait que les EFF n'ont
aucune intention de toucher à la propriété privée. Tant l'ANC que
les EFF ont répondu aux menaces du roi Zwelithini par des demandes
de conciliation.
Seul le socialisme peut éradiquer la
pauvreté, les inégalités et le chômage de masse
Il est possible, même probable, que
quelques expropriations sans compensation se fassent avec ou sans
amendement constitutionnel. Confronté à une défaite imminente aux
élections de 2019, l'ANC cherche désespérément à regagner
une partie de soutien électoral en se montrant comme un parti
capable de prendre des mesures radicales.
Mais le plan d'ESC n'éradiquera pas
les inégalités, le chômage ni la misère. Le fait que Ramaphosa
parle aujourd'hui de redistribution des terres ne veut pas dire qu'il
s'est détourné du capitalisme néolibéral – bien au contraire,
il n'a cessé de réaffirmer l'attachement de son parti à ce
système. Son budget pour 2018 est le plus antisocial jamais vu
depuis les plans d'ajustement structurel de 1994. La crainte de voir
la note du pays dégradée par les agences de notation signifie qu'il
n'y aura pas la moindre hausse des budgets sociaux.
Ce n'est pas la redistribution des
terres qui fournira des emplois, des soins de santé, des écoles et
des services publics de qualité et accessibles à tous. Ramaphosa a
beau parler de sécurité alimentaire, cela ne veut rien dire pour
les 15 millions de Sud-Africains qui vont se coucher le ventre
vide chaque soir, ni les 18 % d'enfants noirs (les 20 %
d'enfants « colorés », 7 % d'Indiens et 7 % de
Blancs) qui souffrent de retards de croissance causés par la
malnutrition.
Le plan de partage des terres de la
province de Gauteng ne va pas non plus libérer les heureux nouveaux
propriétaires de la cherté de la vie toujours croissante. Pour ce
gouvernement, cela revient aussi à abandonner sa responsabilité de
construire des logements sociaux. Les personnes capables de s'offrir
une hypothèque encourent le risque de se voir déguerpis par les
banques : un millier de maisons sont récupérées par les
banques chaque mois dans le pays. Cela fait bien longtemps en fait
que les capitalistes appliquent leur propre plan d'expropriation dans
les campagnes comme dans les villes.
Les banques, les grandes exploitations
agricoles, l'industrie, la construction, le commerce sont tous
inextricablement liés les uns aux autres dans la reproduction de la
misère et des inégalités. Si l'ANC n'a jamais mis en place une
véritable transformation radicale de l'économie (ce qui
signifierait nationaliser les cartels agricoles et financiers qui
dominent la production, la distribution et la vente de nourriture
sous le contrôle et la gestion démocratiques de la classe
prolétaire), ce n'est pas parce que la constitution l'en empêche.
Ce qui l'en empêche, c'est son dévouement au capitalisme, tout
comme les EFF y sont dévoués. Le soi-disant débat autour de
l'article sur la propriété n'est qu'une diversion, une tentative
d'infecter les masses avec le même crétinisme constitutionnel dont
souffre leur parti.
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