mercredi 22 août 2018

Afrique du Sud : Expropriation des terres sans compensation


La fin des inégalités ?


– article par notre camarade Weizmann Hamilton, BEN du Parti ouvrier et socialiste d'Afrique du Sud (WASP), section sud-africaine du CIO

Le sommet sur le foncier de l'ANC (Congrès national africain, le parti au pouvoir en Afrique du Sud) de mai 2018 a décidé de soumettre à son BEN une proposition d'amendement à la Loi d'expropriation devant permettre l'expropriation de terres sans aucune compensation (ESC). La Cour constitutionnelle se verra alors demander de valider sa conformité à l'article 25 de la constitution sur la propriété. Julius Malema, le dirigeant des Combattants pour la liberté économique (EFF), a promis à l'ANC qu'il pourra compter sur ses 6 % de voix à l'Assemblée nationale pour compléter les 62 % de l'ANC afin d'assurer la majorité des deux tiers requise pour amender la constitution.


Comme il fallait s'y attendre, les partis blancs de droite ont sonné l'alarme parmi les Blancs du pays, tant en ville qu'à la campagne, pour les prévenir de ce désastre imminent qui inclura selon eux des invasions et des déguerpissements tout en intensifiant le mythe toxique du génocide des planteurs blancs. L'Alliance démocratique a dénoncé l'ESC comme un vol et une violation de la sacro-sainte propriété privée. Même Business Day, journal libéral habituellement sobre, s'est lancé dans le mélodrame : « L'expropriation des terres, une raison de paniquer » ; le rédacteur Tim Cohen de BusinessLive se lamentait quant à lui d'une « Erreur désespérée, terrible et historique sur le foncier ».

Il reste à voir si la proposition de l'ANC résultera bel et bien en une modification de la constitution. Cependant, l'ANC n'attend même pas que la Cour constitutionnelle rende son verdict. Il y a actuellement un consensus parmi les experts juridiques, selon laquelle l'article sur la propriété de la constitution n'interdit pas l'expropriation sans compensation et n'insiste pas de manière décisive sur le principe du « vendeur libre, acheteur libre » ni sur le fait que l'expression d'une compensation « juste et équitable » signifie « conforme à la valeur du marché ».

Le gouvernement de la province de Gauteng (Johannesburg) va à présent immédiatement commencer à identifier les terres inutilisées pour leur « revente rapide ». Il mettra en place un programme de « site et service » pour distribuer les actes de propriété de façon hebdomadaire, chaque vendredi.

L'ESC nous permettra-t-elle d'obtenir l'émancipation économique et la correction des injustices sociales provoquées par les expropriations du régime des colons et de l'apartheid ?


Les inégalités ne viennent pas de la race, mais de la classe sociale

Les nationalistes noirs affirment que TOUS les Blancs détiennent la richesse d'Afrique du Sud. S'il est vrai que la pyramide sociale héritée de l'apartheid et du colonialisme (avec les Blancs au sommet, les Indiens en-dessous d'eux, les « colorés » encore plus bas et les Noirs tout en bas) persiste encore aujourd'hui, les inégalités raciales restent moins importantes que les inégalités de classe. En fait, la principale raison de la hausse des inégalités dans notre pays est que les riches Noirs deviennent de plus en plus riches tandis que les pauvres Noirs deviennent de plus en plus pauvres.

Cela s'applique aussi à la propriété foncière. Seuls 8 % des Blancs vivent à la campagne. De ce fait, dire que TOUS les Blancs détiennent les terres du pays, c'est mentir. Aujourd'hui comme sous l'apartheid, seule une toute petite minorité de la population blanche détient la majorité des richesses de notre pays en général et des terres en particulier.

Tout se passe donc comme si les EFF ferment les yeux sur les nombreuses trahisons de l'ANC. En réalité, le principal argument qui démontre la trahison de l'ANC est que le vol des terres des Noirs sans la moindre compensation s'est poursuivi sous son règne comme au temps de l'apartheid.


Le plan GEAR – la première trahison d'une longue série

La soi-disant « politique de redistribution et d'emploi pour la croissance » (GEAR en anglais) a eu un effet catastrophique. Dans les villes où les masses s'attendaient à une vie décente pour tous, ces espoirs ont été trahis. Dans les zones rurales, la politique de l'ANC sur le foncier (« redistribution, restitution et réforme) a échoué.

L'« ouverture » du marché agricole sud-africain promue par le GEAR a pris les anciens planteurs blancs et les nouveaux planteurs noirs pour les jeter en pâture aux requins du capitalisme mondial. Les plans d'ajustement structurel contenus dans le GEAR ont eu pour effet que les ressources consacrées à la réforme du foncier, qui n'avaient jamais excédé les 1 % du budget national, ont atteint aujourd'hui leur plus bas niveau (0,4 % du budget national, dont à peine 0,1 % pour la redistribution des terres). Seules 9 % des terres à redistribuer l'ont été depuis la fin de l'apartheid.

La Dr Aninka Claassens, directrice du Centre de recherches sur le foncier et la redevabilité, faisait remarquer au comité pour la Réforme du foncier que la propriété foncière est aujourd'hui moins sécurisée qu'elle ne l'était du temps de l'apartheid. Les quelques personnes qui ont pu acquérir des terres redistribuées restent soumis à des « droits d'usage conditionnel » en fonction de leur « productivité ».

Le budget de la réforme du foncier, tout comme les terres redistribuées, sont la proie des hauts cadres étatiques. Au rythme actuel, on estime il faudra encore 40 ans de plus pour exécuter la redistribution initialement prévue. Mais s'il fallait rouvrir l'ensemble des 397.000 dossiers de demande de restitution des terres volées par les colons, le processus pourrait prendre plus de 700 ans au rythme actuel. La corruption est le principal ennemi de la redistribution des terres.

Les planteurs blancs sont confrontés à des couts de production de plus en plus élevés, ce qui les a poussés à se débarrasser de centaines de milliers de manœuvres agricoles et métayers, accélérant d'autant plus la migration vers les villes. Étant donné le peu de dépenses publiques dans les logements sociaux, cela a engendré de vastes quartiers précaires et autres bidonvilles. Il y a eu plus de 4000 occupations de terrain rien qu'au cours des deux dernières années. Dans les zones urbaines, les populations sont désespérément à la recherche de logements, d'emplois, et d'un accès à la santé et à l'enseignement.

Comme le faisait remarquer le Pr Mmatlou Kalaba (professeur d'économie agricole à l'université de Pretoria), le régime d'apartheid avait soutenu les planteurs blancs en leur accordant des subsides directs, en créant des coopératives, des conseils de filière, en subsidiant les engrais et autres facteurs de production, en instaurant des lignes de crédit agricole facilitées, en imposant des frais de douane élevés pour l'important des produits agricoles, et en garantissant l'accès au marché de ces planteurs par un strict contrôle des prix et l'organisation des filières. Qu'a fait le gouvernement ANC ? Il a entièrement démantelé tout ce système pour ouvrir complètement notre secteur agricole, allant même jusqu'à dépasser les critères imposés par l'Organisation mondiale du commerce. Aujourd'hui, seuls 13 % des bénéficiaires de crédits agricoles sont des Noirs.

De nos jours, la production agricole de notre pays est monopolisée par une petite poignée de conglomérats, à leur tour contrôlé par le capital financier. À peine 40.000 exploitations modernes et de grande taille, fonctionnant comme des entreprises à part entière, produisent 91 % de la production agricole totale. Ces entreprises et leurs partenaires au niveau des intermédiaires (transporteurs, industriels, grossistes, etc.) et des supermarchés contrôle totalement la disponibilité, les prix, la qualité et la valeur nutritionnelle de tout ce que nous mangeons. Les petits planteurs traditionnels n'ont absolument rien à dire.

Ces grandes corporations agricoles et agro-alimentaires sont à leur tour contrôlées par les banques : Standard Bank, First Road, Nedcor, Investec, et des établissements internationaux tels que JP Morgan Securities ou la RMB Morgan Stanley. Ces banques et holdings contrôlent à peu près 70 % de la production agricole totale.


L'ANC continue à déguerpir les Noirs

La plupart des chefs traditionnels des sociétés précapitalistes collaboraient avec le colonialisme et l'apartheid. Pour cette raison, nombre d'entre eux ont été confrontés à une résistance armée, dont la plus célèbre est celle du Pondoland à la fin des années 1950. Mais au lieu de démanteler ces institutions, l'ANC les a légitimées, les a financées et a accru leurs pouvoirs. Les chefs traditionnels collaborent avec les grandes entreprises et les multinationales qui pillent les ressources minérales, détruisent l'environnement et exploitent les populations rurales. Les villageois noirs se retrouvent aujourd'hui locataires des terres communales, sans aucun titre foncier ni droit de développer le terrain ; on peut les en chasser à tout moment.

Ainsi, le fonds Ngonyama détient 30 % des terres les plus fertiles de la province du KwaZulu-Natal ; ce fonds a été donnée à la maison royale zouloue en secret par le président de l'apartheid Frederik de Klerk au père du roi actuel une semaine avant les élections de 1994 afin de le convaincre d'y participer avec son parti ; il reste à ce jour la propriété exclusive de la maison royale. Les agriculteurs reçoivent des certificats de « Permis d'occupation », qui sont un héritage de l'apartheid. Ce fonds a obtenu 96 millions de rands (4 milliards de francs CFA) en 2016/2017 rien qu'en loyers de terres agricoles. Ce fonds prévoit à présent de remplacer les Permis d'occupation par des accords de bail sur 40 ans. Les bails des mauvais payants seront annulés et ils seront expropriés de leur exploitation sans aucune compensation pour les investissements qu'ils y auront apportés.

Ramaphosa insiste aujourd'hui sur le fait que l'ESC ne doit pas menacer la « sécurité alimentaire ». Ceci est un message adressé aux grands cartels agricoles pour leur faire comprendre que le plan d'expropriation ne les concernera pas. Le roi des Zoulous, Goodwill Zwelithini, a menacé de prendre des initiatives pour résister à toute tentative de démanteler son fonds comme cela avait été recommandé par l'ancien président Motlanthe et son panel de haut niveau sur la législation et l'accélération de la réforme (PHN). Immédiatement après avoir annoncé son plan d'expropriation des terres, Ramaphosa a rassuré la Chambre des chefs traditionnels sur le fait qu'ils resteront les gardiens légalement reconnus des terres coutumières. Lors du sommet sur le foncier, il a demandé pardon pour Motlanthe qui avait qualifié les chefs coutumiers d'autant de « dictateurs villageois de pacotille » ; dans la pratique, cela revient à rejeter les recommandations du PHN les concernant.

Ailleurs, on a la chefferie de Bafokeng, qui contrôle les profits réalisés par les mines de platine sur son territoire, et qui est gangrenée par la corruption. Le procès intenté par cette maison royale contre le département du Développement rural et des Affaires foncières montre bien que les dirigeants traditionnels ne se considèrent redevables ni au gouvernement, ni à leurs « sujets ». La maison royale de Bakofeng insiste sur le fait qu'elle est la seule gardienne légitime de plus de 60 propriétés sur son territoire et qu'elle n'est pas concernée par le plan de réforme du foncier.

Les EFF sont entièrement d'accord avec Ramaphosa sur le fait que les propriétés des chefs coutumiers capitalistes doivent rester intactes. Leur porte-parole national, Mbuyiseni Ndlozi, a récemment confirmé le fait que les EFF n'ont aucune intention de toucher à la propriété privée. Tant l'ANC que les EFF ont répondu aux menaces du roi Zwelithini par des demandes de conciliation.


Seul le socialisme peut éradiquer la pauvreté, les inégalités et le chômage de masse

Il est possible, même probable, que quelques expropriations sans compensation se fassent avec ou sans amendement constitutionnel. Confronté à une défaite imminente aux élections de 2019, l'ANC cherche désespérément à regagner une partie de soutien électoral en se montrant comme un parti capable de prendre des mesures radicales.

Mais le plan d'ESC n'éradiquera pas les inégalités, le chômage ni la misère. Le fait que Ramaphosa parle aujourd'hui de redistribution des terres ne veut pas dire qu'il s'est détourné du capitalisme néolibéral – bien au contraire, il n'a cessé de réaffirmer l'attachement de son parti à ce système. Son budget pour 2018 est le plus antisocial jamais vu depuis les plans d'ajustement structurel de 1994. La crainte de voir la note du pays dégradée par les agences de notation signifie qu'il n'y aura pas la moindre hausse des budgets sociaux.

Ce n'est pas la redistribution des terres qui fournira des emplois, des soins de santé, des écoles et des services publics de qualité et accessibles à tous. Ramaphosa a beau parler de sécurité alimentaire, cela ne veut rien dire pour les 15 millions de Sud-Africains qui vont se coucher le ventre vide chaque soir, ni les 18 % d'enfants noirs (les 20 % d'enfants « colorés », 7 % d'Indiens et 7 % de Blancs) qui souffrent de retards de croissance causés par la malnutrition.

Le plan de partage des terres de la province de Gauteng ne va pas non plus libérer les heureux nouveaux propriétaires de la cherté de la vie toujours croissante. Pour ce gouvernement, cela revient aussi à abandonner sa responsabilité de construire des logements sociaux. Les personnes capables de s'offrir une hypothèque encourent le risque de se voir déguerpis par les banques : un millier de maisons sont récupérées par les banques chaque mois dans le pays. Cela fait bien longtemps en fait que les capitalistes appliquent leur propre plan d'expropriation dans les campagnes comme dans les villes.

Les banques, les grandes exploitations agricoles, l'industrie, la construction, le commerce sont tous inextricablement liés les uns aux autres dans la reproduction de la misère et des inégalités. Si l'ANC n'a jamais mis en place une véritable transformation radicale de l'économie (ce qui signifierait nationaliser les cartels agricoles et financiers qui dominent la production, la distribution et la vente de nourriture sous le contrôle et la gestion démocratiques de la classe prolétaire), ce n'est pas parce que la constitution l'en empêche. Ce qui l'en empêche, c'est son dévouement au capitalisme, tout comme les EFF y sont dévoués. Le soi-disant débat autour de l'article sur la propriété n'est qu'une diversion, une tentative d'infecter les masses avec le même crétinisme constitutionnel dont souffre leur parti.

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