L'apparition des castes et des classes sociales
Dans
notre premier article sur l'histoire marxiste, nous avons décrit la
vie des hommes dans les sociétés dites de communisme primitif. Ces
hommes vivaient en harmonie avec la nature (ou plutôt, en soumission
complète à elle), dans une société sans classes sociales, ni
propriété privée, ni exploitation. Comment en sommes-nous arrivés,
à partir de cet état, à vivre dans la société actuelle,
caractérisée par une inégalité jamais vue en aucune autre époque
de l'histoire ? La différenciation de la société en classe
sociales trouve son origine dans la révolution agricole, ou
néolithique.
Si
les premiers hommes vivaient en petits groupes communistes, ce n'est
pas parce que ces gens étaient tellement plus sages que les gens
d'aujourd'hui, mais parce que la forme de leur société, comme toute
société, était conditionnée par la base technologique à leur
disposition. Dans le cas des sociétés primitives, les maigres
moyens de récolte (chasse et cueillette) ne permettait pas
l'accumulation d'un produit social capable de créer des inégalités.
Tous étaient dès lors solidaires dans la survie face à la nature
hostile.
Tout
cela change avec l'apparition de techniques permettant l'accumulation
d'un “surproduit”. D'une part, des modes de production qui
permettent au travail d'une personne de pourvoir aux besoins de
plusieurs personnes à la fois : c'est l'agriculture et
l'élevage. D'autre part, des technologies et infrastructures qui
permettent de conserver le surplus alimentaire : c'est la
poterie, les greniers de village, l'adoption d'aliments faciles à
conserver et transformer (surtout céréales). Les
groupes d'agriculteurs se sédentarisent et vivent dans des maisons
construites pour durer.
Cette “révolution” agricole s'est effectuée plus ou moins à la même période en plusieurs points bien déterminés du globe, appelés “foyers d'agriculture” (culture du blé au Moyen-Orient, du riz en Asie, du maïs ou de la pomme de terre en Amérique…), qui vont se propager petit à petit au monde entier au fil des siècles.
Cette “révolution” agricole s'est effectuée plus ou moins à la même période en plusieurs points bien déterminés du globe, appelés “foyers d'agriculture” (culture du blé au Moyen-Orient, du riz en Asie, du maïs ou de la pomme de terre en Amérique…), qui vont se propager petit à petit au monde entier au fil des siècles.
L'agriculture permet à certains hommes d'en nourrir d'autres. Les hommes peuvent dès lors se spécialiser et se répartir en différents métiers |
Le surproduit social
L'agriculture libère
l'humanité de la course infernale à la récolte de nourriture :
désormais, tout le groupe n'est plus obligé d'être constamment en
chasse. Un petit groupe de personnes peut, par son travail, en
nourrir un plus grand. On voit ainsi se dégager un surproduit
social. Depuis lors, toute la question de l'histoire de l'humanité,
tous les revirements sociaux et politiques de toute les époques,
toutes les luttes de classes, ont toujours tourné au final autour de
cette question : comment répartir le surproduit social entre
les différentes catégories de la population ?
L'existence
d'un surproduit a bouleversé toute la structure de la société de
fond en comble. Désormais, des personnes pouvaient, plutôt que
d'être occupées à chercher de la nourriture, se concentrer sur un
métier qui leur plaisait ou dans lequel elles étaient douées :
poterie, menuiserie, forge, couture… Dans certains cas, on voit
ainsi apparaitre des castes d'artisans qui gardent jalousement le
secret de leur formation. Alors que les hommes et femmes des sociétés
primitives vivaient au jour le jour en fonction des besoins immédiats
de leur groupe, devenant tour à tour pêcheur, chasseur, peintre,
selon leurs envies, maintenant, chacun se spécialise dans une
fonction. Cela implique aussi inévitablement l'apparition de la
propriété privée.
Par
son travail, l'homme maitrise et modifie à présent la nature. Cela
a un très fort impact sur la conception religieuse de l'humanité.
Alors que les peuples des sociétés communistes primitives se
considèrent comme faisant partie de la nature, l'égal des animaux
et des plantes, l'homme d'après la révolution agricole se considère
comme à part, comme un être dominant. On retrouve les traces de ce
bouleversement sur le plan philosophique et spirituel dans beaucoup
de récits religieux notamment dans la Genèse biblique avec le
sacrifice d'Isaac, commémoré chaque année par les musulmans lors
de la fête de la Tabaski.
Ce que représente ce sacrifice du mouton,
est le fait qu'à partir de ce point, l'humanité ne se considère
plus comme l'égal des autres créatures : tuer un humain est
devenu mal ; par contre, l'homme a maintenant le droit
d'exploiter et tuer les autres animaux à sa guise (les hommes
primitifs souvent s'excusaient auprès de l'animal qu'ils avaient
chassé et accomplissaient un rite pour le repos de son âme), car il
se considère comme leur supérieur, et il le retranscrit en termes
religieux.
La tabaski est une célébration du sacrifice d'Isaac, symbole de la supériorité de l'homme sur l'animal, concept inventé au néolithique |
Premières villes, apparition des castes
L'artisan
qui connait son métier est bien plus productif que n'importe qui
avant lui dans la société primitive. Mais comme il ne peut pas
manger directement le fruit de son travail (un pagne, ça ne se mange
pas), il se voit contraint d'échanger avec d'autres. Ainsi nait le
commerce, qui ne va cesser de se complexifier au fil des époques. Au
départ, les artisans et agriculteurs échangent entre eux dans un
même village. Puis, les artisans vont se regrouper en un endroit, où
il sera plus facile d'organiser les échanges avec les régions
agricoles environnantes. On voit donc apparaitre pour la première
fois des villes (et donc pour la première fois, la séparation entre
la ville et la campagne). Certaines personnes peuvent aussi se
spécialiser dans l'extraction de ressources naturelles là où
auparavant nul ne pouvait habiter (mineurs dans les montagnes du
désert…).
En
plus de métiers manuels, apparaissent d'autres spécialisations,
intellectuelles celles-là. On voit apparaitre pour la première fois
des gens dont la seule activité est la réflexion ou la production
artistique : ingénieurs, philosophes, astrologues,
mathématiciens, scribes, griots, marabouts… Ces spécialistes ne
produisent a priori rien et doivent vivre du surproduit social. Pour
encourager la population à les financer en échange de leurs bienfaits, leur rôle
s'entoure bien souvent d'une aura mystique. C'est pourquoi ces
premiers intellectuels s'octroient la plupart du temps également un
rôle religieux en tant que prêtres, dotés d'une puissante
autorité.
Une deuxième spécialisation, elle aussi vivant
du surproduit social, est la caste des guerriers, spécialistes du
combat, dont la seule occupation est l'entrainement militaire et la
guerre. Que ce groupe soit apparu de manière indigène, par
nécessité afin de protéger la société en plein essor des autres
peuples jaloux, héritiers de sociétés de chasseurs, ou qu'il descende d'envahisseurs qui ont remplacé
l'élite indigène et se sont installés en tant que caste guerrière
exclusive ou nouveau “clan royal”, ces guerriers occupent souvent
un rôle politique dominant dans la jeune société.
Une des plus célèbres des premières cités-États de l'Antiquité, Babylone (dont les ruines se trouvent aujourd'hui en Iraq) |
Le commerce
La spécialisation des métiers et l'organisation de la société allant en se complexifiant de plus en plus, certains groupes se spécialisent dans un type de production bien défini (en raison de critères géographiques, de proximité aux ressources naturelles…), et échangent avec d'autres groupes. Alors que ces échanges ne pouvaient auparavant avoir un caractère permanent (en l'absence d'un surproduit pouvant être échangé et de capacités de stockage), ils deviennent de plus en plus réguliers et on voit donc apparaitre un véritable commerce entre différentes villes, régions ou pays. Pour ces échanges, vu la faiblesse des moyens de communication et le manque d'organisation des différents groupes de producteurs, un nouveau métier apparait : celui de marchand.
Tout comme le guerrier et le prêtre, le marchand ne joue lui non plus en soi aucun rôle dans la production de richesses : il vit d'une sorte de “taxe” (bénéfice commercial) qu'il prélève sur le dos des producteurs (artisans et agriculteurs). On aurait pu imaginer que les producteurs organisent eux-mêmes le commerce entre leur groupe et d'autres sans passer par cet intermédiaire. Mais dans les conditions de communication et de transport de l'époque, il était historiquement nécessaire de passer par lui.
Le marchand deviendra de plus en plus puissant au fur et à mesure que s'intensifieront les échanges internationaux. Certaines villes passent entièrement sous le contrôle de conglomérats de marchands qui y sont basés. En Europe, le marchand finira par complètement écarter le guerrier et le prêtre, en même temps qu'il acquerra un rôle prédominant dans la production lorsqu'il se changera en capitaliste. Aujourd'hui, c'est lui qui domine le monde.
Les marchands, spécialistes du commerce, tirent leur bénéfice des différences de spécialisation entre différentes régions ou pays |
L'esclavage
La division sociale peut aller jusqu'au point évidemment où une partie de la population
est officiellement contrainte de travailler à plein temps pour le compte d'une
autre partie de cette même population : c'est l'apparition de
l'esclavage. Pour les hommes des sociétés primitives, cela n'avait
aucun sens de demander à un homme de travailler pour le compte de
quelqu'un d'autre, vu que dans leur société, le travail d'une
personne suffisait à peine à nourrir cette même personne. Mais à
présent, il devient techniquement possible pour une personne d'en
faire travailler une autre de force pour son propre intérêt.
Une
telle violence pour obtenir de la main d'œuvre semblait à l'époque toute naturelle. Le
salariat tel que nous le concevons de nos jours ne pouvait à ce moment que
difficilement exister. En effet, à l'époque, il
était très facile pour tout individu de simplement vivre de ses
propres ressources avec un petit lopin de terre et quelques moutons :
la terre était tellement vaste à l'époque, n'importe qui pouvait
partir et simplement disparaitre en brousse !
Mais aujourd'hui, sous le capitalisme, cette possibilité ne s'offre plus que difficilement à celui qui veut vivre en-dehors de la société, vu que toute la terre est déjà divisée en parcelles bien définies, et qu'on sait toujours où te retrouver. Le prolétaire de nos jours n'a pas le choix que de louer “volontairement” sa force de travail à un patron. Cela aurait été par contre impensable à l'époque des premières civilisations. C'est pourquoi l'esclavage a été un des premiers modes d'exploitation de l'homme par l'homme (en plus des autres modes d'extorsion du fruit du travail des paysans et artisans “libres” via des taxes, des journées de travail gratuit, etc.).
Cela ne veut pas dire que l'esclavage était un mode extrêmement répandu d'exploitation. Maintenir une large population d'esclaves n'est possible qu'au prix d'un effort permanent pour éviter les révoltes et les tentatives de fuite, en plus de poser de graves problèmes sur le plan politique (concurrence avec les travailleurs libres, etc.). C'est pourquoi les véritables sociétés esclavagistes constituent plus l'exception que la règle sur le plan historique (Grèce, Rome). Dans la plupart des autres sociétés (Chine, Égypte…), l'esclavage restait cantonné à une manière bien pratique de punir des criminels ou de rembourser une dette, ou d'exploiter des prisonniers de guerre.
Mais aujourd'hui, sous le capitalisme, cette possibilité ne s'offre plus que difficilement à celui qui veut vivre en-dehors de la société, vu que toute la terre est déjà divisée en parcelles bien définies, et qu'on sait toujours où te retrouver. Le prolétaire de nos jours n'a pas le choix que de louer “volontairement” sa force de travail à un patron. Cela aurait été par contre impensable à l'époque des premières civilisations. C'est pourquoi l'esclavage a été un des premiers modes d'exploitation de l'homme par l'homme (en plus des autres modes d'extorsion du fruit du travail des paysans et artisans “libres” via des taxes, des journées de travail gratuit, etc.).
Cela ne veut pas dire que l'esclavage était un mode extrêmement répandu d'exploitation. Maintenir une large population d'esclaves n'est possible qu'au prix d'un effort permanent pour éviter les révoltes et les tentatives de fuite, en plus de poser de graves problèmes sur le plan politique (concurrence avec les travailleurs libres, etc.). C'est pourquoi les véritables sociétés esclavagistes constituent plus l'exception que la règle sur le plan historique (Grèce, Rome). Dans la plupart des autres sociétés (Chine, Égypte…), l'esclavage restait cantonné à une manière bien pratique de punir des criminels ou de rembourser une dette, ou d'exploiter des prisonniers de guerre.
La possibilité nouvelle d'extraire un surplus du travail humain donne naissance à l'esclavage |
Les premiers États
La société est donc devenue extrêmement complexe depuis l'époque primitive. Les agriculteurs, éleveurs, ouvriers, artisans, côtoient des guerriers, des intellectuels, des prêtres, des commerçants, des esclaves… avec en plus une structuration différente en fonction des régions, etc. On voit alors ces différents groupes spécialisés entamer une lutte pour le surproduit social. Ce surproduit est entièrement le fruit du travail de la partie laborieuse de la population (surtout des agriculteurs et des artisans).
Mais d'autres groupes non productifs, vivant uniquement au crochet de la société, mais a priori nécessaires au développement de cette société (commerçants, sages, guerriers), apparaissent et, soit par la ruse, soit par la force, soit par leur rôle central dans la répartition des richesses, s'accaparent le pouvoir sur le plan économique et politique, se taillent la part du lion en inventant de nouvelles lois, taxes, sacrifices, journées de travaux gratuits, etc. que doivent respecter les agriculteurs et artisans afin de pouvoir bénéficier de la “protection” de ces gens.
Ainsi, on voit à tous les coups s'associer castes
religieuses et militaires pour s'assurer leur domination sur le reste
de la société. C'est ainsi qu'apparaissent les premiers États de caste,
dirigés par des “rois-prêtres”, d'origine divine – comme les pharaons égyptiens – ou ayant à tout le moins une relation privilégiée avec la divinité, et dont les lois constituent la base des premières religions
(panthéon égyptien, hindouisme, judaïsme, religion akan…).
Les pharaons d'Égypte, supposés de nature divine, étaient chargés d'organiser la production et de répartir le surproduit social entre les différents groupes au sein de la société. |
Une autre histoire aurait-elle été possible ?
Nous avons brossé ici le tableau typique des premières
civilisations (cités-États et sociétés claniques de l'antiquité)
telles que nous les avons vues se développer au Moyen-Orient (Sumer,
Canaan, Ur, Babylone…), en Afrique (civilasation de Nok, Grand Zimbabwé, royaumes Ashanti…), en Asie (civilisation de
l'Indus au Pakistan, Chine ancienne…), en Amérique (peuples Mayas
du Mexique…) et en Europe (premières cités grecques et italiques…).
Mais
pourquoi n'aurait-on pas pu imaginer à l'époque une transition
douce vers une société harmonieuse où le surproduit aurait été
réparti entre tous ? C'est qu'à l'époque les connaissances
scientifiques, les techniques de communication et de planification…
faisaient encore grandement défaut. Chez les peuples qui ne se sont
pas divisés en castes ou en classes, le surproduit était
entièrement consommé lors des années d'abondance : tout le
monde engraissait ou faisait plus d'enfants ; puis, lorsque la
société arrivait à une limite ou lorsque survenaient plusieurs
années de mauvaise récolte, la société dépérissait (famines,
maladies, migration d'une partie du groupe…) sans qu'aucun progrès
n'ait été effectué.
En
revanche, les sociétés divisées en castes où une minorité (chef
de guerre, prêtres…) décidait de la répartition du surproduit
social, concentrait tout le surproduit en un point en ne laissant que
le minimum au reste de la société. Le surproduit pouvait donc
servir à faire des investissements sociaux (infrastructures comme
canaux d'irrigation, greniers, route…) qui permettait à la société
de mieux encaisser les périodes de crise ; même si une grande
partie était aussi gaspillée au seul bénéfice des castes
dominantes pour construire de luxueux palais, etc., et si les
méthodes utilisées pour faire bâtir ces infrastructures étaient
souvent extrêmement cruelles et barbares. C'est-à-dire que du point de vue du développement de l'humanité, cette division était (à l'époque, et vu la base technologique donnée) un “mal nécessaire”.
Enfin,
elles étaient mieux équipées pour faire la guerre que les peuples pacifiques d'agriculteurs et artisans, qui ne leur offraient dans bien des cas qu'une bien piètre résistance et dont le mode d'organisation
et la culture disparaissaient en même temps que leurs populations
devenaient esclaves ou tributaires d'un autre groupe mieux organisé, et que les vainqueurs leur imposaient leur propre structure sociale.
D'où l'apparition des premiers “empires” (du mot latin
“imperium”, qui signifie “domination”) : empire
babylonien, empire perse, empire égyptien, empire songhaï, empire
du Mali… certaines de ces sociétés passèrent à un stade supérieur en devenant de véritables empires esclavagistes (Rome), que nous étudierons dans notre troisième article sur l'histoire marxiste.
La ville de Kumasi, capitale de l'empire ashanti (actuel Ghana), avant sa destruction par les Britanniques |
Bref,
la question n'est donc pas de savoir si « Une autre histoire aurait
été possible », mais de constater que ça n'a pas été le cas,
nulle part et sur aucun continent, et d'expliquer pourquoi.
Ainsi, comme par une fatalité historique, l'humanité s'est retrouvée plongée dans le
chaos, l'injustice et la violence, très peu de temps après qu'aient
été faites des découvertes majeures qui ont en même temps
contribué à un développement sans précédent de l'espèce humaine
– qui ont en fait déclenché tout le processus civilisateur.
Il faudra bien des traumatismes et des bouleversements avant
d'arriver à ce qu'un jour, puisse revenir ne serait-ce que l'espoir
que l'égalité puisse régner à nouveau – ce pour quoi nous
nous battons aujourd'hui.
(la suite de cette série : ici)
(la suite de cette série : ici)
Beaucoup de cités antiques nous ont laissé de très belles ruines à contempler (ici Ek' Balam, au Mexique) |
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