100 ans depuis la grande boucherie
Cela fait 100 ans depuis le début de la Première Guerre mondiale, un bain
de sang d’une échelle inouïe à l'époque. Cet anniversaire a
figuré en bonne place dans les médias capitalistes, mais la plupart des
commentateurs bourgeois sont toujours incapables d'expliquer pourquoi des
millions de travailleurs ont été envoyés à la mort dans l’horreur des
tranchées. Les marxistes n'ont pas peur de l'avouer cependant : la guerre avait pour cause la soif de profits des capitalistes, l'accroissement de l’exploitation, l’approvisionnement en matières
premières et la domination des marchés.
Dossier par Tony Saunois, secrétariat international du Comité pour une Internationale ouvrière (CIO)
La Première Guerre mondiale a été surnommée la « Grande Guerre », la «
Der’ des ders’ » (la dernière guerre), etc. Mais pour les dix millions de morts
et les plus de dix millions de blessés graves, il n’y avait certainement
rien de grand là-dedans… Les batailles de la Première Guerre mondiale font partie des boucheries les plus
sanglantes de l’histoire humaine. La misère et les pertes
subies des deux côtés ne sont surpassées que par l’ampleur de ces
événements gigantesques. À Ypres, en Belgique, l’armée britannique a
perdu environ 13 000 hommes en trois heures à peine, tout ça pour
avancer de 100 mètres ! Le premier jour de la bataille de la Somme,
60 000 victimes sont tombées, la plus grande perte jamais subie par
l’armée britannique. Et cela en dépit du fait que, les six jours
précédents, les lignes allemandes avaient été frappées par trois millions d’obus !
Le nombre total des victimes de la bataille de la Somme, des deux
côtés, a été de 1 100 000 hommes. En 1918, le bilan pour les puissances de « l’Entente » (dirigée par la Grande-Bretagne, la France, la Russie et l’Italie – ces quatre puissances étant en fait à l'époque d'immenses empires coloniaux bien plus larges qu'à l'heure actuelle) s'élevait à 5,4 millions de morts et 7 millions de blessés. Les « puissances centrales » (Allemagne, Autriche-Hongrie – toutes deux bien plus grandes également qu'aujourd'hui mais jalouses des empires britannique et français –, Empire ottoman – centré sur la Turquie actuelle mais qui à l'époque couvrait tout le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord –, et
Bulgarie) ont subi quatre millions de morts et de 8,3 millions de
blessés. La plupart des personnes tuées étaient de jeunes conscrits issus de la classe ouvrière et de la paysannerie.
Comme les conflits ultérieurs qui ont éclaté autour du globe l’ont
démontré, il est évident que ce massacre n’a en rien été la « dernière guerre ». Le conflit des Balkans dans les années 1990, les carnages
actuels en Syrie, en Irak et en Ukraine ne sont que les derniers
exemples sur la liste. En Syrie, 6,5 millions de personnes ont été
déplacées à l’intérieur du pays et 3 millions d’autres sont exilés. La
souffrance humaine et le meurtre de masse ont été répétés encore et
encore depuis cette « Der’ des ders’ ».
Pourtant, c’est le bain de sang qui a éclaté entre 1914 et 1918 qui a
peut-être suscité le plus de commentaires et d’analyses. Selon une étude, au moins 25 000 livres ont été publiés sur le sujet. Il s’agissait,
après tout, du premier conflit véritablement mondial. Ce conflit a clôturé une période historique, celle de la « révolution industrielle », et en a ouvert une autre. Les relations
internationales et entre classes sociales ont été complètement remodelées. Dans le sillage de la guerre, des empires
se sont effondrés, certains rapidement, comme l'Empire ottoman et l'Autriche-Hongrie dont les territoires ont été totalement démembrés, tandis que d’autres ont eu un
déclin plus lent, moins glorieux, comme les Empires britannique et français. La voie a par conséquent également été ouverte aux États-Unis
pour remplacer la Grande-Bretagne en tant que principale puissance
impérialiste au monde. Mais, surtout, ces événements ont agi comme une accoucheuse pour un des plus grands évènements de l’Histoire humaine : la
révolution russe de 1917. Pour la première fois de l'histoire, en Russie, la classe prolétaire – la classe des travailleurs – a été
capable de prendre en main la société. Dans le même temps, une vague
révolutionnaire a déferlé sur la plupart du continent européen.
La perspective d’une révolution socialiste s'est posée dans toute une série
de pays européens. En Allemagne en 1918-19, le contexte de révolution ouvrière qui a déferlé sur
le pays a contraint le “kaiser” (empereur) à abdiquer. Dans le sud de l'Allemagne, en Bavière, une république soviétique a été déclarée, et des
conseils ouvriers ont été établis à Berlin et dans d’autres villes afin de prendre le pouvoir. En
Hongrie, une république soviétique a été brièvement établie entre mars
et aout 1919. Des grèves de masse et plus de cinquante mutineries militaires
ont eu lieu en Grande-Bretagne. La grève de la police qui s’est
déroulée en 1919 a contraint le premier ministre, David Lloyd George, à
admettre des années plus tard : « Ce pays était plus proche du bolchevisme ce jour-là qu’à n’importe quel moment depuis lors ».
Cependant, à l’exception de la révolution russe, ces mouvements de
masse ont finalement été vaincus en raison des politiques erronées
adoptées par les dirigeants ouvriers. La défaite des révolutions en
Europe a semé les graines du deuxième grand conflit mondial, de 1939 à 1945, de sorte que ces tragiques événements peuvent également être
attribués à l’héritage du carnage de 1914-1918.
L’approche de la guerre, en 1914, a placé le mouvement ouvrier
international face à une épreuve décisive. À l’exception d’une infime
minorité – dont Lénine, Trotsky et les révolutionnaires russes, Karl
Liebknecht et Rosa Luxemburg en Allemagne, ainsi qu’une poignée d’autres personnes –
la direction des puissants partis de masse des travailleurs a capitulé, pays après pays. Les dirigeants “socialistes” ont abandonné leur position
anti-guerre, socialiste et internationaliste, pour soutenir leurs classes
dirigeantes respectives (voir notre dossier à ce sujet).
Il n’est guère étonnant que cette grande tragédie de l’histoire
humaine ait provoqué tant de commentaires et d’analyses. Un siècle après
le début du conflit, des historiens capitalistes comme Niall Ferguson
et Max Hastings continuent de débattre de ses causes et de défendre
leurs propres analyses et conclusions. Tous les commentateurs
capitalistes éprouvent beaucoup de difficultés à justifier cette guerre.
Ils parviennent bien à justifier le conflit de 1939-1945 comme ayant été une guerre « contre
le fascisme » et « pour la démocratie », mais les choses ne sont pas si
simples pour la boucherie de masse qu'a été la guerre de '14-18.
Carte montrant la répartition des pays entre les deux grands camps : « l'Entente » et les « puissances centrales » |
La lutte pour les marchés
L’élément déclencheur de ce carnage a été l’assassinat de l’archiduc d’Autriche François-Ferdinand et de son épouse la duchesse de Hohenberg à
Sarajevo (en Bosnie actuelle), le 28 juin 1914. Un tel évènement pourrait-il vraiment être
la cause d’un tel conflit mondial ? Bien que centré sur l’Europe, la
guerre s’est étendue jusqu’en Afrique, en Asie, en Amérique latine et,
bien sûr, aux États-Unis. Si le meurtre de l’archiduc a peut-être été le
prétexte pour libérer les chiens de la guerre, les véritables causes
sous-jacentes sont à chercher ailleurs. La guerre a éclaté en tant que
lutte massive pour la défense des intérêts économiques et des marchés
ainsi que pour le pouvoir politique et le prestige.
Dans la période précédant 1914, la Grande-Bretagne était la
puissance dominante du monde avec un vaste empire recouvrant 25 % de la
surface de la Terre (avec le Canada, l'Inde, l'Australie, une bonne partie de l'Afrique…). La plupart des pays sur lesquelles régnait l’Empire
britannique avaient été colonisés avant le milieu du 19ème siècle. Cet
empire était une source de matières premières et de marchés. Cependant, la
croissance économique de la Grande-Bretagne ralentissait.
Cette puissance était en déclin. La France, l’autre grande puissance
européenne de l’époque, disposait d’un empire centré principalement sur
l’Afrique et l’Extrême-Orient (Indochine). Bien que substantiel, son empire ne
représentait qu’environ un cinquième de la taille de celui de la
Grande-Bretagne, et son industrialisation était très en retard.
L’Allemagne, qui n’a été créée qu’en 1871 par l'unification de divers petits pays d'ethnie allemande au cours d'une guerre “patriotique”, n’avait de colonies qu’à
hauteur d’un tiers de celles de la France – en Afrique, elle se contentait de la Tanzanie, de la Namibie, du Togo et du Cameroun. Ce pays avait toutefois connu
une industrialisation et un développement économique très rapides. Son
économie était plus productive que celle de la Grande-Bretagne. Alors que
la Grande-Bretagne avait une production annuelle de six millions de
tonnes d’acier, l’Allemagne en produisait douze millions. Mais elle
avait désespérément besoin de plus de colonies afin de lui fournir des
matières premières et des marchés beaucoup plus importants – selon la logique
du développement économique capitaliste. Le problème était de savoir
comment y parvenir. Il n’était possible de s’agrandir nulle part en
Europe, tandis que le reste du monde appartenait déjà pour la plupart à la Grande-Bretagne ou à la France. A l’Est, l’Allemagne était bloquée par
l’expansion de l’empire tsariste russe, de même que par les intérêts
anglo-français en Europe de l’Est.
C'est cette lutte pour les marchés qui se trouve à l’origine de la grande
conflagration qui allait éclater en 1914. Le développement des forces
productives sous le capitalisme – industrie, science et technique – avait dépassé les
limites imposées par “l’État-nation”. C'est ce qui avait déjà poussé les puissances
impériales à conquérir et à exploiter de nouvelles colonies dans la
chasse aux matières premières et aux nouveaux marchés. Cela avait déjà
entrainé des conflits entre la Grande-Bretagne, la France, la Belgique,
le Portugal et l’Allemagne au cours du partage de l’Afrique durant le
19ème siècle. Finalement, cette compétition entre grandes puissances les a
conduits à un horrible conflit, puisque chacune essayait d’obtenir
de plus grands marchés ou de défendre ceux qui étaient menacés par les
puissances émergentes. Le capitalisme est un système qui doit sans arrêt croitre, croitre, croitre : si de nouveaux marchés ne peuvent pas être
trouvés, le capitalisme est entrainé vers la destruction de valeurs afin
de recommencer à nouveau le processus de production – on casse tout et on recommence ! Le prix de cette
lutte de pouvoir allait être payé par la classe ouvrière et la paysannerie de tous les
pays.
Certains pensaient que cette contradiction du capitalisme avait
été surmontée. Il semblait à l'époque, tout comme aujourd’hui d'ailleurs, qu’une “mondialisation” de l’économie avait eu lieu. Au cours des quatre décennies qui ont suivi la guerre franco-prussienne de 1870-1871, il y avait une période de
forte croissance économique et d’expansion. L’économie mondiale est
devenue plus interdépendante. Entre 1870 et 1914, a eu lieu une
mondialisation et une intégration économiques sans précédent jusque-là.
Certaines comparaisons peuvent être faites avec la situation qui s’est
développée dans une période plus récente, en particulier depuis
l’effondrement des anciens États staliniens en Russie et en Europe de
l’Est.
La mondialisation de ces dernières décennies est allée plus loin que
jamais, mais ceux qui prétendent qu’une évolution analogue n’existait
pas avant la Première Guerre mondiale ont tort. Et, en 1914 comme
aujourd’hui, cela ne signifiait pas que l’État-nation ou les intérêts
nationaux des classes dirigeantes étaient devenus obsolètes ou que ces États nationaux n'étaient plus que des reliques d’une période révolue du
capitalisme, qui allaient s'effacer devant des instances internationales. La guerre de '14-18 l’a démontré très clairement. À l'époque tout comme
aujourd’hui, en dépit d’une économie dominante globale et intégrée, les
classes dirigeantes des différents pays suivaient toujours leurs
propres intérêts historiques, politiques, militaires, stratégiques et
économiques. Aujourd'hui, les récentes interventions impérialistes ainsi que la recrudescence de conflits militaires locaux ou régionaux ont également révélé que chaque
classe dirigeante agit et agira pour défendre ses intérêts économiques,
politiques et stratégiques spécifiques partout où elle le peut.
La Première Guerre a été une guerre extrêmement statique, de “tranchées”, ou des milliers de gens mouraient pour gagner 100 mètres de terrain sur une ligne longue de centaines kilomètres |
Une catastrophe imminente
En plus de la cause sous-jacente de la « Grande Guerre » – la lutte
pour les colonies et pour les marchés – d’autres facteurs historiques ont
joué un rôle important pour la défense des intérêts des classes
dirigeantes d’Allemagne, de France, de Grande-Bretagne et de la Russie
tsariste. La guerre franco-prussienne de 1870-1871 avait donné naissance à une Allemagne unifiée et avait ouvert la voie à son
développement ainsi qu’à sa rapide expansion économique. La France s’en
était retrouvée affaiblie. L’issue de ce conflit, et d’autres, a eu des
conséquences en 1914. Karl Marx avait commenté la guerre
franco-prussienne en expliquant notamment que les modifications de
l’équilibre des forces entrainerait, prévoyait-il, « une guerre entre l’Allemagne et la Russie ».
Dans le même texte, il prévoyait déjà, 40 ans auparavant, qu’un tel conflit agirait comme « la sage-femme de l’inévitable révolution sociale en Russie ».
(Lettre à Friedrich Sorge, 1er septembre 1870). Il a fallu longtemps,
mais l’une des conséquences de la guerre de 1870-1871 prévues par Marx
est effectivement née à la suite de la guerre de 1914.
La France, affaiblie, avait perdu une partie de son territoire (l’Alsace-Lorraine), et a été contrainte de payer des réparations de
guerre à l’Allemagne. La France n’était pas en mesure de s’opposer
militairement à l’Allemagne en 1914, avec une population équivalente à
la moitié seulement de celle de l’Allemagne et un matériel militaire de loin
inférieur. Mais la crise de Tanger en 1905 et celle d’Agadir en 1911
avaient souligné le potentiel d’un conflit avec l’Allemagne, qui
continuait à s’opposer à l’expansion coloniale française.
Le déclenchement de la guerre des Balkans en 1912 a constitué une
étape cruciale vers la guerre de 1914-18. À ce moment, il était
généralement considéré que la guerre menaçait à travers l’Europe. Le 8 décembre 1912, le kaiser Guillaume II a convoqué son conseil de guerre
impérial à Berlin. La plupart des participants ont convenu que la guerre
était inévitable à un certain stade, mais celle-ci a été retardée afin
de permettre de renforcer la marine allemande. Rien n’a été conclu à ce
conseil, mais il était clair que la guerre était en cours de
préparation. En fait, la période de la fin du 19ème siècle jusqu’à 1914 a
été marquée par une accumulation massive d’armes par toutes les
puissances européennes.
C’était également clair pour le mouvement ouvrier international. En
novembre 1912, plus de 500 délégués de la Deuxième Internationale,
l’Internationale ouvrière, se sont réunis à Bâle. Ils ont convenu d’une
résolution s’opposant à la guerre des Balkans et à la menace de la
guerre à travers l’Europe et s’exprimant en faveur de la lutte
internationale de la classe des travailleurs. Mais scandaleusement, un par
un, les dirigeants des différents partis sociaux-démocrates ont capitulé et défendu
leurs propres classes capitalistes dans le conflit.
L’Empire austro-hongrois en déclin a été contraint d’agir contre les
tentatives serbes de s’étendre dans les Balkans, ce qui l’aurait encore
plus affaibli. La Serbie s'était en effet révoltée de la domination ottomane (turque) et était devenue indépendante de cet empire en 1878. Beaucoup de Serbes vivaient également en Bosnie, un territoire peuplé de leurs frères d'ethnie yougoslave, qui appartenait alors à l'Autriche-Hongrie – ces Serbes et Bosniaques se révoltèrent et demandèrent l'aide de la Serbie indépendante, qu'ils désiraient rejoindre. Le déclenchement de la guerre des Balkans en 1912 a
été un point tournant dans le développement du conflit mondial. La Russie
tsariste, défendant ses propres intérêts régionaux, a apporté son soutien à la Serbie. L’Allemagne s'est quant à elle vue contrainte d’encourager son alliée, l’Autriche.
Le 28 juin 1914, l'archiduc d'Autriche en visite en Bosnie a été assassiné par des patriotes serbes. L'Autriche a réagi en accusant la Serbie d'avoir organisé cet assassinat, et lui a déclaré la guerre le 28 juillet 1914. Puis, après que la Russie ait ordonné une mobilisation
militaire complète en réponse à la déclaration de guerre de
l’Autriche-Hongrie à la Serbie ; l’Allemagne a répondu
en déclarant la guerre à la Russie et à son alliée, la France (les 1er et 3 aout 1914). Enfin, lorsque l’Allemagne a envahi la Belgique pour marcher sur la
France, la Grande-Bretagne a déclaré la guerre à l’Allemagne.
Le déclenchement de la guerre
Pendant les quarante années qui ont précédé la guerre, l'expansionnisme économique dominait. En 1913, des grèves et des actions de protestation avaient
éclaté dans tous les principaux pays : les travailleurs exigeant leur
part de la croissance économique. Le parti des travailleurs allemands,
le SPD, avait obtenu d’importants gains au cours des élections de 1912. Mais
en 1913, un changement brusque est survenu avec le début d’une crise
économique. Les classes dirigeantes craignaient qu’une nouvelle
intensification de la lutte de classe ne se développe. La menace de
guerre a été utilisée dans tous les pays pour tenter de briser ce
processus.
De chaque côté, la propagande nationaliste a inévitablement entrainé
une énorme vague patriotique au début de la guerre. Tous les
gouvernements ont affirmé – comme c’est toujours le cas –, qu'ils faisaient la guerre pour une juste cause et qu'elle serait gagnée rapidement. En Allemagne, le
slogan était : « À la maison avant que les feuilles ne tombent » ; en Grande-Bretagne, « Tout sera fini à Noël ».
En coulisses, les classes dirigeantes parlaient cependant d’une
évaluation plus réaliste de la situation. Sir Edward Grey, le ministre
des Affaires étrangères britannique de l’époque, avait déclaré : « Les lampes s’éteignent dans toute l’Europe, nous ne les reverrons pas se rallumer de notre vie ».
Des manifestations antiguerres ont eu lieu dans la plupart des pays.
En Allemagne, des centaines de milliers de personnes ont participé à des
manifestations pour la paix. De nombreux « objecteurs de conscience »
ont fait héroïquement connaitre leur opposition à la guerre.
L’atmosphère générale au déclenchement de la guerre était cependant une véritable fièvre patriotique. Mais l’attitude éprouvée face à ceux qui
refusaient de se battre était nettement différente en 1914-18 par
rapport à 1939-45. Dans le cas de la Seconde Guerre mondiale, le conflit était considéré en
Grande-Bretagne comme une « guerre contre le fascisme » et les
objecteurs étaient considérés comme des lâches incapables de se battre
alors que « l’ennemi est à la porte » – sans parler du sort réservé par les nazis allemands à leurs opposants. Ce n’était pas le cas au cours de la Première Guerre mondiale.
Récemment, l’historien Niall Ferguson a fait valoir que la
Grande-Bretagne aurait dû rester en dehors de la guerre. Il a affirmé
qu’il aurait été préférable de « permettre à l’Allemagne de dominer
l’Europe ». La Grande-Bretagne, selon lui, aurait alors été en position de
force pour défendre ses intérêts, car elle n’aurait pas utilisé de
vastes ressources dans la guerre. À l’instar des autres puissances,
l’impérialisme britannique a très certainement chèrement payé sa
participation à la Première Guerre mondiale. Jusqu’en 1916, c'est elle qui a
financé la plupart des couts de « l’Entente » (la totalité des frais de
l’Italie et les deux tiers de ceux de la France et de la Russie). Les
réserves d’or, les investissements de l’étranger et le crédit privé
manquaient. La Grande-Bretagne a été contrainte d’emprunter 4 milliards
de dollars aux États-Unis. Selon une estimation, la Grande-Bretagne et
son empire ont dépensé 47 milliards de dollars pour le financement de la guerre,
contre près de 45 milliards pour l’Allemagne.
Mais comment l’impérialisme britannique aurait-il pu ne pas prendre part à ce conflit ? Car cela aurait permis à son principal rival
d’émerger dans une position potentiellement beaucoup plus puissante. Un
impérialisme allemand victorieux aurait été beaucoup mieux placé,
économiquement, politiquement et stratégiquement, pour défier les
intérêts impérialistes britanniques. En outre, la guerre a sa dynamique
et sa logique propres : elle met le prestige des dirigeants capitalistes
et impérialistes en première ligne. La puissance impériale dominante de
l’époque aurait perdu son prestige. Cela n’aurait fait, au mieux, que
reporter l’arrivée d’un conflit entre l’impérialisme britannique et
l’impérialisme allemand. Les réflexions abstraites de Ferguson sont
déconnectées de la réalité des intérêts des classes capitalistes au
pouvoir face à la dynamique de ces conflits. D’autres historiens, comme
Max Hastings, ont une évaluation plus réaliste et concluent que la
guerre était inévitable. Cela, en soi, est pourtant une condamnation écrasante du
système capitaliste qu’il défend…
Une vague révolutionnaire
La vague patriotique a fait place à une opposition massive face aux
réalités de la guerre des tranchées telle que vécue par des millions de
personnes des deux côtés du conflit. Les troupes ont fraternisé à Noël
en 1914, jouant même des matchs de football entre soldats français et allemands. Mais la première rupture
décisive est venue de la Révolution russe de 1917. En Russie, les Bolchéviks (socialistes révolutionnaires dirigés par Lénine) en arrivant au pouvoir ont immédiatement mis fin à la guerre sur le front de l’Est, ce qui a eu
un impact crucial sur le développement de l’opposition à la guerre des
deux côtés du conflit. Après la révolution, des grèves massives ont
éclaté en Allemagne en 1918.
En plus de tout le ras-le-bol par rapport à ce massacre à ce moment largement considéré comme
futile, la Révolution russe a transformé le regard porté sur les événements par des
millions de personnes, surtout chez les soldats et matelots. Des
mutineries ont éclaté dans les armées françaises et britanniques. En
France, on a ordonné aux troupes du front de l’Ouest de lancer une
seconde et désastreuse bataille de l’Aisne, au Nord de la France. Il
avait été promis aux soldats qu’il s’agissait de la bataille décisive,
qui devait en finir avec la guerre en 48 heures. L’assaut a échoué, et
l’atmosphère des troupes a changé du jour au lendemain. Près de la
moitié des divisions d’infanterie française sur le front occidental se
sont révoltées, inspirées par la révolution russe. 3400 soldats ont été
envoyés en Cour martiale.
En aout 1917, une mutinerie a éclaté à bord du cuirassé allemand
Prinzregent Luitpold, stationné dans le port de Wilhelmshaven. Quatre-cent marins ont débarqué à terre et ont rejoint une manifestation
réclamant la fin de la guerre. Le 3 novembre 1918, la flotte s’est
mutinée à Kiel et a hissé le drapeau rouge, déclenchant une vague
révolutionnaire dans toute l’Allemagne. Le quotidien britannique The Independant a récemment publié une lettre émouvante envoyée par un jeune matelot allemand, Albin Kobis, à ses parents : « J’ai été condamné à mort aujourd’hui, le 11 septembre 1917, moi-même et
un autre camarade ; les autres en ont été quitte pour quinze ans de prison.
(…) Je suis un sacrifice pour l’aspiration à la paix, d’autres vont
suivre. (…) Je n’aime pas mourir si jeune, mais je mourrai en
maudissant l’État militariste allemand. »
Ces événements, surtout la Révolution russe, ont été décisifs pour
mettre fin à la guerre. Sa fin a inauguré une vague révolutionnaire en
Europe qui a terrifié les classes dirigeantes. À l’exception de la
Russie, cependant, ces mouvements massifs n’ont pas abouti à ce que la
classe ouvrière puisse prendre le pouvoir en Europe et s’y maintenir.
La fin de la guerre a inauguré une nouvelle situation mondiale et a
modifié l’équilibre des forces entre puissances impérialistes. Le
triomphe des Bolchéviks en Russie a introduit un facteur entièrement
nouveau pour les classes capitalistes. L’Allemagne a été obligée, par le
traité de Versailles, de payer des réparations de guerre massives suite à
sa défaite – 22 milliards de livres sterling à l’époque – qui ont eu un
impact dévastateur sur l’économie. La dernière tranche de 59 millions
de livres a été payée en 2010 seulement, soit 92 ans après la fin de la
guerre ! L’échec de la révolution allemande et les politiques erronées
des partis ouvriers allemands ont ouvert la voie au triomphe du fascisme
et d’Hitler en 1933, ce qui a conduit à l’éclatement de la Seconde Guerre
mondiale en 1939. Les conséquences de la Première Guerre mondiale ont
également accéléré le déclin de l’impérialisme britannique et ouvert la
voie aux États-Unis pour devenir la puissance impérialiste dominante jusqu'à aujourd'hui.
L’échec de la révolution socialiste en Allemagne et dans le reste de
l’Europe a aussi signifié que la Russie révolutionnaire s’est retrouvée
isolée, ce qui a posé les bases pour la dégénérescence de la révolution
russe et l’émergence du régime bureaucratique stalinien dans
l’ancienne Union soviétique. L’URSS a représenté une monstrueuse
caricature de socialisme – de même que les régimes similaires instaurés
en Europe de l’Est après la Deuxième Guerre mondiale. Les puissances
impérialistes se sont retrouvées forcées d'agir de concert face à la “menace communiste”, et sont parvenues en
grande partie à masquer leurs différences en s'unissant contre un ennemi
commun qui représentait un système social alternatif au capitalisme,
fondé sur une économie nationalisée et planifiée, malgré une gestion antidémocratique et bureaucratique.
Manifestation antiguerre en Allemagne en 1918 |
De nouvelles guerres
Cependant, la chute des régimes staliniens et la restauration du capitalisme en Europe de l'Est ont ravivé les anciennes et nouvelles tensions existant entre les
différentes puissances capitalistes. La mondialisation de l’économie,
qui a atteint un niveau sans précédent – plus encore qu’en 1870-1914 – a
une fois de plus crument révélé à quel point, sous le capitalisme, les
forces productives ont dépassé le cadre des Etats-nations. Cependant,
comme les différents récents conflits qui ont éclaté entre grandes
puissances l’ont démontré, l’Etat-nation n’est pas encore quelque chose du passé.
Chaque classe dirigeante veut défendre ses propres intérêts économiques,
politiques, militaires et stratégiques. Les tensions croissantes entre
les États-Unis et la Chine en Asie, la crise au sein de l’Union
européenne, le conflit des Balkans des années 1990, les conflits au Moyen-Orient (Syrie, Palestine…) et l’affrontement
actuel entre l’Ukraine et la Russie sont autant d’indications des
conflits entre les différentes puissances impérialistes. À la base de
cela se trouve aussi la lutte pour acquérir de nouvelles sphères
d’influence et des marchés, tout comme ce fut le cas pour la guerre de 1914-1918.
Nombreux sont ceux qui se demandent si une nouvelle guerre mondiale
est possible. Même si les États-Unis restent la puissance dominante mondiale, il s’agit d’une puissance en déclin, à l’instar de la
Grande-Bretagne au début du 20ème siècle. Mais même en déclin, les États-Unis
restent tout de même loin devant la Chine et le Japon. Les autres puissances
émergentes comme la Russie, l’Inde et le Brésil restent loin derrière,
mais s’efforcent d’étendre leur influence sur leurs propres domaines.
La position affaiblie de l’impérialisme américain a été clairement
démontrée récemment par son incapacité à intervenir directement en Syrie
ou dans le conflit russo-ukrainien. Les conséquences catastrophiques de
l’invasion de l’Irak en 2003 ont rendu beaucoup plus difficile pour les
impérialismes américain ou britannique le fait d'intervenir directement à l'étranger.
La perspective de conflits et de guerres régionales est cependant bel
et bien posé en cette période de crise capitaliste et de lutte pour des
marchés et des ressources limitées. Pourtant, l’équilibre des forces
sociales et de classe empêche le déclenchement d’une guerre mondiale à court et à moyen terme. Les conséquences potentielles d’un tel conflit – vu l’existence d’armes nucléaires et la menace de destruction
totale, vu aussi la crainte de bouleversements sociaux et révolutionnaires –
agissent comme un frein décisif sur les velléités guerrières des dirigeants capitalistes.
La dure réalité des horreurs de la guerre, la misère et la souffrance
humaine qui découlent des catastrophes en Syrie, en
Irak, en Russie / Ukraine et ailleurs, illustrent quelles sont les
sanglantes conséquences de la survie du capitalisme jusqu'à l’ère moderne. Si
le capitalisme et l’impérialisme ne sont pas vaincus, de nouveaux
conflits encore plus horribles vont certainement éclater. Les leçons de la boucherie
de 1914-1918 doivent être tirées par la nouvelle génération de jeunes
et de travailleurs.
Si nous voulons éviter un nouveau bain de sang, la nécessité de disposer de partis de masse des travailleurs
indépendants, qui luttent pour une alternative socialiste
internationaliste contre le capitalisme, est aussi cruciale aujourd’hui
qu’en 1914. Seul un monde socialiste, basé
sur une planification démocratique de l'économie nationalisée, peut
constituer une alternative à la concurrence pour les marchés et aux intérêts économiques divergents, conséquences inévitables du capitalisme
moderne et source de conflits.
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