Une colère omniprésente mais qui demeure non canalisée
Le groupe sympathisant du Comité pour
une Internationale ouvrière (désormais dénommé groupe
« Militant ») a tenu son troisième congrès ce dimanche
27 novembre 2016. À cette occasion, une discussion a eu lieu
sur les perspectives politiques pour la Côte d'Ivoire, introduite
par le camarade Zova, et à laquelle ont participé l'ensemble des
camarades présents. Nous vous présentons ici le compte-rendu de
cette discussion.
La situation de la Côte d'Ivoire peut
être analysée sous trois angles principaux : situation
économique, situation politique et situation sociale.
Sur le plan économique :
On continue à constater une nette
amélioration de la situation macroéconomique, avec l'ouverture de
nouveaux centres commerciaux (Playce Marcory, Abidjan Mall…), la
construction de nouvelles usines (Brassivoire, les cimenteries
turques…), etc. et de nombreux projets d'infrastructure
(aménagement de la lagune d'Abidjan, autoroutes…). Une importante
activité économique est en train d'être créée, mais celle-ci ne
profite jusqu'à présent pas aux travailleurs, qui restent
sous-payés et souvent maltraités par les patrons. Ce sont les
grands groupes multinationaux qui sont les principaux bénéficiaires
de cette envolée économique. Lorsque le peuple constate que
« L'argent est là, mais il ne circule pas », le
président Ouattara rétorque : « Si l'argent ne circule
pas, c'est parce qu'il travaille ».
Il faut également faire remarquer que
tout ce développement reste concentré dans la seule ville
d'Abidjan, ce qui est logique étant donné que cette ville contient
le plus de consommateurs mais aussi qu'elle est la plus connectée
pour l'approvisionnement mais aussi pour l'accès au marché
sous-régional.
L'agro-industrie reste également
sous-développée, ce qui contraint notre pays à exporter des
produits agricoles bruts. Alors que l'agro-industrie est justement le
secteur le plus à même d'insuffler un développement industriel
dans les villes de l'intérieur.
Le sous-développement de l'intérieur
et notamment le manque d'accompagnement des exploitations paysannes
est également en grande partie responsable de la pénurie et de la
hausse des prix de la banane et du manioc que nous avons connue en
début d'année. Mais cette pénurie est aussi la conséquence du
modèle d'agriculture capitaliste qui a été imposé à notre pays
et qui a causé la déforestation de 80 % du territoire, ce qui
amène d'importants risques de sècheresse et une dégradation des
sols.
La même sècheresse d'avril a engendré
une très mauvaise récolte, qui a fait s'envoler le prix du cacao à
1200 francs du kilo, même si ce prix a été dans la pratique
très peu respecté par les acheteurs. Aujourd'hui, avec l'annonce
d'une bonne récolte d'octobre et la baisse de la demande en cacao
sur les marchés occidentaux, le prix, qui n'avait cessé de monter
ces dernières années, devrait désormais partir à la baisse, ce
qui ne manquera pas de mécontenter les planteurs.
Le développement industriel de la Côte
d'Ivoire auquel nous assistons aujourd'hui est la conséquence
directe de la crise du capitalisme mondial. Les groupements
capitalistes sont désespérément à la recherche de nouveaux
marchés à conquérir afin d'y placer leurs investissements. Même
s'il est impossible de prévoir combien de temps cela durera, il faut
constater que ce développement induit la croissance d'une classe
ouvrière dont le poids économique et social deviendra de plus en
plus important dans les années qui viennent.
Il s'agit d'une classe ouvrière encore
inexpérimentée et inorganisée mais qui a l'avantage de ne pas être
abattue par les défaites et trahisons du passé et qui a face à
elle un patronat inculte et tout aussi inexpérimenté qu'elle. Dans
ce cadre, de petites victoires peuvent être facilement obtenues, ce
qui a un effet extrêmement encourageant sur le niveau de conscience
des travailleurs. De plus, nous sommes à l'heure actuelle en Côte
d'Ivoire le seul groupe à chercher consciemment un accès à cette
force potentielle. Tout cela ne présage que du bon pour notre avenir
et celui du pays.
Ça y est, l'émergence est là |
Sur le plan politique :
La principale utilité du référendum
sur le changement de constitution a été de permettre à tout le
monde de constater à quel point le régime actuel est dépourvu de
la moindre assise populaire. La colère est grandissante parmi les
militants et électeurs du PDCI et du RDR. On assiste véritablement
à un effritement de la base.
Malgré toutes les tentatives de
gonfler artificiellement le taux de participation, la CEI n'a pu
annoncer que 18 % de participation à Yamoussoukro ! Même
au Nord, en dépit de tous les moyens déployés : dons aux
militants, discours de peur et de division Sud-Nord, mobilisation de
nombreux cadres du régime pendant toute la semaine qui a précédé
le vote…, il est évident que les résultats n'ont pas été à la
hauteur des attentes du gouvernement.
Lors de cet épisode aussi, il a bien
fallu constater que l'opposition n'a aucun discours ni stratégie qui
en vaille la peine. Comme l'année passée avant les élections
présidentielles, les meetings de l'opposition étaient surtout une
occasion de retrouver des anciens amis et camarades dans une ambiance
semi-festive. Nul n'accordait la moindre attention aux orateurs qui
se succédaient sur le podium.
Lors de la marche du vendredi
28 octobre, dès les premiers tirs de lacrymo, on a vu les
leaders de l'opposition se chercher et appeler leurs chauffeurs pour
monter dans leurs 4×4, tandis que les militants étaient laissés
dans la rue face aux policiers. La marche a également brillé par
son manque d'organisation : allait-on au stade ou au centre du
Plateau ? Finalement ça a été une débandade.
La plateforme regroupée autour d'Affi
Nguessan n'a pas connu plus de succès. Alors qu'Affi était tout de
même parvenu à susciter un engouement à la suite de ses nombreuses
tournées, il a fini par décevoir. Lorsqu'on lui a refusé de faire
un meeting au Plateau, au lieu d'appeler à des meetings ou marches
éclatés dans toutes les communes d'Abidjan, il s'est tout
simplement rétracté.
Ouattara s'est donc taillé une
constitution sur mesure dans une indifférence populaire menaçante.
Il ne fait aucun doute qu'il attend maintenant la fin des élections
législatives avant de désigner son vice-président et de mettre en
place son sénat.
Il faut constater cependant que, pour
beaucoup de gens qui sont venus aux meetings contre le référendum,
la colère était ailleurs. Même à Adjamé, on a vu les populations
applaudir les marcheurs contre le référendum, des chauffeurs de
taxi et des mécaniciens nous saluer, klaxonner, et nous encourager.
C'est toute la base traditionnelle du RDR qui est déçue de « son »
président.
D'ailleurs, si on peut critiquer
certaines violences inutiles survenues à l'occasion des opérations
de « boycott actif » appelées par une partie du FPI, il
faut bien noter que dans certaines circonscriptions, le scrutin a été
empêché par des cadres venus du Nord.
Les derniers développements liés à
la préparation des élections législatives ne font qu'aller dans le
même sens. La base n'a nulle part été associée au choix des
candidats. Même dans des partis qui ne sont pas spécialement
réputés pour leur caractère démocratique, il y a une aspiration
des gens à s'exprimer, à simplement donner leur avis. Mais lorsque
leur avis n'est même pas sollicité, cela crée des rancœurs. Les
Ivoiriens ne sont en effet plus prêts à suivre leurs leaders
aveuglément comme par le passé, à venir aux meetings uniquement
pour s'assoir et applaudir.
C'est pourquoi nous assistons cette
année, une fois de plus, à de nombreuses candidatures
indépendantes. Il y a en gros trois types de candidats
indépendants : les candidats RHDP qui, après des années de
bons et loyaux services, pensaient être sélectionnés pour être
candidats cette année, et, par dépit, finissent par se présenter
contre l'avis de la direction – beaucoup de ceux issus du RDR
risquent d'être radiés du parti ; les candidats du FPI-Sangaré
qui, malgré l'appel au boycott lancé par leur direction, se
présente en leur propre nom ; et finalement, ceux de l'UDPCI,
un parti phagocyté par le RHDP, qui joue ici son avenir politique.
Le référendum sur la nouvelle constitution a permis de constater à quel point le régime est boudé par l'ensemble de sa population et particulièrement de sa base électorale traditionnelle |
Sur le plan social :
Comme on vient de le constater, la
colère est là, mais il n'y a aucune force pour l'orienter et la
canaliser.
Une grogne s'était développée avant
le 1er Mai par rapport à la flambée des prix des vivriers et
de l'électricité, bien vite écartée par les promesses du
président face aux dirigeants des syndicats (accompagnées de
quelques petits « cadeaux »). La facture de l'électricité
qui avait été suspendue est cependant revenue en juillet, forçant
les ménages à payer deux factures en même temps ! C'est la
raison d'être des émeutes de juillet qui sont tout d'abord
survenues à Bouaké, ville considérée comme acquise au régime.
Mais là aussi, on constate que la
colère qui s'est exprimée était généralisée : ce n'est pas
seulement le siège de la CIE qui a été attaqué, mais aussi les
résidences des cadres locaux, les sous-préfectures, les banques…
Les problèmes vont donc au-delà de la facture de courant.
Ceci dit, la facture controversée n'a
pas été annulée, mais simplement répartie pour être payée petit
à petit au cours des mois suivants. L'explosion populaire n'a donc
pas pu contraindre le régime à la moindre concession substantielle.
De plus, le régime s'est même servi de la colère contre la CIE
pour avancer l'idée d'une libéralisation du secteur de
l'électricité, une mesure néolibérale d'ailleurs applaudie par
les partis d'opposition, y compris par ceux qui se prétendent de
gauche.
C'est dans la même veine de remise en
question de l'autorité qu'il faut considérer les récents lynchages
de gendarmes et policiers dans plusieurs localités du pays (Méagui,
Bouna, Yamoussoukro).
En ce moment, nous assistons à
plusieurs mouvement de la part des organisations de travailleurs,
notamment à l'école et à la fonction publique.
À l'école, les cours du mercredi
matin ont été imposés par le régime, annoncés la veille de la
rentrée par voie de presse, sans que qui ce soit n'ait été
consulté, pas même les inspecteurs. Mesmin Comoé, le responsable
du MIDD (Mouvement des instituteurs pour la défense de leurs droits)
a été beaucoup attaqué personnellement, dans une tentative du
régime de semer la division entre le syndicat et la base afin de
démobiliser. Parmi les revendications des travailleurs cependant, on
retrouve l'idée d'un précompte prélevé à la source sur les
salaires pour financer le syndicat.
Le gouvernement feint de vouloir
entamer des négociations, mais comme à son habitude, il faut
s'attendre à ce que cela ne soit que dans le but de faire trainer en
longueur le mouvement pour décourager les grévistes. Il faut
certainement s'attendre à une deuxième vague de grèves après les
fêtes.
À la fonction publique, les
travailleurs sont en grève eux aussi par rapport à la réforme
controversée du système de pension. Le mouvement a paralysé le
Plateau et a commencé à gagner l'intérieur. Le gouvernement a
proposé de créer un « forum social », mais les
syndicats ont refusé en affirmant que c'était à eux seuls de fixer
le cadre pour le dialogue.
Au niveau des préfectures de
l'intérieur également, il y a un mouvement des agents qui
protestent contre le non paiement de leur salaire, l'absence de
véritables primes de logement et le harcèlement sexuel par les
cadres locaux. À propos du logement, rappelons que du temps
d'Houphouët, l'État menait une politique de construction de maisons
pour le personnel administratif envoyé à l'intérieur – une
politique qui a cessé d'être depuis la décentralisation de
l'administration (où les collectivités territoriales dénuées de
moyens sont désormais censées prendre en charge ces couts).
La grève des ouvriers de Côte
d'Ivoire Agencement, à laquelle nous avons participé, a elle aussi
montré une volonté de lutte et l'enthousiasme qui est celui des
travailleurs une fois qu'ils prennent conscience de leur force. Il
s'agissait dans cette entreprise d'une grande première qui a
totalement pris les patrons de cours. Nous avons créé au cours de
cette lutte d'intéressants liens avec différents ouvriers.
Ce qui est intéressant de constater
dans tous ces mouvements est qu'on assiste petit à petit à une
culture de lutte en entreprise. Les derniers mouvements des
travailleurs sont beaucoup mieux organisés qu'auparavant et de
manière bien plus démocratique. Les syndicats utilisent désormais
internet pour créer des forums et des plateformes sur lesquels les
travailleurs peuvent s'exprimer sur l'orientation de la grève, le
contenu des négociations, des revendications… et sur lesquels les
dirigeants peuvent faire des rapports à la base sur l'état du
mouvement. Ainsi, les décisions n'échappent plus au contrôle de la
base.
On a aussi vu des dirigeants syndicaux
refuser de signer des accords directement avec le gouvernement,
préférant tout d'abord organiser des AG avec la base pour la
consulter avant d'accepter quoi que ce soit. Le gouvernement n'est
donc plus en mesure d'exiger la levée des mots d'ordre comme avant.
On remarque de plus que les syndicats ont aujourd'hui moins tendance
à lancer des grèves de façon solitaire, mais recherchent plus
systématiquement à constituer des fronts communs.
En guise de conclusion, nous pouvons
dire que les nombreux problèmes demeurent, et que les différents
mouvements sociaux vont s'intensifier dans la prochaine période. La
situation est extrêmement propice à l'éclosion de notre mouvement.
Il suffit d'écouter les réactions des gens lorsqu'ils nous croisent
dans la rue. Si nous parvenons à agir de manière déterminée et
cohérente, il est tout à fait possible que nous devenions sous peu
une force incontournable dans ce pays.
Assemblée de la Plateforme nationale des organisations professionnelles du secteur public. Un vent de démocratie et de combativité plus que bienvenu. |
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