La lutte a payé – il faut poursuivre le combat
L’Éthiopie connait depuis trois ans
une grande agitation sociale et politique. Des mouvements ont eu lieu
dans presque tout le pays. La population est fatiguée de
l’injustice, des abus, des assassinats et des arrestations. Elle
revendique des changements politiques et économiques pour faire face
aux difficultés à tous les niveaux.
– Article par notre camarade Temesguen
Békélé Aga (militant éthiopien du CIO exilé en Suède)
La force et l’ampleur des actions
de contestation en Éthiopie et ailleurs dans le monde ont contraint
le Premier ministre Haïlé Mariam Dessalegn d’annoncer sa
démission le 15 février dernier. Le régime de l'Ihadeg
(« ya-Ityopya hezbotch abyotawi dimokrassiyawi guenbar »,
Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien) a déclaré
l’état d’urgence pour la deuxième fois en deux ans. L'Idaheg
est officiellement une coalition de quatre partis qui gouverne le
pays depuis 1991, soit 27 ans. Mais en réalité, cette
coalition est totalement sous le contrôle dictatorial de l’un de
ces partis, le Hewehat (« Hizbawi weyané harinet tigraï »,
Front de libération du peuple tigraï).
Le comité exécutif de l'Ihadeg s'est
longtemps réuni en secret. Un mois plus tard on a annoncé qu'Abiy
Ahmed, 41 ans, avait été élu nouveau président du parti et
nouveau Premier ministre éthiopien.
M. Abiy est originaire de la
région de l’Oromia, la plus grande région, au centre du pays ;
il est lui-même d'ethnie oromo, le plus grand groupe ethnique
d’Éthiopie (32 millions d’habitants sur 105 millions).
Il a fait part de l’armée éthiopienne dans sa jeunesse avant de
devenir plus tard lieutenant-colonel et d'occuper différents postes
gouvernementaux, dont celui de ministre des Sciences et de la
technologie ainsi que de président et vice-président de l’Oromia.
L'Oromia est l’épicentre de
manifestations massives depuis aout 2016. La population s'y
oppose en effet au déguerpissement des terres par le gouvernement
dans le cadre de son plan d’expansion de la capitale Addis-Abeba.
Des centaines de personnes ont été tuées par les forces de
sécurité étatiques lors de la révolte de la population, souvent
dirigée par des jeunes. Ce mouvement s'est répandu dans tout
l’Oromia ainsi que dans l'Amhara (la deuxième plus grande région
du pays) et la capitale.
Les revendications du mouvement
visaient non seulement le déguerpissement des terres, mais aussi le
régime lui-même. Malgré le fait que l'Éthiopie est le pays qui a
depuis dix ans la plus grande croissance du monde (+10 % par
an), la vie de la plupart des gens n’a pas changé. La majorité de
la population vit d’une agriculture autosuffisante à petite
échelle. Pour les jeunes qui ont pu étudier à l’université, le
chômage reste élevé.
Le régime a depuis longtemps recours à
une répression brutale contre toute forme d’opposition. Les
élections de 2005, clairement remportées par l’opposition,
ont été victimes d'une répression qui a fait des centaines de
morts. Aujourd’hui, l'Ihadeg détient tous les sièges au
« parlement », et tous les opposants sont qualifiés de
« terroristes » et emprisonnés. Les soutiens étrangers
du régime (États-Unis, UE et surtout Chine) ont tous accepté ces
méthodes dictatoriales.
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Les mouvements en Éthiopie ont ébranlé tout le pays |
La « caravane de la paix »
de M. Abiy
Après avoir été élu, M. Abiy
s’est rendu dans les différentes parties du pays, du nord au sud
et d’est en ouest, dans une « caravane de la paix »
visant à calmer les troubles sociaux et politiques. Au cours de ses
pérégrinations, il largement bénéficié d’un écho positif en
raison de son approche « éthiopianiste » qui diffère
fortement des idées des dirigeants précédents et de l'Ihadeg, qui
s'étaient tous essentiellement basés sur les divisions ethniques du
pays tout au long des 27 dernières années.
Depuis la nomination de M. Abiy en
avril 2018, il a démis de leurs fonctions ou rétrogradé un
très grand nombre de de dirigeants politiques, chefs militaires et
de la police de l’administration précédente qui semblaient
autrefois puissants et intouchables.
Il s’est également rendu au Soudan,
au Kenya, en Égypte, en Somalie et en Arabie saoudite. En plus de
renouveler les relations diplomatiques et politiques, il a obtenu la
libération de milliers d’Éthiopiens emprisonnés dans ces pays.
Le peuple éthiopien a considéré cette action comme un acte de
renouveau du nationalisme éthiopien et de la protection des citoyens
où qu’ils se trouvent.
Cependant, le Premier ministre Abiy n'a
pas échappé aux critiques quand il s’efforçait de libérer des
prisonniers à l’étranger, alors que son propre gouvernement
détenait encore des milliers de gens. Après une vaste campagne sur
les réseaux sociaux et de nombreuses marches, son régime a
finalement libéré des milliers de personnes, y compris des
dirigeants de partis politiques et des journalistes, tels que Mérara
Goudina, Békélé Guerba, Andargatché Tsigué, Fikrou Marou,
Eskinder Nega, Temesguen Dessalegn. Son gouvernement a également
rejeté les accusations portées contre les dirigeants des partis
politiques de la diaspora tels que Birhanu Nega et Djawar Ahmed,
ainsi que contre les médias basés sur la diaspora, Esat et OMN
(Oromia Media Network).
Il a invité les dirigeants des partis
politiques de l’opposition et les journalistes à son palais (y
compris ceux qui avaient été libérés de prison) pour leur
demander de travailler avec lui dans l’intérêt de l’unité du
peuple éthiopien afin d’élargir le système démocratique en
Éthiopie. M. Abiy a également invité tous les partis
politiques éthiopiens à l’étranger à venir travailler
pacifiquement en Éthiopie. Après son invitation, certains partis
politiques comme le Front démocratique oromo (« Adda bilissoumma
oromo »), dirigé par le vétéran politique Lencho Letta, ont accepté
de rentrer au pays.
Tout cela a renforcé la confiance du
peuple éthiopien envers le nouveau gouvernement. Continuant sur
cette lancée, le cabinet éthiopien a approuvé le 2 juin un
projet de loi pour lever l'état d’urgence à l’échelle
nationale (qui avait été instauré après la démission de l'ancien
Premier ministre) deux mois avant la date prévue, le gouvernement
ayant déclaré que la situation du pays en matière de paix et de
sécurité s’était beaucoup améliorée.
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M. Abiy une fois élu s'est rapidement mis au travail pour donner une toute autre image de son régime |
La paix avec l’Erythrée ?
M. Abiy affirme vouloir résoudre
le conflit avec l’Érythrée. Rappelons que l'Érythrée est un
pays côtier dont l'histoire est fortement liée à celle de
l'Éthiopie. Depuis sa sécession en 1993, l'Éthiopie a été
privée d'accès direct à la mer, ce qui a provoqué une longue
guerre entre les deux pays. M. Abiy à appelé à la paix et a
même accepté la proposition de paix d'Alger de 2000 selon
laquelle la petite ville frontalière de Badmé, au centre du conflit
depuis 1998, reste à l'Érythrée. Le président érythréen
Isaïas a de son côté décidé d'envoyer une délégation à
Addis-Abeba pour y discuter de l’accord de paix d’Alger.
Mais nombreux sont les Éthiopiens qui
contestent cette décision de donner Badmé à l’Érythrée. Les
habitants de Badmé sont d'ailleurs les premiers à s’opposer et à
manifester contre cette décision, s'exclamant « Nous sommes
éthiopiens, hier, aujourd’hui et demain ! » Les
manifestations se sont répandues dans toute la région du Tigraï
(la région du nord, dont sont issus la plupart des dirigeants du
pays).
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Rencontre historique entre les dirigeants éthiopiens et érythréens |
Un plan de privatisations
Le gouvernement Abiy a également
annoncé un plan de privatisation des entreprises d’État. Les
actions des compagnies nationales de télécoms, d'aviation,
d'électricité et de transports seront vendues à des capitalistes
nationaux et étrangers, tandis que l’État gardera une
participation majoritaire.
Jusqu’à présent, l'Ihadeg a tenté
de suivre le « modèle chinois », dans lequel l’État
(càd., l’armée et le parti) gardent un contrôle de l’économie
tout en invitant les multinationales à venir s'installer et en
offrant à ces dernières des travailleurs bien formés, à bas
salaires et sans aucune protection syndicale. Les autorités ont
également amélioré les infrastructures, le plus souvent via des
entreprises chinoises financées par des prêts chinois. L’Éthiopie
est également un important allié militaire des États-Unis.
Ce nouveau plan pro-capitaliste est un
avertissement donné aux travailleurs, aux jeunes et aux pauvres
d’Éthiopie. Ces nouvelles étapes vers la mondialisation
capitaliste ne feront qu’accroitre la pauvreté et l’exploitation.
Malgré la croissance rapide des années 2000, l’Éthiopie a
toujours l’un des PIB par habitant les plus bas au monde. La famine
et la misère côtoient les usines de haute technologie et les
chemins de fer.
Tous ces changements ont été
effectués en seulement trois mois. Toujours très populaire, M. Abiy
n’est cependant pas exempt de tout reproche. Les meurtres et les
expulsions sur base ethnique ont toujours lieu. Les Amharas ont été
la cible de meurtres et de déguerpissements brutaux dans la région
d’Oromia et du Benishangul-Goumouz (Ouest), de même que les Oromos
dans la région de Somalie éthiopienne. Et un conflit ethnique
mortel est toujours en cours entre Wolaïtas et Sidamas, Gouragués
et Kébénas.
Certains groupes affirment que la
nomination du Premier ministre Abiy n'est qu'une stratégie de survie
de la part du régime de l'Ihadeg/Hewehat, étant donné que son
objectif le plus important jusqu'à ce jour a été son propre
pouvoir et sa propre survie. D’autres groupes, y compris les
dirigeants des partis d’opposition en Éthiopie et en exil,
déclarent que le peuple éthiopien doit le soutenir parce que son
programme va faire avancer la démocratisation de l’Éthiopie
l’unification et la stabilisation du peuple éthiopien et de la
Corne de l’Afrique.
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Une bonne partie du territoire éthiopien reste conflictuelle |
Un régime divisé
On suppose aussi que l'Ihadeg est
divisé entre pro- et anti-Abiy. Le Hewehat a accepté la nomination
de M. Abiy en tant que tactique pour calmer le soulèvement
populaire. Mais ses membres veulent disposer de quelqu’un comme
leur ancien Premier ministre, Haile Mariam Desalegn, d'une
marionnette qui les cajole et les applaudit à chaque fois qu’ils
en ont besoin. L’autorité du Hewehat n’est pas censée être
remise en question. Tous les autres membres de l’alliance de
l'Ihadeg n’existent que grâce à eux. Ils n'ont été créés et
promus que grâce au Hewehat.
Abiy Ahmed a cependant, a été plus
vite et plus loin que les dirigeants du Hewehat ne le souhaitaient.
Ils lui ont ouvertement reproché de ne pas les avoir consultés
avant d’annoncer certaines de ses grandes réformes.
Les tensions se sont manifestées
lorsque des militants politiques et des droits de l’homme ont
organisé un rassemblement pour manifester leur soutien et remercier
le nouveau Premier ministre le 23 juin. Ce jour-là, des
centaines de milliers de personnes étaient venues de différentes
parties du pays pour se rassembler sur la place Meskel à Addis-Abeba
dans un rassemblement pacifique de solidarité en faveur de son
programme de réformes. Ses partisans portaient des vêtements sur
lesquels figuraient le portrait d’Abiy avec différents slogans
comme « Éthiopie unie », « Éthiopie notre
amour », etc.
M. Abiy s’est présenté à la
marche avec un tricot arborant une carte de l’Afrique et a fait le
fameux salut de Mandela. Puis il a fait un discours qui a réchauffé
la foule. Mais, juste après, une bombe a explosé près de lui. Au
moins deux personnes sont mortes et des centaines de personnes ont
été blessées. À la télévision nationale, M. Abiy a décrit
cet incident comme « une tentative échouée de la part des
forces qui ne veulent pas voir l’Éthiopie unie ». Il a dit
qu’il s’agissait d’un « attentat bien orchestré ».
Le lendemain, Zeïnou Djemal, chef de
la Commission de la police fédérale, a déclaré à la Société
éthiopienne de radiodiffusion, propriété de l’État : « Le
nombre de suspects en garde à vue pour leur implication dans
l'attentat de la place Meskel a atteint le nombre de 30 ». Neuf
agents, dont le chef adjoint de la commission de police
d’Addis-Abeba, ont été arrêtés pour faille de sécurité, selon
des sources officielles.
Les perspectives de l’Éthiopie sont
ouvertes. Abiy Ahmed va disposer d’une période de « lune de
miel », lors de laquelle même les sceptiques attendront de
voir. Abiy Ahmed n’a jusqu'à présent pas modifié les lois
antiterroristes qui interdisent les partis d'opposition et n’a pas
encore inculpé le moindre dirigeant ou officier pour les massacres
et les arrestations massives de ces dernières années. Les
dirigeants du Hewehat sont restés en place et contrôlent toujours
tout l’appareil sécuritaire. Aucune date n'a encore été donnée
pour de nouvelles élections, la loi électorale reste inchangée.
Les luttes et les révoltes dans
d’autres pays, notamment le processus de révolution et de
contrerévolution en cours en Afrique du Nord et au Moyen Orient
depuis 2011, ont démontré qu'il ne suffit pas d'avoir un
changement à la tête du régime pour voir une amélioration
concrète sur le terrain. Les attentes des masses ne pourront jamais
être satisfaites tant que l'économie et le pouvoir d'État seront
sous le contrôle des capitalistes et des généraux.
De nouveaux mouvements referont leur
apparition en Éthiopie. Dans ce cas, il y aura toujours le risque
que, avec ou sans Abiy, le régime tente à nouveau de raviver les
divisions et les conflits ethniques. Aucune mesure n’a d'ailleurs
encore été prise pour mettre fin aux tueries à la frontière entre
l’Oromia et la région de la Somalie éthiopienne.
Toutes les réformes qui ont été
faites ne l'ont été qu'en raison de l'ampleur de la lutte de masse
qui menaçait le régime. Ces réformes créent une certaine
ouverture, qui doit être utilisé pour organiser à la base un
mouvement prolétarien indépendant, des syndicats démocratiques et
une force politique capable de défier le régime et le système
capitaliste qu'il défend. L’Éthiopie a besoin d’un parti
politique socialiste révolutionnaire et démocratique.
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