Sur la mystification du
Noir
Nous
disions dans un article précédent (malheureusement encore disponible uniquement en portugais) que la condition du prolétaire noir, en plus
d'inclure en elle l’ensemble des relations sociales qui définissent
la condition de la classe prolétaire, est dotée de certaines
spécificités ; nous disions alors que tout Noir est obligé,
au cours de sa vie – de son existence en tant qu’être
social –, de former un ensemble de certitudes sur ce que
signifie le fait d’être
noir.
Il nous faut maintenant avancer un peu et déconstruire les
certitudes qui couvrent la réalité, tel un voile mystificateur.
Vu que, parmi les nombreuses idées qui existent dans l'opinion courante, celles que nous trouvons exprimées toutes prêtes et le plus
directement sont toujours les idées dominantes d’un moment
historique donné, c'est avec elles que nous
commencerons notre travail. Ainsi, nous entendons sans cesse des gens nous
répéter, d’un ton doux et niais, que « les Noirs sont
toujours heureux », ou bien que « les Noirs dansent très
bien ». L’image du Noir est en effet souvent associée au
talent sportif, au rythme, à la danse et au chant, à la joie et à
la gentillesse.
Par notre camarade Ysmail X, du groupe Socialismo revolucionario (CIO-Portugal)
Tout
ceci plait évidemment bien à ceux pour qui ces « qualités »
sont importantes. Pour ces naïfs, le racisme existe seulement
lorsqu'un groupe humain appelé du nom de race
se
voit explicitement attribuer des faiblesses ou caractéristiques
indésirables. Il est cependant nécessaire ici d’affirmer
l’évidence : que l’attribution de n’importe quelle
caractéristique à un groupe humain, quand bien même ces
caractéristiques seraient agréables à entendre, implique une
fixation de ce groupe humain dans la société, l’attribution d’un
lieu social approprié à ceux qui en sont membres ;
c'est-à-dire que, lorsque on dit qu’un Noir est naturellement
bon danseur, cela revient à dire que son lieu est naturellement
sur
la piste de danse.
Mais
cela n’épuise pas tout le problème. Si nous nous penchons avec
une oreille un peu plus critique sur ce discours du sens commun, nous
sommes amenés à reconnaitre que toutes les supposées « qualités
du Noir » ne sont en fait que des euphémismes – une fine
couche de vernis sur la pourriture séculaire du racisme.
Ainsi,
lorsqu’on dit que le Noir est naturellement bon sportif, cela
signifie que chez lui les muscles prédominent sur l'intellect,
c’est-à-dire, qu’il est primitif ; s’il a le rythme dans
la peau, c’est parce que son esprit est encore peu développé,
c’est-à-dire, que c’est un éternel enfant ; s’il est
intrinsèquement joyeux, c’est uniquement dû au fait qu’il n’est
pas capable d’évaluer sa situation de manière réaliste,
c’est-à-dire, qu’il est stupide ; et s’il est plein de
gentillesse, c’est dû à son incapacité à comprendre le concept
de propriété, c’est-à-dire, qu’il est voleur. La cerise sur le
gâteau parmi toutes ces « qualités » étant évidemment
la représentation du Noir sexuellement incontrôlable, entièrement
instinct et envie.
Je
parle d'expérience personnelle : si quelqu’un vient vers moi
pour me dire « Tu es vraiment noir toi », c'est toujours
pour faire un lien avec un comportement considéré irréfléchi et
impulsif, dépourvu de raisonnement. Jamais personne ne s’adresse à
un chirurgien noir après une opération bien effectuée pour le
féliciter en disant « Monsieur est tellement bon chirurgien,
comme seul un Noir pourrait l’être ». Le simple fait
d’imaginer une telle situation nous fait éclater de rire. Or,
c’est l’absurde qui provoque le rire ; et l’absurde, dans
cette scène, est l’idée qu’un Noir puisse avoir une affinité
naturelle
à pratiquer des opérations chirurgicales. Le métier de chirurgien
implique de la minutie, de l’étude, de la discipline, toutes
qualités qui ne sont pas associées au Noir. Celui, parmi les Noirs, qui détient ces
qualités est perçu comme un Noir exceptionnel.
Alors qu’un athlète noir, quand il remporte une compétition, se
voit obligé de partager cette victoire avec tous les Noirs du monde
– on lui renie son mérite et son individualité, car n’est-ce
pas que sa performance est due uniquement à ses gènes de Noir ?
Tout
cela nous montre qu'il vit dans l'opinion publique une croyance en
une sorte d’« essence noire » – provenant de
considérations génético-somatiques ou spirituelles –,
malgré le fait qu’il n’existe aucune idée comparable par
rapport à une essence blanche (au contraire, les Blancs sont plus
souvent considérés en tant qu'individus, alors que les Noirs sont
toujours perçus comme faisant partie du collectif de la race noire).
Et pour tous les Noirs et pour toutes les Noires, ceci constitue un
problème inévitable – ils y sont en permanence confrontés
même au niveau le plus intime et le plus quotidien de leurs vies.
L'« essence noire »
Du
reste, on voit plein de Noirs qui surveillent leur comportement en s'efforçant d'être « exceptionnels », cherchant à prouver que « dans
leur cœur », ils sont blancs ou, en tout cas, pas noirs ;
à l'opposé, nous en voyons d’autres qui se mettent en quête de
cette fantastique essence noire, leurs illusions étant alimentées
par l’exotisme avec lequel l’Afrique et tout le monde néocolonial
sont représentés dans les produits culturels bourgeois. Ceux-là
nous parlent fréquemment de vouloir trouver leurs « racines
africaines », quelque chose qui pour nous ne doit jamais être
plus que la croyance infantile d’une conscience révolutionnaire.
Nous
observons très facilement, à la suite de ces idées, le fait que la
conception essentialiste du Noir déborde de l’opinion générale.
Nous trouvons cette conception aussi dans la littérature, dans les
articles des journaux et jusque dans la production intellectuelle de
« philosophes » et de « sociologues » – et
ici ces idées sont accompagnées d’un lexique plus élaboré. On y
parle de « culture », de « tradition », et de
« valeurs noires ».
De
fait, en grande partie, les idées de négritude
nées dans la période d’après-guerre et qui ont nourri un grand
nombre des intellectuels à l'origine de la fondation des États
africains, se basaient précisément sur l’idée des valeurs
raciales, revendiquant un passé de civilisations noires prospères.
Ce mouvement correspondait à l’époque dorée de l’affirmation
de l’identité africaine contre les politiques assimilationnistes
du colonialisme. Néanmoins, même le Noir senghorien, qu'on présente
comme un être de « cœur » face au Blanc « cérébral »,
a autant de valeur historique que la célèbre littérature de
Tolkien.
De ce
fait, l’apologie des valeurs noires – qui avait certainement
sa juste place au 20ème
siècle – continue à avoir libre cours encore aujourd'hui
parmi les cercles intellectuels petit-bourgeois qui, éloignés de la
masse des travailleurs exploités et percevant dans leur race le
principal obstacle aux ambitions d’ascension sociale tellement
caractéristiques de leur classe, définissent précisément cette
race comme axe central de la « lutte » qu’ils
prétendent mener. Or, la production infecte de ces cercles est
souvent capable d'influencer des organisations et groupes de
composition essentiellement prolétarienne, donc, possédant un
véritable potentiel révolutionnaire.
Le
problème revêt donc une importance politique – la manière
dont est menée la lutte des Noirs et des Noires dépend de la
compréhension qu’ils ont de la question de race et de la position
qu’ils prennent par rapport à elle. Une position correcte,
c’est-à-dire scientifique, est la condition sine
qua non
pour une pratique véritablement transformatrice.
Beaucoup d'intellectuels du siècle passé ont réagi à la caricaturisation du Noir par une glorification exagérée des « valeurs noires » et de la « culture noire » |
Contre le particularisme culturel
Pour
nous, mener la lutte des Noirs et des Noires en supposant l’existence
de valeurs africaines intemporelles, – même avec l’intention
de combattre les mensonges lancés sur les peuples d’Afrique afin
de légitimer l’esclavage négrier et le colonialisme –,
revient, dans la période historique actuelle, à battre un chien
mort.
Il en
est ainsi, premièrement, parce que la tâche historique de
l’affirmation d’une culture et d’une histoire des peuples noirs
a déjà été accomplie au siècle passé. Les luttes de libération
dans le continent africain qui ont été, selon les mots du
révolutionnaire Amílcar Cabral, « L’expression la plus
complexe de la vigueur culturelle du peuple, de son identité et de
sa dignité », et que Fanon a si brillamment racontées dans
son livre Les
Damnés de la Terre,
ont été le dernier clou au cercueil du colonialisme classique,
donc, la fin de son discours ridicule de négation de l’histoire
des peuples colonisés. Aujourd’hui, l’histoire de l’Afrique
est reconnue par tous les charlatans de la politique bourgeoise et
étudiée dans n’importe quelle université de sciences sociales.
En réalité, nous pouvons à présent trouver jusque dans les
couches les plus arriérées du prolétariat européen et américain
– surtout parmi les plus jeunes –, où autrefois se
propageait quasi exclusivement un violent ethnocentrisme, des
défenseurs passionnés du relativisme culturel, ce qui, même si
cette thèse est toute aussi réactionnaire, démontre bien à quel
point les idées dominantes se sont réajustées par rapport aux
relations néocoloniales.
Deuxièmement,
parce que la soi-disant identité culturelle est, en cette époque
néocoloniale, utilisée en grande partie dans un but de
particulariser les Africains et de les empêcher de mener une analyse
scientifique de la réalité « africaine ». Cela se voit
dans les travaux des historiens bourgeois – parmi qui nous
comptons quelques Noirs prétentieux – qui, s'ils ont bel et
bien arrêté d’avoir recours à la négation de l’histoire
africaine, procèdent aujourd'hui, astucieusement, à une
réinvention de cette histoire dans l’écriture zigzagante qui
caractérise toujours les mystificateurs. Ça en arrive au point
absurde où on accuse parfois le marxisme d’être une
« philosophie » porteuse de « valeurs
occidentales », qui refuserait de reconnaitre les
particularités
des civilisations du continent africain et qui, de ce fait,
représenterait une menace pour la pittoresque intégrité des
cultures noires.
C’est
précisément sur ces supposées identités originelles que se
construisent les thèses du conflit entre « tradition et
modernité » qui plait tellement aux sociologues et
anthropologues exotistes, éclipsant les conflits de classe et
l’exploitation économique impérialiste – qui sont les
véritables relations que nous devons étudier si nous voulons
obtenir une compréhension du défilé de calamités qui afflige le
Tiers Monde. Selon ces apprentis sorciers, si l’Afrique est
parcourue par les guerres, plongée dans la misère et gouvernée par
des dictateurs sanguinaires, c’est uniquement à cause de ce
conflit entre « tradition et modernité ». C'est
également dans ce créneau que nous retrouvons les
théories les plus bornées, comme celles du fameux « choc des
civilisations ».
L’histoire
de toutes ces idées est une histoire de l'assujettissement des peuples
au capital, une histoire de l’expansion de la suprématie d’une
poignée de pays sur le monde entier. Ainsi, attaquer la croyance en
une « essence noire » et en des « valeurs noires »
revient à rendre inoffensives les armes les plus insidieuses de nos
ennemis ; c'est dépasser une fois pour toutes ce recul dans le
temps qui avait cependant été nécessaire au cours du processus
dialectique de notre émancipation. Plus que tout cela, c'est
abandonner une idéologie réactionnaire. Réactionnaire parce
qu’elle cause une ostracisation des prolétaires noirs ;
réactionnaire parce qu’elle agit comme un frein à la conscience
de classe, en lui substituant une fausse conscience qui est
l’idéologie des intérêts de race, indépendamment des intérêts
de classe ; réactionnaire parce qu’elle ouvre la voie à la
conciliation de classe, qui est le paradis des riches et l’enfer
des pauvres.
Le « particularisme noir » est utilisé par les capitalistes noirs pour créer une solidarité entre eux et les travailleurs noirs, contre les « Blancs » |
Le Noir – un humain comme les autres, ni plus, ni moins
De
fait, il ne pourrait en être autrement, vu que cette néo-négritude
– si vraiment il existe en elle quelque chose de nouveau –
correspond à une insurrection idéaliste, c’est-à-dire, à
l’affirmation, contraire à toute la science, que la réalité
matérielle se soumettrait à la réalité spirituelle ou en procède
et, partant, que la société serait dirigée par des idées ou des
esprits. Une telle conception de la réalité constitue,
historiquement, le sceptre de la bourgeoisie et la foi de la
petite-bourgeoisie.
Néanmoins,
c’est l’inverse qui se vérifie : c'est dans l'histoire de
la reproduction humaine des conditions matérielles de l’existence,
c’est-à-dire, dans l’histoire de la lutte des hommes et femmes
pour leur survie et pour leur domination croissante sur les forces de
la nature, que nous trouvons l’explication du progrès des idées
et de la culture. Ce qui revient à dire qu’il n’existe pas de
valeurs noires ou de culture noire, et que toute la culture qui
existe dans les faits n'est qu'un processus continu de changements,
reposant sur une base économique.
Comme
l’expliquait Cabral, le grand révolutionnaire bissau-guinéen :
« La
culture, quelles que soient les caractéristiques idéologiques ou
idéalistes de ses manifestations, est ainsi un élément essentiel
de l’histoire d’un peuple. Elle est la résultante de cette
histoire, tout comme, disons, une fleur est le résultat d’une
plante […] La culture a comme base matérielle le niveau de
développement des forces productives et le mode de production. Elle
plonge ses racines dans le sol de la réalité matérielle du milieu
dans lequel elle se développe et reflète la nature organique de la
société, pouvant être plus ou moins influencée par des facteurs
externes. Si l’histoire permet de connaitre la nature et l’étendue
des déséquilibres et des conflits (économiques, politiques et
sociaux) qui caractérisent l’évolution d’une société, la
culture permet de déduire quelles ont été les synthèses
dynamiques, élaborées et fixées par la conscience sociale pour la
solution de ces conflits, à chaque étape de l’évolution de cette
même société, en quête de survie et de progrès. »
Ainsi,
prenant conscience du fait que l’idéalisme correspond à la
mystification du Noir – à l’établissement de valeurs
génético-somatiques ou ontologiques de race – et que cela
résulte en une déshumanisation de
facto
et non voilée des relations de domination impérialistes, nous
refusons cette position philosophique. Nous disons, comme Sartre, que
l’existence précède l’essence ; que lorsque chacun de nous
est né, il n’y avait rien de plus que la possibilité ; que
nous sommes, pour le meilleur comme pour le pire, des êtres humains
comme tous les autres, autant d’individus distincts, produits d’une
multitude de relations sociales dans lesquelles nous sommes intégrés,
et que notre première exigence est celle d’être compris à la
lumière de ces relations et non à la lumière d’une quelconque
« nature ».
En
guise de conclusion : tout prolétaire noir n’arrivera à une
véritable conscience de soi qu’à travers la négation de
l’essence noire et de toutes les formes d’idéalisme. Tout
prolétaire noir, après, dans un premier temps, avoir ressenti
qu’il est noir et, partant, qu'il est d’une certaine manière
différent
de son frère blanc, doit, dans un deuxième temps, répudier toutes
les considérations biologiques et ontologiques de race, considérer
les races dans un cadre strictement historique et social et
comprendre
que, en vérité, cette différence qu’il a ressentie est d’ordre
purement social ; que lui, le Noir (ou la Noire), est l’égal
absolu de tous les autres humains ; qu’en tant que travailleur
ou travailleuse noir(e), il ou elle ne doit pas chercher une nature
propre inutile à la défense de ses intérêts concrets, qui sont
ceux de sa classe sociale. Ainsi, le prolétaire noir se rétablira
dans la marche de l’histoire, aux côtés des prolétaires du monde
entier, et vers la destruction de toute forme d’oppression et de
domination.
Dès
lors, nous devons à présent nous pencher sur les conditions
matérielles et sociales d’où ont émergé ces idées
déshumanisantes, expliquer comment est apparue, historiquement, la
notion de race et l’idéologie raciste. Il faut comprendre
exactement ce que signifie être noir. Parce que le sens commun, s’il
peut servir de point de départ pour cet exposé, ne peut en aucun
cas être considéré comme l’origine de notre problème – cette
origine est nécessairement matérielle.
Tous des êtres humains, ni plus, ni moins |
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