dimanche 29 novembre 2015

Nigeria : Le « changement » sous Buhari

Buhari : un « réformateur » voué à l'échec


Cinq mois après sa mise en place, le gouvernement Buhari qui est arrivé au pouvoir à la suite d'une élection historique continue à bénéficier d'un soutien inégalé parmi la population du Nigeria. Après 16 années d'attaques brutales sur les conditions de vie et les droits démocratiques, en plus de la corruption éhontée du gouvernement du PDP (Parti démocratique du peuple), vit un énorme espoir de voir Buhari, personnage réputé incorruptible, apporter au Nigeria le changement dont il a grand besoin.

Les attentes des masses sont clairement compréhensibles. Les masses laborieuses et la jeunesse du Nigeria ont soif de changement pour sortir de la misère qui prévaut malgré dix années de croissance économique. Mais vu l'échec du mouvement syndical à construire un véritable parti prolétarien de masse qui aurait pu refléter ces aspirations, c'est le Congrès pan-progressiste (APC) qui est parvenu à se mettre en avant en tant qu'alternative. Sans compter sur la réputation du personnage de Buhari.

Buhari est-il un sauveur providentiel capable de tirer le Nigeria du marasme économique et social ? C'est sur question que nous nous penchons dans cet analyse sociopolitique.

– camarade Hassan Taïwo Soweto, Mouvement socialiste démocratique (section du CIO au Nigeria)


Pour beaucoup de gens (même si les avis diffèrent selon les régions du pays), Buhari est une sorte de Messie armé d'une baguette magique. Rien que son attitude corporelle est censée nous mettre en confiance. Selon un sondage réalisé au mois d'aout, 80 % des Nigérians sont confiants dans le fait que le président Muhammadu Buhari peut rétablir l'économie. 91 % des gens soutiennent sa croisade contre la corruption, 74 % pensent qu'il fait du bon travail, 55 % trouvent que le pays va dans la bonne direction, 74 % disent remarquer une amélioration de l'électricité et 78 % une amélioration de l'approvisionnement en essence.

Ces chiffres correspondent bien à ce qu'on entend dans les débats dans les bus, sur les marchés, au travail, à la télévision, à la radio et sur les réseaux sociaux. Après les 100 premiers jours de Buhari à son poste, un journal a été demander l'avis des Nigérians. Une personne déclarait : « La personnalité de Buhari a inspiré un nouveau mode de fonctionnement dans le secteur de l'énergie, où les cadres ont peur de se voir traiter d'incompétents et font des efforts pour faire plus que leur simple travail. L'amélioration qu'on voit au niveau de l'électricité montre bien que le style et la personnalité d'un dirigeant peut faire toute la différence dans le fonctionnement d'un pays. » Ce commentaire illustre bien les immenses espoirs que beaucoup de gens ont dans le nouveau gouvernement, et la manière dont la population tend à attribuer la moindre petite amélioration dans leur quotidien au génie du nouveau chef de l'État.

Cependant, tout en tenant compte de cet immense espoir, en tant que socialistes, nous avons le devoir et la responsabilité de prévenir les masses et la jeunesse des dangers qui sont liés aux illusions dans un gouvernement capitaliste, y compris un gouvernement capitaliste dirigé par un président apparemment honnête et incorruptible. Il est vital de bien comprendre ce qu'est réellement le changement dont nous devrions parler, et s'il est possible d'atteindre ce changement en restant dans le cadre du capitalisme (que l'on cherche à réformer en rendant le système moins corrompu et plus efficace comme Buhari cherche à présent à le faire), ou s'il est nécessaire de passer par une phase révolutionnaire pour changer de structure politique et économique, comme le défendent les socialistes.



Une misère de masse dans un pays d'abondance

Malgré l'abondance de ressources humaines et matérielles dans le pays, qui pourrait garantir une vie heureuse et prospère pour l'ensemble de ses citoyens, le Nigeria est considéré comme un des pires pays où vivre au monde. Le Nigeria est la plus grand économie du continent africain et le 5e plus grand exportateur de pétrole au monde. Pourtant, 70 % de sa population (soit 120 millions de gens sur 170 millions d'habitants) vit dans la pauvreté. Alors que ce pays compte 30 000 hectares de terres cultivables (soit 2 % des terres cultivables mondiales), le Nigeria n'est même pas capable de se nourrir de lui-même.

En tant que socialistes, nous affirmons cependant que tous les problèmes du Nigeria pourraient être rapidement réglés si nous avions un gouvernement véritablement engagé à mobiliser les immenses ressources du pays dans un programme d'infrastructure et de construction d'hôpitaux, de logements, de routes, de chemins de fer, d'écoles, avec un plan d'électrification de tout le pays, une importante intervention de l'État pour remédier au sous-développement de l'agriculture (fourniture de crédits, d'engrais, de pesticides, de semences et d'outils aux paysans, redistribution des terres, promotion du vivrier, etc.). On pourrait créer des milliers d'emplois dans l'industrie de la transformation agro-alimentaire pour tous nos ingénieurs, agronomes, biologistes, etc. qui se retrouvent souvent dans des petits boulots qui n'ont rien à voir avec leur formation.

Il est donc clair pour nous que beaucoup des promesses de Buhari ne sont pas seulement bienvenues, mais sont réalisables. Pour nous d'ailleurs, beaucoup des points de son programme ne sont pas assez ambitieuses, notamment en ce qui concerne la santé et l'enseignement. Par exemple, vu l'abondance de ressources dans ce pays, il est absurde de maintenir dans notre constitution une clause telle que « Le Nigeria offrira un enseignement gratuit et de qualité lorsque cela sera possible » ! Car l'enseignement gratuit et de qualité à tous les niveaux est possible dès aujourd'hui. De même, nous trouvons que le plan de construction de cantines scolaires est bien en-dessous de ce que nous serions en droit d'obtenir si les ressources de ce pays étaient correctement utilisées.

Il est également tout à fait possible de donner du travail à nos 50 millions de chômeurs. Dans les années '1980, l'industrie textile employait un million de personnes ; aujourd'hui ils ne sont plus que 100 000 dans ce secteur. Pourtant, ces 170 millions de Nigérians ont quand même besoin de s'habiller ! Une politique de renaissance de l'industrie permettrait à l'État de gagner de l'argent tout en créant des milliers d'emplois. On sait aussi qu'il manque 220 000 enseignants dans nos écoles ; pourtant, on ne manque pas de diplômés dans ce pays ! Nos hôpitaux sont des mouroirs où des milliers de Nigérians meurent chaque année en raison du manque de moyens et du manque de personnel. Mais beaucoup de nos docteurs et infirmiers se voient contraints d'aller chercher du travail à l'étranger. 

Il est très clair aussi que le Nigeria peut se permettre plus, en matière d'allocation de chômage, que les 5000 naïras (15 000 francs CFA) par mois promis par Buhari à tous nos chômeurs. De même en ce qui concerne les pensions et les soins aux personnes âgées, pour nous assurer que nos grands-parents puissent vivre une vie décente après leur retraite.

Malgré la crise économique que nous traversons en ce moment, il est tout à fait possible de relever le salaire minimum à un niveau décent, c'est-à-dire un salaire qui permette d'en vivre dignement ! 

Tout cela suppose une société et une économie dont le but serait la satisfaction des besoins réels du peuple, et non des profits de quelques riches individus.

Le Nigeria, pays doté d'immenses ressources naturelles et humaines,
mérite mieux que quelques mesurettes « sociales ».

Le capitalisme et ses limites

Pour construire une telle société qui fonctionnerait pour satisfaire les besoins de la population, il est nécessaire de rompre avec le système capitaliste. Cela veut dire nationaliser l'ensemble des secteurs stratégiques de l'économie, en commençant par le pétrole et les banques, et les placer sous le contrôle et la gestion démocratiques de la population. En effet, comment un gouvernement pourrait-il financer tous ces plans sociaux, si l'économie reste contrôlée par une petite minorité de grands patrons ? Par exemple, tant que le secteur du pétrole restera entre les mains d'un cartel de multinationales étrangères (assistées par quelques entreprises nationales qui ne font pas mieux), tous les efforts entrepris pour nettoyer la Commission nationale du pétrole seront en vain, car on n'aura toujours aucun véritable contrôle sur nos ressources pétrolières. La nationalisation est donc inévitable. Celle-ci doit être associée à la mise en place d'un plan de production socialiste de l'économie, établi démocratiquement par la population.

Sans quoi, nos ressources et notre économie resteront prises en otage par quelques grands patrons superriches, et l'État ne se contentera que de quelques maigres rentrées pour son budget. En laissant l'économie entre les mains de cette petite minorité, un gouvernement réformiste creuse en fait lui-même sa propre tombe. En effet, les capitalistes, par leur poids financier, sont capables de saboter à tout moment ce gouvernement, jusqu'à provoquer sa chute, en infiltrant les partis politiques, le parlement, les médias, les institutions, quand bien même ils n'auraient pas le contrôle de l'armée. 

C'est le problème auquel est à présent confronté le programme de « changement » du gouvernement Buhari. Osera-t-il se lancer dans une confrontation avec le « marché » et rompre avec le système capitaliste ? Cela voudrait dire que Buhari s'engagerait sur le sentier de la révolution, en rejetant sa propre classe (la bourgeoisie) pour se dresser résolument du côté du prolétariat et de la jeunesse dont la vie et l'avenir dépendent de l'accomplissement de ses promesses. Cela voudrait dire la construction d'un mouvement de masse pour renverser les structures politiques et économiques capitalistes, qui tirent profit de la misère et de la pénurie de masse artificiellement créées par le système capitaliste. 

Mais si Buhari décide de demeurer sur la voie du réformisme, c'est-à-dire de tenter de donner au système capitaliste un « visage humain », il devra sans cesse s'adonner à un jeu d'équilibriste pour satisfaire les intérêts des personnalités de son parti et de l'élite politique, tout en cherchant à grappiller quelques miettes à redistribuer pour ses quelques programmes sociaux. Cette route mène inévitablement au compromis et donc, à la faillite et à l'absence de tout changement véritable.

« Un nouveau Nigeria. Félicitations aux Nigérians !
Le Sauveur est là »

Buhari : un réformateur capitaliste voué à l'échec

Tout indique que c'est cette seconde route qui est suivie par Buhari. Buhari a déjà déclaré qu'il poursuivrait la politique de privatisation suivie par les gouvernements précédents. Ce n'est pas une surprise. Tout honnête qu'il peut être, Buhari reste un membre de l'élite dirigeante (et en particulier de l'oligarchie nordiste qui domine le Nord du pays). Il n'a aucune vision d'une alternative au capitalisme. Les réformes sociales qu'il a promises et son style de vie austère – même si cela est fort louable –, ne sont que des produits de sa vision personnelle selon laquelle ce système pourrait être rendu équitable et juste. Mais c'est un point de vue tout à fait illogique, puisqu'on parle d'un système dont la seule raison d'être est de faire du profit. 

S'il apparait « progressiste » par rapport aux autres membres de la classe dirigeante, c'est uniquement parce qu'il adhère à une philosophie et à un mode de vie qui correspondent à une période révolue de l'existence du capitalisme, la période qui existait juste avant l'effondrement de l'URSS, lorsque de nombreux dirigeants africains (et du « tiers-monde » en général) s'inscrivaient dans une politique d'intervention étatique dans l'économie, de contrôle du marché. Mais cette politique a été depuis jetée à la poubelle avec l'arrivée de la nouvelle ère néolibérale de « libre marché » et de politique pro-impérialiste.

Buhari est arrivé au pouvoir en 1983 et l'a quitté en 1985 : quatre ans avant la chute du mur de Berlin et la fin de la Guerre froide. Depuis lors, le néolibéralisme et la politique du « laisser-faire » a pris le dessus, accompagnés d'un triomphalisme idéologique qui a suivi la chute de l'URSS, que la classe dominante a interprété, à tort, comme signifiant la défaite finale du socialisme. N'ayant selon eux plus à craindre une révolution « communiste », les défenseurs du système capitaliste ont pu mener une offensive rapide consistant à couper les salaires et les budgets des programmes sociaux, y compris lors des périodes de croissance économique. Ce qui nous a mené à la situation présente d'inégalités sociales grotesques où 85 individus possèdent plus de richesses que 3,5 milliards d'êtres humains. 

Buhari constitue donc un anachronisme dans le monde capitaliste d'aujourd'hui. Même en 1983, lorsqu'il était dictateur militaire et disposait de pouvoirs bien plus étendus qu'à présent, sa guerre contre la corruption et ses efforts visant à une meilleure utilisation des ressources nationales (par une diminution des dépenses de luxe, etc.) se sont heurtés à un mur. Sans parler des nombreuses violations des droits de l'homme perpétrés par son régime, lorsqu'on voyait des soldats fouetter des fonctionnaires ou de simples citoyens, ou des journalistes et autres opposants se faire emprisonner. En 1984, le régime Buhari a introduit une des pires attaques contre l'enseignement public en fermant l'ensemble des cafétérias des universités publiques. Pour son régime, qui est survenu dans une période de crise économique similaire à la crise actuelle, tout était bon pour réduire le gaspillage et la corruption, sans faire la moindre distinction entre les membres de la classe dirigeante corrompue et la population qui est victime du système. Lorsqu'il a été renversé par un coup d'État en 1985, personne ne l'a pleuré ; au contraire, beaucoup de gens se sont sentis soulagés.

Mais au fur et à mesure que les années passent, vu l'ampleur qu'a prise la corruption à grande échelle et le pillage des ressources publiques, les quelques efforts entrepris par Buhari pour combattre la corruption dans les années '1980, en plus de son train de vie réputé austère, l'ont fait à présent considérer par beaucoup de Nigérians comme une personne pouvant incarner le changement auquel tant de gens aspirent. Malheureusement, à part quelques procès contre quelques-uns des plus grands voleurs et quelques programmes sociaux, Buhari est condamné à échouer et à décevoir les millions qui attendent depuis l'accomplissement de ses promesses électorales. Et il ne faut pas aller bien loin pour comprendre pourquoi.

Une des raisons les plus évidentes de cet échec annoncé, mis à part l'adhésion de Buhari au capitalisme en tant que système, est le fait qu'il est arrivé au pouvoir à la tête d'un parti qui ne peut nous amener le moindre changement. La tragédie de la situation actuelle est que ce gouvernement censé nous apporter le changement est composé de membres d'un parti dominé par l'ensemble des escrocs qui ont contribué, d'une manière ou d'une autre, à ces 50 ans de ruine que les Nigérians vivent aujourd'hui au quotidien. 

Lorsque Buhari a été chassé du pouvoir en 1985, très peu de gens l'ont regretté.
Aujourd'hui, son discours conservateur et paternaliste constitue un anachronisme
par rapport à l'évolution du système capitaliste mondial depuis cette époque.

Monté sur le dos d'un tigre

Pour garantir qu'au moins un de ses programmes sociaux puisse voir le jour, Buhari va devoir composer avec ces éléments archicorrompus de son gouvernement afin de les apaiser et de les satisfaire. Le président du sénat, M. Bukola Saraki, dont le procès est actuellement en cours, n'est qu'un exemple parmi de nombreux autres individus sordides et malsains qui se trouvent en ce moment à des postes stratégiques de l'État, et qui exercent un contrôle direct sur les institutions. Il y a d'ailleurs de bien pires escrocs parmi l'APC, dont les méfaits n'ont pas encore tous été révélés au grand public. Buhari a attendu quatre mois avant de nommer son gouvernement. Le choix de ces ministres montre bien que, malgré le fameux discours de Buhari le jour de son intronisation (« Je n'appartiens à personne, pour pouvoir appartenir à tout le monde »), il ne peut régner sans avoir affaire à certains intérêts particuliers. La composition de son gouvernement était si prévisible, qu'en réalité, il aurait pu tout aussi bien le nommer une semaine après sa prise de fonction, au lieu de nous faire attendre quatre mois. La plupart des ministres de Buhari sont les mêmes personnes qui ont été ses directeurs de campagne et qui étaient déjà pressentis comme futurs membres du gouvernement longtemps avant leur nomination.

Il est certain qu'il doit y avoir eu de nombreuses raisons au long délai qui a précédé la formation du gouvernement, y compris le fait qu'il fallait préparer le terrain et la vision du gouvernement avant de pouvoir annoncer les ministres. Mais il ne fait aucun doute non plus que Buhari s'est retrouvé soumis à d'énormes pressions et que le processus de négociation et d'apaisement des barons et des personnes influentes dans son parti et en-dehors a pris des mois avant de pouvoir présenter une liste capable de satisfaire tout le monde. Comme l'écrivait le journaliste Ayo Akinfe, « Le Nigeria n'a pas encore trouvé un moyen de récompenser les dignitaires de parti autre que leur nomination à des postes ministériels ou l'attribution de contrats juteux ». 

Même en tant que dirigeant capitaliste, il est possible que Buhari soit sincère. Mais au-delà de ses limitations idéologiques, il s'est trouvé sur une plateforme dans laquelle il ne se trouve aucun individu qui partage ses opinions. Du point de vue des cadres de l'APC, Buhari était une bonne carte à jouer afin de se hisser au sommet du pouvoir d'État. Une fois installés, il est clair que toutes les belles promesses auxquelles ils disaient tant tenir pendant la campagne électorale seront rapidement oubliées. Tout ce qui compte à présent est la satisfaction de leurs intérêts personnels. 

Pour les politiciens capitalistes, en particulier sur le continent africain, le pouvoir politique est le premier pas vers l'accumulation de richesse. Après avoir investi des millions dans la campagne de Buhari, il est clair que le moment est venu de se rembourser et de voir l'investissement porter ses fruits. S'ils voient leurs projets contrariés, il est clair qu'ils seront prêts à recourir à tous les moyens pour obtenir gain de cause, comme on l'a vu dans le cadre de la controverse autour du président du sénat, Bukola Saraki, et du président de la chambre des représentants, Yakubu Dogara. Ces gens sont capables du pire. Cela ne fait que cinq mois que l'APC est au pouvoir, et déjà tous ces traits caractéristiques des politiciens capitalistes néocoloniaux du Nigeria se sont manifestés. Où en serons-nous dans trois ans et demi ? 

Buhari est donc confronté au même dilemme qu'une personne assise sur le dos d'un tigre : il vaut mieux se faire très léger pour éviter de finir dans l'estomac de ce tigre.

Pour toutes ces raisons, et d'autres encore, les socialistes continueront à répéter la nécessité de la construction d'un parti prolétarien de masse, capable de mener la lutte pour une alternative socialiste au capitalisme. Buhari a beau être réputé très honnête, il reste un homme. Et que peut faire une personne honnête, placée au milieu de mille voleurs ? Le vrai changement ne viendra pas par le biais d'un individu honnête, mais par un mouvement de masse regroupant des centaines de milliers, des millions de personnes, dévouées à la cause de ce changement et à rompre avec le statu quo.

La plupart des riches politiciens de l'APC sont tout aussi corrompus que ceux
du PDP qu'ils viennent remplacer. Ils ne considèrent Buhari que comme un bon
investissement qui leur a permis d'arriver au pouvoir.

Contradictions

Il faut ajouter à tout cela les contradictions idéologiques qui vont forcément éclater au sein de l'APC entre les partisans d'une intervention de l'État, représentés par Buhari, et ceux qui préfèrent le laisser-faire (apparemment la majorité du parti), qui soutiennent les privatisations, les dérégulations et la politique antisociale.

On a déjà vu ces contradictions se manifester récemment, lorsque Buhari a déclaré que son gouvernement maintiendrait les subsides au prix de l'essence, afin d'éviter un impact négatif sur la population pauvre, mais préfèrerait œuvrer à améliorer la capacité des raffineries du Nigeria pour que le pays soit moins dépendant des importations d'essence. Un discours que nous devons applaudir des deux mains ! Mais au même moment, les cadres du gouvernement ont annoncé vouloir poursuivre la politique de privatisation, et le vice-président Yemi Osinbajo déclarait qu'une nouvelle hausse du prix de l'électricité sera inévitable.

Nous devons nous attendre à voir d'autres contradictions du même genre survenir dans la prochaine période. On trouve parmi les ministres de Buhari des défenseurs acharnés du néolibéralisme, comme l'ancien gouverneur de l'État d'Ekiti, M. Kayode Fayemi, et l'ancien gouverneur de l'État de Lagos, M. Tunde Fashola. Tout en félicitant M. Fashola pour sa soi-disant « bonne » performance à la tête de l'État de Lagos, les médias (en particulier la presse internationale) oublient le plus souvent de mentionner que Fashola a en réalité construit deux Lagos : une pour les riches, et une pour les pauvres. 

Sous la gouvernance Fashola, les conditions de vie de la population pauvre de Lagos ont été constamment attaquées sous le prétexte de la transformation de Lagos en une « mégalopole ». De nombreux quartiers pauvres ont été déguerpis sans la moindre compensation afin de faire place à des projets de développement dont bénéficient surtout les riches. Les okadas (taxis-motos) ont été bannis ou interdits de circuler sur les grandes routes, menant à une perte de revenu sèche pour près d'un million de jeunes sans emploi pour qui ce travail représentait leur seul moyen de survie. La principale mesure appliquée par Fashola en ce qui concerne l'enseignement a été la hausse des frais d'inscription à l'université d'État de Lagos de 25 000 à 350 000 naïras (de 75 000 à 1 000 000 de francs CFA). Cette augmentation monstrueuse des frais d'inscription a fini par être annulée, trois ans après son introduction, suite à un mouvement de masse par les étudiants et le personnel de l'université, soutenu par la Campagne pour le droit à l'enseignement et d'autres organisations de la société civile.

Quand on voit donc que c'est ce genre de personnes qui vont composer l'équipe du gouvernement Buhari pour les trois prochaines années, on peut même se demander si la volonté de Buhari de ne pas supprimer les subsides sur l'essence ne sera pas remise en cause, pour être remplacée par une politique de suppression des subsides, de vente des raffineries et de hausse du prix de l'essence. Le gouvernement est déjà critiqué pour avoir refusé de dévaluer le naïra une troisième fois. Mais il se pourrait que cette décision soit contredite par un ministre des Finances plus à l'écoute du monde de la finance internationale que du président Buhari. Le gouvernement s'est également déjà vu contraint de battre en retraite après avoir cherché à retirer leur licence, en vain, à 113 entreprises coupables de vol de pétrole. Au fur et à mesure que la crise économique va s'approfondir, le gouvernement Buhari se verra de plus en plus contraint de se plier aux exigences du FMI et de la Banque mondiale.

Le gouvernement Buhari compte des politiciens au parcours hyper antisocial
tel que M. Fashola, ex-gouverneur de Lagos, maintenant ministre de l'Énergie,
de l'Infrastructure et du Logement

Le rôle des syndicats

Mais la pression des requins néolibéraux n'est pas la seule force qui pourrait influencer la politique du gouvernement Buhari. Il faut aussi prendre en compte la pression d'en bas : celle des syndicats, du étudiant et des associations de quartier, qui peuvent eux aussi le forcer à des concessions. Les hésitations du gouvernement par rapport à la question du retrait ou non des subsides au prix de l'essence montrent bien cela. Il est clair que le gouvernement Buhari sera un gouvernement extrêmement instable, qui sera contraint de marcher sur un fil, afin de satisfaire à la fois ses millions d'électeurs d'un côté, les magnats du capitalisme de l'autre. Vu que les attentes de la part de la population sont très élevées, le gouvernement fera tout pour ne pas la décevoir trop rapidement.

Cela offre donc une belle occasion au mouvement syndical pour faire avancer la cause des travailleurs et des masses pauvres au niveau de thèmes tels que la hausse et l'application du salaire minimum, la création d'emplois, la hausse du financement de l'enseignement, etc. Mais cela n'est possible que si le mouvement syndical montre par ses prises de position et par ses actions qu'il est prêt à se battre pour faire aboutir ces revendications – en organisant par exemple une ou plusieurs journées de grève nationale. Il faut donc éviter les approches timides où on se contente de faire appel au bon vouloir du président tout en évitant de le bousculer.

Nous insistons particulièrement sur ce point parce que nous constatons que l'attitude adoptée par les dirigeants du Congrès du Travail du Nigeria (NLC) et du Congrès syndical (TUC) depuis l'intronisation de Buhari laisse beaucoup à désirer. Les dernières déclarations du NLC ont notamment révélé pas mal d'illusions dans la capacité d'un gouvernement capitaliste à résoudre les contradictions et les crises qui frappent à présent la société et les masses. Sur le thème de la lutte contre la corruption par exemple, le NLC s'est retrouvé dans une position béate de soutien enthousiaste du gouvernement, sans avoir le moindre commentaire ou la moindre suggestion à faire.

Tout semble donc indiquer que la direction des syndicats pense que le gouvernement Buhari est de leur côté et est prêt à accepter l'ensemble des revendications des travailleurs sans que la moindre lutte n'ait besoin d'être organisée. Il s'agit d'une perspective extrêmement dangereuse qu'il faut rapidement corriger pour éviter un désastre. Ce que la direction des syndicats ne comprend pas, c'est que dans le contexte de crise économique du capitalisme, le gouvernement Buhari aura tendance à esquiver toutes les revendications des masses, mis à part quelques concessions symboliques destinées à les « faire patienter ». Surtout si ces revendications menacent directement les intérêts du profit – dans ce cas le gouvernement les combattra. Il nous faut comprendre que la collaboration de classes ne rapporte rien. Ce n'est que par la lutte de masse et un esprit combatif que l'on pourra obtenir des concessions sérieuses susceptibles d'améliorer notre condition.

Cependant, il est clair que dans le cadre du capitalisme (en particulier lors d'une crise), toute concession obtenue ne peut être que temporaire. Ce qui nous pousse à mener une lutte pour le renversement du capitalisme par le prolétariat et la construction d'une alternative socialiste démocratique. À cette fin, le mouvement syndical doit se pencher de nouveau sur la question de la construction d'un parti prolétarien de masse capable de mener la lutte pour les intérêts des masses laborieuses. Le Parti travailliste créé par certains dirigeants syndicaux ne représente en ce moment pas les intérêts de ces masses. C'est pourquoi le Mouvement socialiste démocratique (DSM, section nigériane du CIO) appelle à une conférence de tous les syndicats, groupes socialistes, associations de la société civile et organisations populaires, dont le but sera de discuter de la création d'une alternative politique sous la forme d'un nouveau parti prolétarien de masse capable de mener la lutte pour un changement de société.

Les syndicats soutiennent de manière euphorique la « croisade anticorruption »
de Buhari sans émettre la moindre critique ou la moindre suggestion.
Cela représente un danger dans le sens où ils répandent ainsi des illusions
dans la capacité de Buhari à véritablement accomplir tout ce qu'il dit.

L'alternative : le socialisme

Il est possible que si Buhari avait été élu pendant une période de croissance économique, il aurait pu utiliser les réserves et les fonds de l'État pour mettre en place des programmes sociaux tout en restant dans le cadre du capitalisme. Mais vu la crise et les coupes drastiques dans le budget de l'État, Buhari sera forcé de mettre en place des mesures d'austérité qui vont fortement toucher la classe prolétaire, les jeunes et les pauvres. Tout simplement parce qu'il n'est pas prêt à aller au-delà du carcan que représente le système capitaliste. La crise économique démontre l'absurdité du fonctionnement capitaliste et la nécessité d'une alternative.

Le gouvernement Buhari a déjà annoncé une nouvelle hausse du prix de l'électricité. Et ce n'est qu'un début ! Beaucoup de gens vont se sentir trahi par cette décision, surtout que depuis six mois, dans beaucoup de quartiers du pays, la population a commencé à s'organiser pour lutter contre les facturations excessives de la part des entreprises de distribution. Beaucoup de gens vont donc en conclure que, malgré tous les discours sur le « changement », le gouvernement Buhari préfère défendre les intérêts des investisseurs privés plutôt que ceux de la population. Nous allons voir le même genre de conflits éclater autour de thèmes tels que le salaire minimum, l'enseignement, le cout de la vie, etc. Tout cela aura pour effet d'éveiller la conscience des masses et de mener de plus en plus de jeunes et de travailleurs à tirer les conclusions révolutionnaires qui s'imposent.

En clair, le Nigeria ne connaitra aucun véritable changement tant qu'il restera dans le cadre du capitalisme. Cela, parce que tous les maux qui affligent le Nigeria sont la conséquence du fonctionnement du capitalisme pour qui les profits d'une petite minorité comptent plus que les besoins réels de la majorité de la population. 

Ainsi, il est clair que la corruption est le fruit de l'inégalité terrible engendrée par ce système. Buhari ne pourra jamais mettre un terme à la corruption, comme il dit vouloir le faire, tant qu'il ne rompra pas avec le système. Autrement, tout ce qu'il obtiendra sera de mettre en prison un ou deux cadres parmi les plus voleurs, tandis que la corruption continuera à s'étendre sur tout le pays. Au pire, la lutte contre la corruption pourrait finalement s'avérer n'être qu'un outil destiné à punir les opposants au régime, plutôt qu'à nettoyer le gouvernement. Car si cette lutte anticorruption devait réellement être menée jusqu'au bout, il est clair qu'il ne resterait plus grand monde à l'intérieur du parti APC ni à l'assemblée nationale. Une véritable lutte contre la corruption ne peut être effectuée que par une mobilisation massive et par la prise de contrôle des secteurs stratégiques de l'économie par des instances démocratiques populaires.

C'est la même chose en ce qui concerne la lutte contre Boko Haram. L'insurrection djihadiste est le fruit des conditions sociales terribles qui prévalent dans le Nord du pays, où on voit des armées de jeunes affamés (avec ou sans éducation) errer dans les rues à la recherche de nourriture, auxquelles il faut ajouter le long historique de répression par l'État. Dans un tel contexte, il est clair qu'aucune intervention militaire ne pourra jamais empêcher les tendances à l'insécurité et à la rébellion. Buhari s'est donné trois mois pour résoudre le problème. Pourtant, on voit que les attentats suicides continuent même dans les régions officiellement libérées de Boko Haram. La seule solution à court terme pour le régime serait d'obtenir un accord négocié avec ce mouvement ; cela semble toutefois invraisemblable, car cette rébellion s'est déjà fractionnée en plusieurs groupes qui agissent chacun de manière autonome et sans aucune chaine de commandement centrale.

Nous ne pourrons sortir le Nigeria de cette tragédie tant que nous n'aurons pas construit un véritable mouvement de masse destiné à rompre avec ce système qui engendre le crime, l'insécurité et l'inégalité, en reprenant le contrôle sur nos ressources et en mobilisant ces ressources pour donner à chaque habitant un emploi, une maison, une éducation et les moyens de mener une vie décente. 

Oui, les socialistes luttent pour des réformes. C'est pourquoi nous sommes toujours à la tête des combats contre les frais d'inscription, pour l'enseignement gratuit, pour les hausses de salaire, contre les licenciements, pour la défense de nos droits démocratiques, etc. Cependant, tout en luttant pour ces réformes, et tout en sachant que la lutte peut nous permettre d'arracher des concessions à nos « dirigeants », nous sommes également conscients du fait que nous ne verrons aucune véritable amélioration de nos conditions de vie tant que notre pays restera soumis au système capitaliste. C'est pourquoi notre lutte pour des réformes va de pair avec la construction d'un mouvement capable de mettre un terme au capitalisme et de mener à la transformation révolutionnaire de notre société. Le changement véritable et permanent est impossible par la réforme, mais uniquement par la révolution.

« Nous n'allons jamais trahir la population car elle a tout risqué »
C'est ce qu'on va voir !

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire