dimanche 18 février 2018

Afrique : Zuma déguerpi du fauteuil présidentiel

Mais la crise politique est loin d'être terminée !



Moins de deux mois après son élection à la tête de l'ANC (Congrès national africain, parti de Nelson Mandela, au pouvoir en Afrique du Sud) lors de la conférence nationale de décembre 2017, Cyril Ramaphosa a réalisé l'ambitieux objectif qu'il se serait donné lorsqu'il était encore élève, selon un ami proche : devenir président du pays. Avec sa victoire incertaine dans la course pour la succession à la présidence de l'ANC, où il ne l'avait emporté que de très peu, il était on ne peut plus improbable d'imaginer que Zuma démissionnerait si vite après la conférence. L'ascension de Ramaphosa au plus haut poste du pays est le résultat d'une scission profonde au sein des structures du parti, de l'Exécutif national jusqu'aux groupes de travail nationaux.

– Rapport et analyse de notre camarade Weizmann Hamilton, Parti ouvrier et socialiste d'Afrique du Sud (section du CIO)


Plus improbable encore, le triomphe de Ramaphosa n'a été rendu possible que par la trahison de Zuma par David Mabuza, Premier ministre de la province du Mpumalanga. David Mabuza est le membre le plus éminent de la faction pro-Zuma surnommée « Première Division », une alliance de cadres régionaux corrompus qui a tout fait pour truquer les élections aux conférences provinciales pour ôter toute crédibilité à la conférence nationale du parti, réduite à un grand marché de délégués en vente libre. En ordonnant à ses délégués (au nom de « l'unité du parti ») de ne pas voter pour la candidate autoproclamée à la succession de Zuma, son ex-épouse Nkosazana Dlamini-Zuma, on était en droit de s'attendre à ce que Ramaphosa soit redevable envers le plus corrompu des trois.


Ce résultat aurait pu engendrer une période de paralysie pour l'ANC, étant donné que les deux factions (celle de Ramaphosa et celle de Zuma) se faisaient face, chacune campée sur son centre de pouvoir, l'une à la tête du parti, l'autre à la tête du pays. Cette situation aurait pu perdurer pour encore 18 mois, le temps que Zuma termine son mandat en 2019, en supposant que Ramaphosa reste inactif.

Mais le soir du 14 février 2018, il semble que Zuma ait tout à coup réalisé à quel point l'équilibre des forces au sein de l'ANC avait été modifié à la suite de la victoire de Ramaphosa à la conférence nationale. Il est donc descendu de son fauteuil présidentiel, en faisant tout aussi peu de bruit que lorsqu'il était monté dessus neuf ans plus tôt, sans le moindre triomphalisme. Pour la seconde fois en dix ans, l'ANC a humilié un de ses présidents en le forçant à abandonner le pouvoir avant la fin de son mandat.

Ramaphosa veut s'inscrire dans la tradition de Mandela.
Celle de la trahison des pauvres au profit des riches.

Zuma récolte la tempête après l'avoir semée

La tragédie de la chute de Zuma n'est pas dépourvue d'ironie. Zuma a été la victime de la même procédure qu'il avait utilisée pour empêcher Thabo Mbeki de terminer son mandat il y a neuf ans : une révocation. Mais si, après le triomphe de Zuma à Polokwane en 2007, Mbeki était parvenu à s'accrocher au pouvoir pendant encore huit mois, Zuma n'a quant à lui pas fait deux mois avant de démissionner après sa défaite à la conférence du parti. Il n'est cependant pas parti de lui-même : il a fallu que le Comité exécutif national de l'ANC le menace d'organiser un vote de défiance au parlement (où l'ANC aurait certainement pu compter sur la voix des Combattants pour la liberté économique de Julius Malema, exclu du parti par le même M. Zuma en 2012), une mesure extrême vu que cela aurait provoqué non seulement la chute de Zuma mais également celle de l'ensemble de son gouvernement et du parlement. C'est ce qui a poussé Zuma à la capitulation.

La fin du règne de Thabo Mbeki a été dépourvue de toute gloire. Mais celui-ci avait accepté sa révocation avec dignité et respect, en tant que décision du parti qu'il avait servi toute sa vie et au sein duquel il était considéré comme une sorte de royauté. La présidence de Zuma s'est quant à elle terminée dans l'ignominie et la couardise, proclamant jusqu'au bout son innocence, ne comprenant toujours rien de ce qui lui est arrivé, comme s'il avait vécu tout ce temps dans un autre univers.

Zuma est monté sur le fauteuil présidentiel dans le cadre d'une véritable révolte contre la politique néolibérale de soi-disant « Redistribution et emploi par la croissance » qui avait été imposée par Mbeki depuis 1996, sans aucune discussion menée dans les structures de l'ANC. Même si le pays a connu une croissance moyenne de 4,5 % sous Mbeki, cette manne n'a été rendue possible que par une redistribution massive des richesses des pauvres vers les riches, tandis que l'Afrique du Sud se retrouvait numéro 1 dans le monde en ce qui concerne les inégalités sociales. La politique de Mbeki a engendré une forte polarisation politique entre les différentes classes sociales. C'est ce qu'on a vu avec l'émergence des « marches des services publics » à partir de 2004 (mouvements de contestation dans les quartiers populaires face aux coupures, aux manques d'infrastructure et à la corruption) et une grève du secteur public qui, à l'époque, a été la plus grande jamais vue de l'histoire sud-africaine. Mbeki, avec la froide indifférence qui le caractérise et sa manie de citer Skakespeare tout en sirotant son whisky et en fumant sa pipe, n'avait d'ailleurs pas honte de dire « Appelez-moi un thatchérien si vous voulez ». C'est ainsi que Mbeki, digne représentant de la nouvelle bourgeoisie noire émergente regroupée autour de l'ANC, a ouvert la voie pour une âpre lutte de succession au sein de l'ANC, expression indirecte de la collision entre les classes dans la société.

C'est en conséquence de cette politique qu'a été mise sur pied la fameuse « Coalition des blessés », qui regroupait toutes les victimes de la politique de marginalisation et de chasse aux dissidents mise en place par Mbeki contre tous ceux qui s'opposaient à sa dictature personnelle sur l'ANC et sur ses partenaires de l'Alliance tripartite, le Parti « communiste » d'Afrique du Sud (PCAS) et le Congrès des syndicats sud-africains (Cosatu), de même que sur la Ligue de la jeunesse de l'ANC alors dirigée par Julius Malema. Zuma a remporté la présidence avec une majorité décisive de 60 %, qui est passée à 75 % lors de la conférence de 2012.

À l'époque, le SG du Cosatu, M. Zwelinzima Vavi, avait déclaré que les forces qui avaient assuré la victoire de Zuma seraient « aussi invincibles qu'un tsunami ». Il n'avait alors pas prévu que le « tsunami Zuma » allait provoquer une vague de destruction à travers l'ensemble de la société, détruire l'économie, remettre en question l'Alliance tripartite, décrédibiliser les institutions étatiques et massacrer les ouvriers.

Thabo Mbeki, un candidat au service des riches et du capitalisme.
Débarqué en raison de la révolte populaire croissante contre sa politique
de « croissance économique » combinée à une hausse de la pauvreté.

Une catastrophe pour la classe prolétaire

Le régime de Zuma, né du scandale, s'est rapidement changé en une véritable kleptocratie. Faisant usage des clauses bonapartistes de la constitution du pays dont on dit pourtant tant de bien en ce moment, dont toute une série de prérogatives permettant au président de « nommer » et « dénommer » les chefs des entreprises publiques, de la police, de la brigade anticriminelle et de la Cour suprême. Limogé de son poste de vice-président par Mbeki en 2005 pour « relation généralement corrompue » (selon le bon mot du juge) dans le cadre de son partenariat avec M. Schabir Shaik, son bienfaiteur, lui-même condamné à 15 ans de prison pour corruption dans le cadre d'un achat d'armement, Zuma a fini par être rétabli après avoir correctement manipulé l'abandon des charges contre lui. Ayant été acquitté pour le viol de Khwezi, la fille d'un camarade, il s'est empressé de l'exiler, provoquant indirectement sa mort prématurée. Enfin, Zuma a démantelé les Scorpions (l'équivalent sud-africain de la DST).

Il a fait du gouvernement une entreprise criminelle pour l'enrichissement de sa propre famille et de ses amis. Sous la direction de la famille Gupta (originaire d'Inde), il a développé un réseau d'alliés si puissant que les nominations des cadres dans les ministères et dans les entreprises publiques étaient souvent décidées par cette famille avant d'être annoncées par le gouvernement. On estime que le pillage des biens publics par ce réseau dépasse les 4500 milliards de francs CFA. Cela n'a évidemment pas été sans effet sur l'économie, laquelle a plongé de 1 % par an alors qu'on estime qu'il faudrait au moins maintenir une croissance de 5,4 % par an pendant dix ans pour éliminer la pauvreté extrême (les personnes qui vivent avec moins de 18.000 FCFA par mois). Il y a un manque de 2000 milliards d'impôts non collectés par le fisc. Sous Zuma, loin de voir une fin à la politique d'appauvrissement des masses initiée par Mbeki, celle-ci s'est accélérée : 55 % de la population vit à présent dans la pauvreté, tandis que le nombre de sans-emplois est estimé à 9 millions, soit 40 % de la population (67 % des jeunes). 15 millions de personnes rapportent avoir faim chaque soir à l'heure du coucher. L'économie a connu deux périodes de récession et une baisse de la notation par les agences financières.

Sous Zuma, l'ANC a connu deux scissions majeures : tout d'abord la naissance du Congrès du peuple, en 2008, puis celle des Combattants pour la liberté économique, en 2012. L'Alliance tripartite a perdu toute crédibilité. Le Cosatu a expulsé de son sein le Syndicat national des travailleurs du métal, fort de 340.000 ouvriers, parce que celui-ci avait décidé qu'il ne soutiendrait pas l'ANC pour les élections de 2014. Rien n'exprime plus la faillite politique du Cosatu et du PCAS que leur campagne pour le milliardaire Ramaphosa, un des hommes les plus riches du pays et l'homme qui a dirigé le massacre de Marikana. Ces deux organisations sont décidément prêtes à n'importe quelle compromission pour pouvoir rester accrochées à leur fameuse Alliance tripartite.

Le Syndicat national des travailleurs du métal (NUMSA), lors de son
congrès extraordinaire où il a décidé qu'il ne soutiendrait plus l'ANC

Le printemps de Ramaphosa

Il est compréhensible que la victoire de Ramaphosa, qui a promis de lutter contre la corruption, de rétablir l'économie, d'éradiquer la pauvreté et d'améliorer le niveau de vie, a été applaudie par de nombreux prolétaires. 

Zuma et ses alliés étaient si discrédités qu'ils ont rassemblés contre eux virtuellement chaque couche de la société, y compris les dirigeants des grandes entreprises qui s'étaient opposés au départ de Mbeki. L'ANC s'est ainsi retrouvé assiégé par l'opinion publique. C'est ce qui a poussé certains des anciens alliés de Zuma à l'abandonner, tels des rats quittant le navire. Nous l'avions prédit après la conférence de l'ANC : réalisant que leur parti allait certainement perdre le pouvoir en 2019 si Zuma restait à sa tête, même les plus grands bénéficiaires de la générosité de ce monsieur finiraient par le déserter, pour la même raison qu'ils l'ont défendu jusqu'au bout contre toutes les accusations de crime commis contre lui, y compris le viol de Khwezi, le scandale du contrat d'armement et celui de la « rénovation » de sa propriété de Nkandla, qui lui a tout de même valu une condamnation sans précédent de la part de la Cour constitutionnelle.

Depuis que Ramaphosa a été élu à la tête du parti, il semble que la police et la brigade anticriminelle ont retrouvé leur esprit d'initiative : des perquisitions ont été menées chez les Gupta, dans les bureaux de divers cadres régionaux, tandis que de nombreux suspects ont été arrêtés. Le patriarche de la famille Gupta, M. Ajay Gupta, qui s'apprêtait à fuir le pays, s'est vu interdire l'embarquement à bord de son jet privé avant de prendre la fuite et de se cacher. À l'heure où nous écrivons, une récompense de 4 millions FCFA est promise à quiconque donnerait des informations permettant son arrestation. Pendant ce temps, son neveu a déjà comparu devant les tribunaux. L'entreprise étatique d'approvisionnement en électricité, Eskom, a vu son conseil d'administration entièrement remplacé. La Cour suprême est elle aussi sous pression pour reprendre le procès de corruption de Zuma, étant donné que celui-ci a déjà épuisé tous ses appels.

Tout cela donne l'impression que Ramaphosa prend toutes ces affaires très au sérieux, ce qui correspond aux espoirs de nombreuses couches de la société. Mais il reste une contradiction fondamentale. Les attentes de la classe capitaliste et de la classe prolétaires sont opposées et irréconciliables. Ramaphosa est le candidat du haut patronat. Toute sa carrière n'a depuis le début été que la préparation à ce rôle que la classe dirigeante capitaliste lui a confié – c'est avec grand enthousiasme qu'il s'est mis à leur disposition.

Il a gagné ses premières médailles pour le rôle qu'il a joué en 1987 en tant que SG du Syndicat national des travailleurs des mines, lorsqu'il a mené à la défaite une grève historique des mineurs. Il a noué des liens très étroits avec le patronat dans les années 1980 au sein de la Fondation urbaine, mise en place pour jeter la base du développement d'une classe capitaliste noire, au moment où les stratèges du Capital s'inquiétaient de plus en plus de la montée de la conscience socialiste au sein du Cosatu. Ramaphosa a joué un rôle déterminant lors de la rédaction de la constitution de la nouvelle Afrique du Sud capitaliste post-apartheid. Rendu aigri par le fait de ne pas avoir été désigné vice-président de Mandela dans le premier gouvernement post-apartheid, il a brillé par son absence lors de l'investiture de Mandela, a quitté la politique, et s'est attelé à la tâche de devenir milliardaire, qu'il a brillamment réussie.

Ramaphosa arrive au pouvoir au moment où les agences de notation financière exigent des mesures d'austérité sauvages pour éviter une nouvelle baisse de note. Étant donné l'état actuel de l'économie mondiale et la faiblesse de la demande sur le marché national (vu le taux de pauvreté), il n'y a en fait pour les capitalistes que peu d'intérêt d'investir dans le pays, tandis que le marché mondial n'offre que peu de compensation.

Le printemps de Ramaphosa sera donc de courte durée. Pour cette raison, il n'est pas exclu que ce monsieur appelle à des élections anticipées. La naissance d'une nouvelle Fédération syndicale sud-africaine en 2017 a représenté un important pas en avant pour la classe prolétaire en route pour son indépendance politique et de classe. Le débat sur la construction d'un parti prolétarien doit être conclu rapidement afin de pouvoir passer à l'action. En 2012, un sondage organisé par le Cosatu lui-même auprès de ses délégués syndicaux a révélé que 67 % d'entre eux sont favorables à l'idée d'un parti prolétarien. Si les EFF (Combattants pour la liberté économique) ont été lancés en 2013 pour exploiter ce sentiment avec un discours nationaliste populiste radical, ce parti a révélé son caractère de classe après les élections municipales de 2016, en entrant en coalition avec l'Alliance démocratique, le parti qu'ils ne cessaient de dénoncer comme étant le parti raciste du « Capital monopolisitique des Blancs ». La vraie ambition des EFF a donc été déclarée en même temps que son hypocrisie:  devenir membre d'une coalition procapitaliste après la défaite de l'ANC.

Sous Zuma, l'ANC a perdu une grande partie de sa base électorale, au point de baisser de 8 % en 2016 par rapport à 2014 et de perdre le contrôle de trois des plus grandes villes sud-africaines : Johannesburg, Tshwane (Pretoria) et Nelson Mandela Bay (Port Elizabeth). Il ne peut plus maintenant compter que sur 34 % de la population en âge de voter.

En 2013, le Syndicat national des travailleurs du métal avait, lors d'un congrès national extraordinaire, pris la résolution de fonder un nouveau parti prolétarien. Aujourd'hui, la direction de la nouvelle Fédération syndicale sud-africaine a la possibilité de mettre un terme à ce long temps d'attente, en nous donnant une date pour le lancement d'un parti prolétarien de masse, armé d'un programme socialiste, capable d'unifier toutes les luttes des quartiers, des étudiants et des travailleurs en un seul grand mouvement.

La nouvelle Fédération syndicale d'Afrique du Sud :
« Organisons-nous, ou mourons de faim »

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