“Violence
guerrière” – c'est en ces termes que le comité
“Solidarité Taksim”, qui coordonne 127 groupes en
opposition au premier ministre Erdoğan, a décrit les actes de
la police qui a pris d'assaut et nettoyé le Parc Gezi, près de la
place Taksim à Istanbul. Mais les nouvelles couches de
travailleurs, de jeunes et de pauvres qui sont entrées en scène se
sont promises que : « Ce n’est qu'un début, continuons
le combat ! »
Article
rédigé fin juin par notre camarade Kai Stein, membre de Sosyalist Alternatif, section du CIO
en Turquie
La
police, venue de tout le pays par bus, a violemment mis fin à
l'occupation pacifique qui avait commencé le 31 mai
dernier. Elle a fait usage de balles en caoutchouc, de grenades
assourdissantes et de gaz lacrymogènes ; elle a même mené des
attaques dans les hôtels qui encadrent la place Taksim et qui
étaient utilisés comme hôpitaux d'urgence et comme refuges.
Erdoğan s'est vanté plus tard d'avoir lui-même donné l'ordre de
les attaquer.
Ce
mouvement de protestation de masse avait commencé par une opposition
à un projet immobilier qui nécessitait l'abattage des arbres d’un
parc public pour faire place à un centre commercial et à des
baraquements militaires de style ottoman. La répression qui s’était
alors abattue sur ce mouvement avait déclenché un soulèvement de
centaines de milliers de personnes à travers toute la
Turquie. Des manifestations avaient eu lieu tous les jours, avec des
occupations de places et des actions locales. Les 4 et 5 juin,
la KESK (Kamu Emekçileri
Sendikaları Konfederasyonu, Confédération des syndicats de
fonctionnaires), avait appelé à une grève du secteur public contre
la violence policière. Le 16 juin, une grève avait encore
été lancée contre la brutalité policière pour vider l’occupation
principale à Istanbul, cette fois également soutenue par le DİSK
(Devrimci İşçi Sendikaları
Konfederasyonu, Confédération des syndicats révolutionnaires,
fédération syndicale de gauche qui compte plus de
300 000 membres et est l’une des quatre principales
fédérations), mais aussi par bon nombre de groupes professionnels
représentant les médecins, les ingénieurs et les dentistes.
Plus
de deux semaines durant, la police antiémeute a essayé de
réduire les manifestants au silence. Le 15 juin,
l'association des médecins turcs a rapporté que cinq personnes
avaient été tuées, 7478 blessées, dont quatre gravement ;
dix personnes avaient perdu un œil, touchées par les grenades
lacrymogènes de la police.
Le mouvement en Turquie n'a pas eu lieu qu'à Istanbul mais a eu lieu dans toutes les villes du pays |
Le mouvement est sur le déclin
Cependant,
malgré la forte répression et les arrestations, la résistance est
toujours présente. Les gens arrivent sur les places en
manifestations silencieuses. Cela illustre la forte détermination
des militants et le dégout de la violence d’État.
Ces
nouvelles brutalités peuvent redonner un nouveau souffle aux
manifestations. Il est très probable qu’une nouvelle période de
l’histoire sociale du pays s’ouvre sur base des conclusions à
tirer du mouvement. Sosyalist Alternatif (section
du CIO en Turquie) appelle les partis, les organisations et les
syndicats de gauche à organiser des débats et des discussions au
sujet des forces et des faiblesses du mouvement de contestation. Cela
pourrait s’effectuer à l’aide d’un congrès national organisé
à Istanbul et destiné à rassembler tous les militants pour
construire un mouvement socialiste capable d’offrir une alternative
basée sur les intérêts des travailleurs et des pauvres au régime
autoritaire d'Erdoğan.
La répression du mouvement a fait 5 morts et des milliers de blessés
Une nouvelle génération entre en scène
Ces
trois semaines de manifestations ont illustré l’ampleur des
changements qui se sont produits en Turquie au cours de cette
dernière décennie. La croissance économique qui a suivi
l'effondrement de l'économie turque en 2001 a permis à Erdoğan
de renforcer son soutien et de rester au pouvoir pendant plus de
dix ans ; mais il a aussi créé une nouvelle génération
de travailleurs et de jeunes insatisfaits de leur vie faite d’emplois
précaires, de bas salaires et de chômage. D’autre part, une
nouvelle couche de la classe moyenne et de la classe des travailleurs
comprend son rôle dans la société et n'accepte pas le paternalisme
de cet État qui cherche à imposer ses règles jusqu’à la
consommation d'alcool ou la tenue vestimentaire. Erdoğan voudrait
que chaque couple ait trois enfants, ce qui a été accueilli
avec un cynisme total : « Tu veux vraiment plus d'enfants
comme nous ? » a ainsi répondu dans la presse un jeune
manifestant parmi des centaines de milliers d’autres. Les
femmes de la classe des travailleurs et de la classe moyenne ont
également gagné en assurance. Elles n'acceptent pas les attaques
d'Erdoğan et de son gouvernement contre le droit à l'avortement,
leur interférence dans la politique familiale et les diverses
obligations vestimentaires.
Alors
que les principales places étaient occupées, des batailles plus
dures avaient lieu entre la police et des travailleurs – jour
après jour – dans les quartiers les plus pauvres d’Istanbul,
d'Ankara et de nombreuses autres villes. Bien peu d’attention
médiatique y a été accordée.
Erdoğan
a tenté d’accuser les manifestations d’être manipulés et
téléguidés par des puissances étrangères et leurs médias (le
“grand jeu” des “forces extérieures”, comme il dit) et des
partis d'opposition, surtout du CHP (Cumhuriyet
Halk Partisi, Parti républicain du peuple, kémaliste). Le
régime cherche des boucs émissaires. Les déclarations d’Erdoğan
laissent peu de doutes sur son incompréhension totale des
changements fondamentaux qui ont eu lieu dans la société turque.
Pendant
des décennies, la politique turque a semblé n’être que le
résultat de l’affrontement de deux ailes de la classe
dominante. D'un côté se trouvaient les kémalistes, l'aile de la
classe dominante d'idéologie laïque, très enracinée en ce moment
dans la bureaucratie d’État, la justice et l'armée. Ils portent
la responsabilité du coup d’État militaire de 1980 qui a
littéralement écrasé la gauche. De l'autre côté se trouvaient
les forces islamiques soi-disant modérées autour de l'AKP (Adalet
ve Kalkınma Partisi, Parti pour la justice et le développement)
d'Erdoğan qui, depuis plus de dix ans, repousse les kémalistes
dans leurs retranchements. Ces forces ont ainsi réussi à purger la
direction militaire autrefois puissante et à construire leurs
propres réseaux.
Une
grande partie des manifestants ont utilisé des symboles kémalistes
pour montrer leur colère, comme des drapeaux turcs et des portraits
de Mustafa Kemal Atatürk (fondateur de la nation turque
moderne qui a organisé la révolution bourgeoise contre
l'Empire ottoman en ruine, à partir de 1919). Cependant,
ce n'est pas par hasard si aucun des partis kamélistes n’a osé
prendre la direction des manifestations. Le dirigeant du CHP,
Kılıçdaroğlu, a appelé
au calme de la même manière que le président de la république,
l'islamiste Abdullah Gül (en Turquie comme dans beaucoup
d'autres pays, le président joue un rôle essentiellement
honorifique, de “modérateur” entre les diverses institutions,
tandis que la prise de décision appartient au chef du gouvernement,
le premier ministre Erdoğan). Le parti fasciste MHP
(Milliyetçi Hareket Partisi, Parti d'action nationaliste),
lui aussi kaméliste, a dénoncé le mouvement de protestation en
déclarant qu'il était dominé par la gauche radicale. Certains
groupes, comme l'organisation de jeunesse de droite TGB (Türkiye
Gençlik Birliği, Union de la jeunesse turque), ont essayé
d'intervenir, mais avec très peu de résultats.
Mais
beaucoup de gens, pour la toute première fois, se sont retrouvés à
porter le drapeau turc ou la bannière de Kemal Atatürk avec à
leurs côtés, à leur grande surprise, des drapeaux et symboles
kurdes (les Kurdes étant une minorité nationale réprimée dont le
territoire, le Kurdistan, est divisé entre la Turquie, la Syrie et
l'Iraq). Ils se sont battus ensemble, côte-à-côte. Ce sentiment
extrêmement fort d'unité contre le régime a aussi été exprimé
par le fait que les fans des trois grands clubs de foot
d'Istanbul (Besiktas, Galatasaray et Fenerbahce) avaient enterré la
hache de guerre pour soutenir ensemble le mouvement.
Selon
un sondage de l'université Bilgi, 40 % des manifestants avaient
entre 19 et 25 ans, près de deux tiers ayant
moins de 30 ans. Plus de la moitié des gens manifestaient pour
la première fois, et 70 % ont déclaré qu'ils ne se sentaient
proches d'aucun parti politique. Cette nouvelle génération de
jeunes a eu un premier avant-gout de l’État turc et de sa
brutalité. Le mouvement a réuni des couches totalement différentes
de la population, unies par le sentiment que “trop, c'est trop”.
Des écologistes ont initié la bataille, ensuite sont arrivés des
travailleurs du secteur public menacés de privatisation, de pertes
d'emplois et de diminutions de salaires. Les jeunes, aliénés par le
paternalisme oppressant du gouvernement, a envahi les places. Les
femmes sont descendues en rue contre les effets des multiples
attaques contre leurs droits. Les Kurdes revendiquaient de leur côté
un changement réel, car malgré les pourparlers officieux entre les
gouvernements et le PKK (Partiya Karkerên Kurdistan, Parti des
travailleurs du Kurdistan), 8000 journalistes, politiciens et
militants sont toujours emprisonnés. Tous se sont retrouvés sous le
slogan “Tayyip istifa !” – “Tayyip (Erdoğan),
dégage !” qui a dominé les rues dès le début de la vague
de manifestation qui a déferlé sur le pays. On a beau pu trouver
des symboles réactionnaires dans les manifestations, les aspirations
des gens vont bien plus loin que ce que les politiciens capitalistes
kémalistes corrompus du CHP ont à proposer.
Un manifestant brandissant un drapeau avec le portrait de Mustafa Kemal Atatürk, père de la nation turque |
La dynamique du mouvement
Le
vendredi 31 mai, la violence policière a transformé une
manifestation écologique en soulèvement. Des manifestations
spontanées ont eu lieu dans tout le pays. Chaque soir, les gens
martelaient leurs casseroles et leurs poêles dans les quartiers
ouvriers et les banlieues. Pendant le premier week-end, 67 villes
ont connu des manifestations. Le dimanche 1er juin, la
police s’est retirée de la place Taksim. Un sentiment d'euphorie
s'est répandu dans le mouvement ; les gens disaient que le
mouvement avait gagné. Une atmosphère festive prévalait dans les
grandes places occupées, et pas seulement à Istanbul.
Alors
que la vitesse à laquelle les manifestations se sont répandues dans
tout le pays et la volonté de prendre les rues chaque jour malgré
la violence policière et les gaz lacrymogènes étaient
enthousiasmantes, les manifestations étaient très peu coordonnées.
Des comités d'action ont bien été mis sur pied, mais ils se
concentraient surtout sur des questions pratiques : comment
organiser les premiers secours, les soins aux blessés, la
distribution de nourriture, installer les tentes, etc. Ces comités
ont été développés par des groupes de gauche, mais n'ont pas
donné moyen d'inclure la majorité des occupants des places et des
manifestants dans les débats et les prises de décision.
Malheureusement,
nous n’avons pas vu d’assemblées du même type que celles qui
ont caractérisé la contestation en Espagne ou en Grèce en 2011.
Des critiques peuvent être faites sur certaines faiblesses mais, sur
les places occupées par les Indignés grecs ou espagnols, les
discussions collectives étaient quotidiennes, en petit groupe ou en
assemblées massives, et chacun pouvait exprimer son opinion. Cela
permettait le développement d'un véritable débat qui, malgré
certaines faiblesses, permettait au mouvement de tirer des
conclusions concernant les revendications et la stratégie requise
pour la lutte.
Sosyalist Alternatif
(section turque du CIO) soutenait la nécessité de telles assemblées
sur les places, dans les lieux de travail et les quartiers, villes et
villages, afin de constituer des comités de représentants
démocratiquement élus, révocables à tous niveaux et à tout
moment. L’absence de cette direction élue et contrôlée par la
base capable de coordonner la lutte dans les différentes villes et
entre elles faisait justement défaut en Grèce et en Espagne.
Sans
de telles structures, le mouvement – qui s'était rapidement
étendu aux 88 provinces du pays et à toutes les
principales villes – a stagné et n'a pas été capable de
développer une stratégie pour aller de l’avant. C’est pourquoi
la stratégie d’Erdoğan – avoir le mouvement à l'usure –
a fonctionné. Le mouvement s’est épuisé dans les combat
quotidiens avec la police.
Aussi large qu'était le mouvement, il manquait d'une structure sur base de comités de quartiers et d'entreprises qui aurait pu l'étendre et le renforcer |
Grève générale
Les
deux jours de grève de la fédération syndicale du secteur
public, la KESK, les 4 et 5 juin, ont constitué une
étape importante pour amener la lutte à un niveau supérieur. La
classe des travailleurs organisée est potentiellement le plus grand
pouvoir présent dans la société, en Turquie comme ailleurs. La
KESK a appelé les autres syndicats à utiliser ce pouvoir et à
rejoindre la grève. Seul le DİSK, le syndicat le plus à gauche, a
suivi, mais il a lui aussi limité son appel à quelques heures de
participation symbolique à la lutte de la KESK le 5 juin.
Les
syndicats ont ensuite fort peu tenté d'organiser, de coordonner et
de développer la lutte. La KESK a seulement appelé à une nouvelle
grève générale le 17 juin, après que le mouvement avait
déjà subi de graves revers.
Seuls,
la KESK et le DİSK n'étaient pas en position d'annoncer une grève
générale. Cependant, ils auraient pu offrir plus de direction de
coordination au mouvement. Ils auraient pu commencer par lancer une
série de grève avec leurs associés pour mettre pression sur les
autres syndicats afin qu’ils rejoignent le mouvement et aident à
offrir une véritable stratégie pour forcer Erdoğan à se retirer.
Malheureusement, cela n'a pas été le cas.
Les syndicats, bien que présents, auraient du jouer un plus grand rôle dans ce mouvement pour le voir aboutir |
Erdoğan dégage !
Le
sixième jour de bataille contre la police, le mercredi 5 juin,
“Solidarité Taksim” a annoncé cinq revendications
principales. Cette coalition de 127 groupes basée sur la
place Taksim est devenue de facto la direction du mouvement.
Eyüp Muhçu, président de la Chambre des architectes de
Turquie, était le porte-parole de cette coupole qui, officiellement,
n'avait pas de leader. Ses efforts se sont concentrés sur la
limitation des revendications à l'arrêt de la destruction du parc
Gezi, à la condamnation des responsables de la répression
policière, à l'interdiction des gaz lacrymogènes, et à la relaxe
des manifestants emprisonnés.
Pour
importantes qu’elles soient, ces revendications n’étaient pas
celles qui avaient pu unifier le mouvement les jours précédents.
“Tayyip istifa !” (“Erdoğan, dégage!”), était le
principal slogan scandé et il était ouvertement dirigé contre le
gouvernement AKP, sa politique et son idéologie.
En
présentant les cinq revendications comme le dénominateur
commun des manifestants, la direction de cette coupole déclarait que
cela était de nature à unifier le mouvement. Cependant, la
direction des manifestations a échoué à montrer une perspective de
mobilisation apte à faire tomber le gouvernement AKP. « Le
Parc Gezi et la défense du mouvement contre la police sont des
éléments importants – mais valent-ils la peine de se faire
tabasser jour après jour ? » se sont demandés les
travailleurs et les jeunes.
En
réduisant les objectifs du mouvement à ces cinq revendications,
“Solidarité Taksim” a politiquement battu en retraite au moment
où le mouvement prenait de l'élan, où la grève de la KESK était
encore en cours et où une recherche désespérée de stratégie
avait commencé. Il s’agissait d’un tournant décisif.
Cela
a permis à Erdoğan (par exemple dans les négociations avec
“Solidarité Taksim” le 13 juin) de tout ramener aux
questions environnementales liées au parc Gezi ou à une partie
de la police ayant été trop loin. Il a donc été capable de
minimiser les autres questions sociales afin de diviser le mouvement
entre les “bons écologistes” et les “terroristes” qui
défendaient des revendications sociales plus offensives.
Abaisser
le niveau des revendications n'a pas non plus apaisé le
gouvernement. La retraite du mouvement de contestation n'a fait
qu'encourager l'élite dirigeante à réprimer plus encore. L’agence
de presse Reuters a cité (le 15 juin) Koray Çalışkan,
un politologue de l'université du Bosphore, après que la
place Taksim ait déjà été vidée : « C'est
incroyable. Ils avaient déjà enlevé toutes les bannières
politiques et en étaient réduits à une présence symbolique sur le
parc. » C'était le moment propice pour Erdoğan de partir à
l’offensive et de nettoyer le parc Gezi de toutes ses forces.
M. Eyüp Muhçu, de la Chambre des architectes, et chef de
la plate-forme “Solidarité Taksim”, a limité au maximum
les revendications du mouvement sous prétexte de l'élargir
la plate-forme “Solidarité Taksim”, a limité au maximum
les revendications du mouvement sous prétexte de l'élargir
Le soutien à Erdoğan
Était-il
nécessaire de laisser tomber les revendications orientées vers la
chute d’Erdoğan étant donné qu'il disposait – et dispose
encore – d’un énorme soutien, ce qu’il a illustré en
rappelant que 50 % des électeurs avaient voté pour lui ?
Dans
le cadre de cette épreuve de force, Erdoğan a mobilisé
des dizaines de milliers de personnes pour le soutenir lors
d’une manifestation à Ankara le dimanche 15 juin.
Le 16 juin, des manifestants ont été bloqués sur une
autoroute menant à Istanbul, la police a encerclé la place Taksim
et des batailles violentes ont à nouveau opposé des dizaines
de milliers de personnes à la police. En même temps, des bus
mis à disposition par la municipalité d’Istanbul et par l'AKP
transportaient des gens à un rassemblement en faveur d'Erdoğan.
Plus de 200 000 de ses partisans sont venus écouter son
discours pendant des heures.
L’AKP
a pu se construire un soutien sur base du rejet des anciens partis et
des militaires et face à la menace constante d’un nouveau coup
d’État. Les gens en avaient assez de la répression de la vieille
élite kémaliste, et se sont tournés à ce moment vers Erdoğan,
étant donné que lui-même était considéré comme une des victimes
de ces cercles réactionnaires. Mais cela n’a été possible qu’à
cause de l’absence d’une force organisée et massive de la classe
des travailleurs. Erdoğan a un soutien et, après dix ans de
croissance économique, peut puiser dans ses réserves sociales
relatives, même si la croissance économique a considérablement
ralenti cette dernière année. Cependant, son succès électoral
repose surtout sur la soumission forcée des médias, sur la
répression et sur l'absence de toute opposition crédible et
indépendante de l’establishment capitaliste.
Le
seuil électoral de 10 % en Turquie (c'est-à-dire qu'un parti
ne peut obtenir un élu que s'il fait 10 % des voix), à
l'origine destiné à empêcher l'entrée au parlement des partis
pro-kurdes, des partis islamistes et des scissions des anciens partis
de droite kémalistes, est maintenant utilisé contre le
développement de nouvelles forces. La vieille opposition est
considérée comme corrompue et liée au vieux système électoral
qui s'est effondré avec l'économie en 2001.
Quand
les manifestations ont commencé, les chaines de télé turques
diffusaient des émissions de cuisine, des documentaires historiques
ou (dans le fameux cas de CNN Turquie) des documentaires sur les
pingouins. Les quatre chaines qui ont osé parler du mouvement
sont maintenant menacées de lourdes amendes. Les autorités ont même
essayé de fermer la chaine de gauche Hayat TV. La Turquie
comprend plus de journalistes emprisonnés que la Chine et l'Iran
réunis ! Les droits syndicaux et les droits des travailleurs
sont systématiquement violés.
Étant
donné la répression autoritaire et massive de tout mouvement de
contestation, il y a toutes les raisons d'appeler à la fin de ce
gouvernement et de refuser de reconnaitre sa légitimité.
La censure de la télévision en Turquie. À gauche : CNN Turquie. À droite : CNN États-Unis Au même moment. |
Quelle alternative à Erdoğan ?
Poser
la question de la chute d’Erdoğan et de son régime pose
inévitablement celle de l’alternative à lui opposer. Les
manifestants ne voulaient pas d'un retour aux affaires du CHP
kémaliste. Quel pouvait donc être le résultat de la revendication
de la chute d'Erdoğan ?
Des
comités locaux, régionaux et nationaux issus du mouvement auraient
pu poser les bases d'un développement de la lutte sur ce terrain. De
tels corps auraient pu constituer la base sur laquelle se serait
organisé et reposé un réel gouvernement des travailleurs, des
jeunes et des pauvres. D'un autre côté, il est certain que ces
comités ont besoin d’une force politique qui puisse proposer cette
stratégie et lutter pour qu’elle conduise à la victoire. La
question clé est de construire un parti de masse de la classe des
travailleurs armé d’un programme anticapitaliste socialiste.
Le
HDK/HDP (Halkların Demokratik Kongresi / Halkların Demokratik
Partisi, Rassemblement démocratique des peuples /
Parti démocratique des peuples) est un pas prometteur dans
cette direction. Ce mouvement s'est développé à partir d'une
alliance électorale des forces de gauche autour du BDP (Barış ve
Demokrasi Partisi, Parti pour la paix et la démocratie), le
principal parti de gauche pro-kurde. Les organisations et partis de
gauche doivent s’unir aux syndicats de gauche et aux syndicalistes
combatifs en intégrant de nouveaux militants et travailleurs pour
développer un tel parti de classe.
Le Rassemblement démocratique des peuples en manif |
Contester Erdoğan et le système sur lequel il repose
La
tâche du mouvement des travailleurs et de la gauche est aussi
d'offrir une alternative
politique claire à ceux qui soutiennent
encore Erdoğan afin de les détacher de lui.
Le
gouvernement a imposé des politiques néolibérales et profondément
antisociales même quand l’économie était encore en pleine
croissance. Tout en améliorant les conditions de vie du peuple à
certains égards, les politiques d'Erdoğan ont aussi fortement accru
les inégalités. Son gouvernement a adopté une politique de
privatisations et d'attaques contre les droits des travailleurs, en
envoyant notamment systématiquement la police contre les
travailleurs en grève. Seules les couches de la classe capitaliste
proches de l'AKP ont été vraiment capables de profiter de la
situation.
L’AKP
a tenté de s’attirer un soutien en se présentant comme le
défenseur des valeurs islamiques, en s’opposant par exemple à
l'alcool ou aux baisers en public et en favorisant la construction
d’une mosquée place Taksim. Tout cela était destiné à
détourner l’attention des questions économiques et sociales.
Erdoğan a voulu défendre sa position en s'appuyant sur les couches
les plus conservatrices et religieuses de la société. Mais ces
dernières sont elles aussi affectées par les attaques antisociales
d'Erdoğan.
Le
mouvement doit rejeter toute tentative d'ingérence de l’État dans
la vie personnelle du peuple. En même temps, il doit mettre fin aux
tentatives d'Erdoğan de diviser pour régner. La lutte de masse qui
s’est développée en Turquie n'est en rien un combat entre forces
laïques et religieuses. Des revendications portant sur
l'augmentation du salaire minimum, le droit à chacun de disposer
d’un logement décent, le respect des droits démocratiques et des
droits des travailleurs peuvent permettre de sérieusement éroder le
soutien à Erdoğan sur une base de classe.
Une grande partie de la population, surtout dans les zones rurales, soutient toujours Erdoğan |
Quelles perspectives ?
La
croissance économique des ces dernières années a constitué un
élément important du soutien à Erdoğan et permet de comprendre
l’origine de ses réserves sociales. Mais cela a également créé
des attentes élevées et une certaine confiance en eux parmi les
travailleurs et les jeunes. Cependant, l'économie turque est fragile
et dépend beaucoup des capitaux étrangers. Selon le FMI :
« Les besoins de financements extérieurs de la Turquie
représentent à peu près 25 % de son produit intérieur
brut. » Le rapport poursuit en disant que cela « va
continuer à provoquer une vulnérabilité considérable ».
Le
déficit budgétaire actuel a augmenté de 20 % sur les
quatre premiers mois de cette année. Le ralentissement du taux
de croissance (de + 8,8 % en 2011 à + 2,2 %
en 2012) est significatif et est fortement influencé par la
crise européenne, l’Europe étant le principal marché du pays. En
comparaison de la situation des pays européens voisins, comme la
Grèce et Chypre, ou du Moyen-Orient, le sentiment de progrès
économique peut toujours exister. Mais le taux de croissance n’est
destiné qu’à atteindre les 3,4 % en 2013 selon les
prévisions du FMI, en-dessous de l'objectif de 4 % du
gouvernement. Ces prévisions ont été faites avant la répression
des manifestations et leur effet sur la consommation intérieure et
le tourisme n’a ainsi pas été pris en compte.
Le
taux de croissance de l'année passée et les prévisions de cette
année ne sont pas suffisants pour absorber la population croissante
qui arrive sur le marché du travail, ce qui promet déjà de
nouvelles batailles. Étant donné la fragilité du paysage
économique, les probables répercussions dues à l’onde de choc de
la crise européenne et la réduction de l'investissement étranger,
il est certain qu'il y aura des batailles, pour le partage d'un
gâteau de plus en plus petit. Les perspectives économiques
n'annoncent aucune stabilité sociale pour les prochains mois ou
années, bien au contraire.
Erdoğan avait amené la stabilité et la croissance à la Turquie,
mais c'est fini
mais c'est fini
Cadre international
Le
processus de révolution et de contre-révolution en Afrique du Nord
et au Moyen-Orient, les mouvements de masse contre l’austérité en
Europe et le mouvement Occupy aux USA ont tous eu un effet sur
la jeunesse turque. Malgré la différence considérable que
constitue le fait qu'Erdoğan est encore capable de mobiliser un
certain soutien social, les mouvements de masse pour les droits
démocratiques et sociaux apprennent les uns des autres. Le mouvement
en Turquie sera également une source d'inspiration pour le
Moyen-Orient et au-delà.
Un
régime de droite, présenté comme un modèle pour les autres pays
sunnites, a été puissamment remis en question par le peuple. Le
modèle tant vanté d'un État islamique moderne a été montré tel
qu’il est : la surface d'une société en pleine tourmente.
La
Turquie est un allié de l'Otan, qui possède ses propres ambitions
d'agir en tant que puissance régionale. Le bellicisme du régime
turc envers la Syrie a augmenté la tension dans la région, avec
toute une vague de réfugiés qui se sont enfui en Turquie. Ceux qui
ont pris part au mouvement contestataire ont souvent exprimé la peur
d'être entrainé dans la guerre civile syrienne, qui est partie d’un
soulèvement populaire pour aboutir à un cauchemar de guerre civile
ethnique et religieuse.
Le
régime AKP essaye d'exploiter la fragmentation de l'Iraq : il
mène des négociations avec le nord de l'Iraq, à majorité kurde,
pour essayer d'établir une zone d'influence turque dans les régions
kurdes. Les perspectives sont incertaines. À moins que la classe
ouvrière n'intervienne avec son propre programme contre le
sectarisme et le nationalisme, de nouveaux affrontements ethniques et
religieux sont inévitables en Irak dans des régions comme Kirkuk.
Cela aura des répercussions en Turquie.
Alors
qu'Erdoğan essaie d’instrumentaliser la question kurde pour gagner
en influence dans la région et tente de se baser sur une alliance
avec les dirigeants kurdes pour changer la constitution (qui lui
permettrait de devenir président, avec plus de pouvoirs), il
maintient des milliers de Kurdes emprisonnés pour avoir
défendu les droits des Kurdes. Mais les aspirations des Kurdes d'en
finir avec l'oppression vont se heurter aux objectifs d'Erdoğan de
faire d'eux une partie d'un nouvel empire de style ottoman dirigé
par Ankara.
La
montée des tensions dans la région, qui découle de l'implication
d'Israël dans la guerre civile syrienne et de la propagation de
cette guerre au Liban ou en Turquie, en plus des conflits entre
Israël et l'Iran avec une possible implication des USA, peuvent
ébranler encore plus la stabilité de la Turquie et du régime
d'Erdoğan et ainsi déclencher de nouveaux mouvements et des
conflits religieux ou ethniques.
Cependant,
le premier effet du soulèvement turc dans la région est
d'encourager les travailleurs, les jeunes et les pauvres à retourner
aux origines du processus révolutionnaire en Afrique du Nord
et au Moyen-Orient : l'implication active des masses elles-mêmes
dans la lutte pour les revendications démocratiques et sociales.
Manifestation contre l'intervention militaire turque en Syrie,
en octobre 2012
en octobre 2012
Toutes les sections de la société en action
Le
mouvement de contestation n'a pas seulement poussé à l'action les
couches les plus basses de la classe moyenne et les enfants de la
classe des travailleurs, qui ont constitué les couches les plus
visibles du mouvement, en particulier dans les médias étrangers. La
classe ouvrière de toutes les villes s'est durement battue contre la
police. Les nouvelles couches de la classe ouvrière et des jeunes
ont tout juste commencé à ressentir leur propre force et les
classes moyennes urbaines, comme les architectes, les médecins et
autres, ont également été présentes dans le mouvement.
Dans
le même temps, Erdoğan a essayé de mobiliser la population plus
rurale, ce qui pourrait se retourner contre lui plus tard. La
polarisation de la société elle-même est si forte qu'elle va
encourager encore la politisation d'une nouvelle génération, y
compris dans les campagnes.
Mais
même au sommet de la société, des scissions et conflits sont
devenus apparents. Juste au moment où Erdoğan pensait être parvenu
à son but de retirer l'ensemble des vieux kémalistes de leurs
positions stratégiques dans la bureaucratie d'État, de nouvelles
scissions sont apparues au sein de ses propres rangs.
Les
plans d'Erdoğan sont non seulement de se présenter à la
présidentielle l'année prochaine mais aussi de changer la
constitution en un système présidentiel qui lui permettrait de se
maintenir au pouvoir. Mais le président sortant Gül, lui aussi de
l'AKP, a proposé une stratégie nettement plus conciliante à
l'égard du mouvement. Il pourrait ne pas tout simplement céder la
place à Erdoğan.
Pendant
les années où il a gagné en influence, le mouvement Gülen (une
tendance islamique modérée basée autour du
millionnaire Fethullah Gülen qui vit aux USA) a soutenu
Erdoğan. Par exemple, ses écoles religieuses ont bénéficié de la
privatisation de l'éducation, une politique mise en place par
Erdoğan. Mais des divergences entre Erdoğan et Gülen se sont
développées depuis un an et sont devenues de plus en plus
visibles pendant les manifestations, ce qui a conduit les politiciens
pro-Gülen à critiquer le style autoritaire d'Erdoğan.
Le
gouvernement AKP se sent assez en confiance pour utiliser
l'armée, ayant purgé les kémalistes. La police était ainsi
accompagnée par la police militaire. Le vice-premier ministre a
même menacé d'utiliser l'armée pour écraser le mouvement
le 17 juin. D'un autre côté, pendant le premier week-end
de conflit, des soldats ont donné des masques chirurgicaux aux
manifestants contre le gaz lacrymogène. Selon les médias étrangers,
la police a montré une certaine hésitation, un mécontentement et
de l'indignation face à la manière dont était traité le
mouvement.
Derrière
ce mouvement se trouvent les premiers signes d'un processus
révolutionnaire : toutes les classes et forces de la société
commencent à s'engager activement dans le destin du pays. Même s'il
y a une pause avant la prochaine phase de la lutte, le processus qui
a commencé est profond.
Malgré
la défaite temporaire, les travailleurs se sentiront encouragés à
défendre leurs revendications et à entrer en lutte. Le tout
puissant Erdoğan peut avoir finalement gagné, mais ses yeux au
beurre noir reçus de la part du mouvement montrent qu'il n'est pas
invincible.
Un
grand débat a commencé sur la manière dont devrait fonctionner la
société. Les gens sont poussés dans le débat politique par une
énorme polarisation. Les anciens partis des kémalistes sont
incapables de donner une expression à la colère et aux aspirations
de la nouvelle génération, et les nouvelles générations le
savent. Tant qu'une alternative de masse n'est pas construite, les
classes moyennes et les travailleurs peuvent encore voter pour eux.
Cependant, il y aura des tentatives de construire de nouveaux partis
de lutte. Le HDK/HDP peut montrer la voie s'il parvient à
pénétrer profondément dans la classe ouvrière turque. Les
travailleurs et les jeunes ont besoin de forces de gauche. Les idées
marxistes sont nécessaires dans ce processus de construction d'un
parti de masse, enraciné dans la classe ouvrière, pour montrer
comment sortir du cauchemar du capitalisme et de la répression.
Une
nouvelle couche de jeunes est entrée en scène. Elle va y rester et
changer la Turquie. Comme le dit un des slogans les plus scandés
dans les rues d’Istanbul et d'Ankara : « Ce n'est qu'un
début – continuons le combat ! »
En Turquie, c'est à présent une jeunesse moderne mais désœuvrée qui est le fer de lance du mouvement d'opposition |
Revendications de Sosyalist Alternatif (CIO-Turquie) :
Pleins
droits démocratiques
- Libération immédiate de tous les manifestants emprisonnés
- Constitution d'une commission indépendante composée de représentants des syndicats et du mouvement pour enquêter sur la violence policière
- Libération de tous les prisonniers politiques
- Pleins droits démocratiques dont le droit de manifester, de se rassembler, de former des partis et des syndicats
- Mobilisation totale des travailleurs contre l'intervention de l'armée ; pleins droits démocratiques dont le droit pour la police et les soldats de former des syndicats
- Abolition de toutes les lois antiterroristes et des tribunaux spéciaux, et de toutes les lois répressives et réactionnaires introduites par le gouvernement AKP ces dernières années
- Non à la censure, pour des médias libres – halte à la répression contre les journalistes, les bloggers, les chaines de télé et sur Twitter, non à la fermeture de Hayat TV
- Libertés et droits de pratiquer ou non toute religion, fin du paternalisme d’État, et de toutes tentatives de diviser pour mieux régner. Pour les droits démocratiques de tous de vivre leurs vies comme ils l'entendent
- Non à la répression des Kurdes, droits égaux pour tous dont la reconnaissance des minorités et des droits des minorités. Droits à l'auto-détermination dont celui de former un État indépendant
- Les troupes étrangères hors de Syrie, non à l'intervention militaire de la Turquie et des puissances impérialistes dans la région
- Pour une assemblée constituante de représentants démocratiquement élus sur les lieux de travail, dans les quartiers, les villes et les villages afin de garantir les pleins droits démocratiques et la sécurité sociales à l'ensemble de la population
Emplois,
salaires décents, sécurité sociale
- Finissons-en avec l'enrichissement de l’élite, avec les projets de construction sur la place Taksim et tous les projets basés sur la logique du profit
- Non aux privatisations, renationalisation des sociétés privatisées
- Non aux attaques contre les travailleurs du secteur public
- Pour une augmentation significative du salaire minimum
- Des logements et conditions de vie décents pour tous
- Nationalisation des banques et des entreprises qui dominent l'économie sous le contrôle et la gestion des travailleurs
- Pour une planification démocratique et socialiste de l'organisation et du développement de l'économie dans l'intérêt des travailleurs et des pauvres sans s'attaquer à l'environnement
- Pour un gouvernement des travailleurs, des jeunes et des pauvres, agissant en fonction des intérêts de ces derniers
- Pour une riposte internationale contre l'exploitation, l'oppression et le capitalisme. Pour une démocratie socialiste, une confédération socialiste des États du Moyen-Orient et de l'Europe sur base volontaire et égale.
Ce n'est qu'un début, continuons le combat ! |
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