La « Modimania »
serait-elle en déclin ?
L'année 2016 s'est
ouverte en Inde par une vague de manifestations partout dans le pays
provoquée par le « suicide forcé » d'un étudiant
dalit, Rohit Vemula, dans le sillage de nombreux mouvements un peu partout dans le pays, suite à la grève nationale de septembre 2015 à laquelle ont participé 150 millions de travailleurs. Un an et demi après l'élection du nationaliste Narendra Modi et le rejet du parti du Congrès au pouvoir depuis l'indépendance, une grande partie de la population rejette à présent Modi et son discours de repli culturel, d'impérialisme hindou et de tentatives de division sur base des différentes religions, ethnies et castes. Plus que jamais, la paix sociale en Inde semble fortement compromise.
– Article rédigé en février 2016 par le camarade Anand Kumar du groupe Dudiyora Horaata (Lutte ouvrière, section indienne du CIO), Bangalore
Cela fait maintenant un
peu plus d'un an et demi que l'Inde est dirigée par le gouvernement du BJP. Tout
au long de cette période le BJP, Bharatiya Janata Party (Parti du
peuple indien), dont la figure de proue est le président Narendra Modi, est parvenu à se mettre à
dos de larges couches de la population en Inde comme à l'étranger.
Tout au long de l'année 2015, les réactionnaires de la Sangh
Parivar, la coalition nationaliste hindouiste dont fait partie le
BJP, n'ont pas arrêté de faire parler d'eux, suscitant chaque jour une nouvelle controverse. Cela a
été tellement loin que même les médias internationaux ont
commencé à s'en faire l'écho.
C'est ainsi qu'on a vu une loi
visant à interdire la vente de viande de bœuf, animal sacré pour
les hindous. La controverse que cela a suscité a énormément
contribué à enflammer les passions, polarisant les différentes
communautés du pays, ce qui fait que l'on vit à présent dans un climat
permanent d'insécurité et de peur. De même, le meurtre de
rationalistes (c'est-à-dire de personnes rejetant l'analyse religieuse ou mystique de la politique et de la société promue par le gouvernement) et les autres menaces de mort non encore mises à
exécution, montent le climat d'impunité absolue dont bénéficient
les membres de la Sangh Parivar. C'est ainsi qu'en guise de
protestation, on a vu de nombreux écrivains, réalisateurs de
cinéma, scientifiques, etc. rendre au gouvernement leurs prix reçus
dans le passé.
Les étudiants montent au
créneau dans une université après l'autre. Les vétérans de
l'armée réclament leurs pensions. Les Népalais, qui
s'accommodaient jusqu'ici de la relation de « grand frère à
petit frère » qui leur est imposée par l'Inde, sont
maintenant scandalisés par le blocus non déclaré sur leur pays et qui
dure depuis le 23 septembre 2015. Les déclarations telles que
celle du porteparole du BJP, M. Ram Madhav, sur une « Akhand
Bharat », c'est-à-dire, une « Inde unifiée » dans
laquelle le Népal, le Pakistan et le Bangladesh feraient partie
d'une même coalition ou fédération (sous domination indienne
évidemment), montre la contradiction inhérente du régime, illustrée aussi par la
visite surprise de Modi au Pakistan dans laquelle toute une série
d'ouvertures avaient été faites. La vision du monde tel que le voit
la Sangh Parivar, traduite dans sa politique étrangère, ne pourra
mener qu'à de nouvelles hostilités avec nos voisins, malgré tous
les efforts pour prouver le contraire.
Sur la question complexe
des castes, même l'agitation menée par la riche et influente
communauté Patel en vue de la création d'un statut spécial a
ébranlé une des principales bases de soutien de Modi dans la
province du Gujarat (ouest). On a aussi vu cette perte de soutien
dans les élections locales, où le BJP a perdu des sièges dans les
zones rurales au profit du parti du Congrès, l'ancien parti de gouvernement, libéral. Les failles se font
sentir jusqu'au sein du BJP lui-même, avec une faction menée par
l'ancien dirigeant L.K. Advani, âgé de plus de 80 ans. Les
déclarations du chef de la Sangh Parivar, M. Mohan Bhagawat, la bouche du cobra aux
nombreuses têtes, sur les statuts
spéciaux pour les castes inférieures et ethnies minoritaires ont eu
l'effet inverse de celui escompté, avec pour effet la perte de la
province du Bihar (nord-est). Non seulement ces déclarations ont
causé un profond mécontentement parmi les dalits (castes inférieures, « intouchables » par les castes supérieures), mais elle a aussi
provoqué une remise en question parmi les autres couches pauvres
auparavant conquises par le discours de « développement »
prôné par le BJP.
Sur le front économique,
les prix des denrées alimentaires n'arrêtent pas de croitre. Les
statistiques des « suicides » de paysans pauvres
continuent à enfler, même parmi des provinces telles que le Pendjab
(nord-ouest) et le Maharashtra (ouest, dont la capitale est Mumbaï),
considérées comme riches sur le plan agricole. Même si les classes
moyennes qui ont beaucoup soutenu Modi et le BJP maintiennent un
silence de mort face à la hausse inouïe des prix des produits de
première nécessité, les couches inférieures de la population ont
de plus en plus tendance à partir en action, avec de nombreuses
grèves et agitations partout en Inde.
L'agence Moody a donné un
avertissement fin octobre, remarquant que « tout ne va pas
bien ». Le pays a connu la plus grande grève nationale de son
histoire récente en septembre 2015, à laquelle a participé
150 millions de travailleurs.
La liste est encore
longue… La cerise sur le gâteau a été la défaite complète et
retentissante de l'alliance menée par le BJP dans les élections
régionales de novembre dans le Bihar, où Modi lui-même était
pourtant directeur de campagne.
Défilé syndical lors de la grève nationale de septembre 2015 |
Le « Hindutva »
déchainé
Malgré tout cela, la
folie continue : le BJP et ses organisations partenaires
continuent leurs discours et activités de division communautaire.
Cette véritable brigade de l'intolérance, présente en ligne aussi
bien que dans la rue, a le soutien non officiel du Premier ministre
lui-même. De ce fait, la question de la viabilité de son
gouvernement et de son avenir après 2019 est déjà soulevée.
Tous les personnages à
moitié fous qui constituent la Sangh Parivar ont trouvé une
ouverture avec l'arrivée au pouvoir de Narendra Modi en 2014.
Ils ont perçu cela comme un véritable « permis d'agir » à visage découvert et
sans en craindre les conséquences. Tous les discours du gouvernement
selon lesquels il chercherait à cadrer ces hommes et femmes déments
ne sont que du vent, puisque ce gouvernement est lui-même rempli de
bigots de la base au sommet. Lorsqu'on combine cela au
fondamentalisme économique de capitalisme débridé appliqué par le gouvernement, on obtient un cocktail mortel.
Cela ne veut pas dire que
tout va bien même du point de vue des hommes d'affaires. Malgré
toutes les séances photo prises avec les plus grands patrons du
monde et les mises en scène théâtrale qui les accompagnent, les
craintes exprimées par toute une section de la classe capitaliste,
avec entre autres N.R. Narayan Murthy (ex-DG d'Infosys), l'agence Mood et
M. Raghuram Rajan (l'ex-président de la Banque nationale), ne
peuvent être balayées d'un simple revers de la main. En fait, la
classe capitaliste s'inquiète de plus en plus du fait que la
politique communautariste extrémiste menée par le BJP et sa coalition
ne finisse par prendre le dessus sur les « réformes »
économiques devant être mise en place selon elle.
On voit aussi d'anciens cadres du BJP comme L.K. Advani avertir de la possibilité d'un effondrement complet de l'ordre social. Déjà, la démolition de
la grande mosquée de Babur en 1992 avait suscité une grande
crise intercommunautaire faisant plus de 2000 morts (les hindous affirment que cette mosquée vieille de 600 ans avait été construite sur un de leurs
sites sacrés, ce que les musulmans ont toujours nié) ; en 2002
aussi, la crise dans le Gujarat, la région dont Modi était le
gouverneur, a fait plus de 1000 morts lors de combats entre
musulmans et hindous. Une nouvelle crise de ce genre pourrait avoir
des conséquences fatales pour la stabilité que l'État indien a
réussi à bâtir depuis des décennies.
Le style dictatorial du
duo constitué par Modi et Shah (président du BJP) a également du
mal à passer auprès de sa propre base. On le voit dans la manière
dont la campagne électorale a été menée au Bihar. La mainmise
totale sur la campagne par le petit groupe autour de Shah et Modi a
dégouté de nombreux travailleurs qui soutiennent pourtant le BJP.
Sans même parler du contenu de la campagne lui-même, qui, de la
thématique du développement, est passée au problème des quotas
pour les basses castes puis aux conflits communautaires et à la
question de la viande de bœuf, ce qui a fait passer les cadres du BJP pour des
personnes très dangereuses et n'a pas convaincu qui que ce soit
parmi les simples travailleurs. La dernière goutte qui a causé la défaite a été le
discours d'Amit Shah, recourant à l'argument de la dernière
chance : le Pakistan. « Si le BJP perd le Bihar, on
entendra des feux d'artifice au Pakistan ». Poussé par un
enthousiasme débordant, Mohan Bhagwat, le chef de la coalition Sangh
Prativar, a inséré dans le débat la question d'une révision des
quotas pour les basses classes. Ce discours castiste censé leur
faire gagner des points a été du pain béni pour l'opposition qui
s'est empressée de réagir, surtout dans une province où 70 %
de la population est composée de dalits et autres populations de
basses classes.
La récente controverse
autour des accusations de corruption lancées par un membre du BJP
contre le ministre des Finances Arun Jaitley a été une autre gifle
dans le visage du gouvernement. Même si Jaitly est un politicien
réputé pour ses talents de manipulateur (surtout vu sa formation
d'avocat), capable de se tirer de n'importe quelle situation, il est
clair que si des éléments devaient confirmer l'implication de
Jaitley, il serait contraint de démissionner. Cela constituerait un
coup dur pour le gouvernement, tant du point de vue politique
qu'économique : en effet, non seulement Jaitley est perçu comme un élément
proche du clan Modi et est censé jouer le rôle de « visage
libéral » du parti, mais il exerce également une importante
influence politique parmi l'élite du pays.
Avec le ralentissement de
l'économie mondiale qui va survenir dans la prochaine période, la
campagne « Made in India » tant promue par Modi ressemble
un peu plus chaque jour à un slogan dénué de tout sens. Les prix
des produits de base continuent à monter, et la croissance de 7,5 %
du PIB ne se reflète aucunement sur le terrain pour la majorité de
la population ; d'autant plus que ce taux de croissance sera
difficile à maintenir sur le long terme vu le ralentissement de
l'économie chinoise et les conséquences que cela a sur l'économie
mondiale dans son ensemble. Malgré tout le bruit autour du « Made
in India », les statistiques qui s'accumulent ne font que
démontrer la baisse de la force de production industrielle de l'Inde
et la chute de l'activité de la distribution. Modi a beau faire des
voyages partout dans le monde pour vendre le pays, la population ne
voit pas la différence entre son gouvernement et le gouvernement
précédent sous le parti du Congrès, perclus de crises.
Le plus grand danger avec
ce gouvernement est son étroite association avec la Sangh Parivar et
la longue liste d'organisations d'enragés qu'elle a engendrées.
D'un côté, le gouvernement est tout simplement incapable de
contrôler ses partenaires de coalition, de l'autre le gouvernement
les soutient directement, comme on l'a vu au moment où certains des
plus grands intellectuels et artistes du pays ont décidé de rendre
leurs prix au gouvernement. Le gouvernement a alors ouvertement
soutenu une soi-disant « marche de la tolérance » en novembre 2015, dirigée par Anupam Kher, un célèbre acteur
pro-BJP, pendant laquelle les manifestants ont crié des insultes,
des slogans réactionnaires, menacé des journalistes, etc.
Après à peine un an et
demi au pouvoir donc, le gouvernement communautaire de Modi est
parvenu à diviser la population indienne comme aucun autre avant
lui. La ghettoïsation de la population musulmane au Gujarat est un
exemple classique de la manière dont le tissu social partagé par de
nombreuses communautés (langue, culture, etc.) a été divisé sur
base de la religion. Les mouvements de contestation comme les restitutions de prix ou les marches des étudiants qui ont éclaté de façon
spontanée sont autant de signes avant-coureurs de ce qui est à
venir.
Mais tout cela comporte
également le danger d'une nouvelle explosion de violence sectaire,
voire d'un nouveau drame semblable aux attentats de Mumbaï perpétrés
par des djihadistes qui ont tué 170 personnes en 2008. Un
tel risque ferait sombrer le pays dans une direction tout à fait
inconnue. La Sangh Parivar et ses organisations parallèles, qui se
sentent encouragées par la présence des « leurs » à la
tête de l'État, sont sans arrêt à la recherche d'un nouveau
prétexte pour diviser la société et maintenir leur emprise sur la
soi-disant « majorité hindoue » de la population.
Rassemblement de soutien à Modi, rempli de fanatiques religieux |
Une opposition inefficace
Le seul facteur
positif pour ce gouvernement est le fait que l'opposition est divisée
et incapable de représenter la moindre menace pour sa stabilité. Le
parti du Congrès, toujours aux prises de la dynastie politique
qui le contrôle, est notoirement corrompu, et son leader,
Rahul Gandhi (vice-président du parti du Congrès, président de sa
jeunesse et fils de la présidente du parti, Sonia Gandhi), est très
loin de représenter le moindre espoir de changement pour la jeunesse
indienne.
De son côté, le parti du « Vrai Congrès » (une scission du Congrès) est un vieux cheval sur lequel la
classe capitaliste peut toujours se reposer au besoin, mais son
influence est limitée et les capitalistes doutent qu'il puisse
véritablement mettre en place l'ensemble des réformes antisociales
qui lui seront demandées.
Les autres partis d'opposition n'existent
pour ainsi dire pas sur le plan national, mais uniquement dans leurs
diverses bases régionales. Tant qu'on parle de politique économique,
ils ne diffèrent en rien des deux principaux partis bourgeois. Leur
orientation régionale et leur composition de caste font en sorte
qu'il serait très difficile de les faire rentrer dans un même
gouvernement de coalition ; cette solution n'en serait qu'une de
dernier recours.
Parmi les grands partis de
gauche, l'élection en avril de Sitaram Yechury en tant que
secrétaire général du « Parti communiste indien (marxiste) » (PCI(M))
n'apportera pas le moindre changement dans la position de ce parti.
Cette personne est un politicien bien connu pour ses revirements et
ses accords avec les principaux partis bourgeois ; il est l'un
des théoriciens qui ont mené à la déviation de la révolution
népalaise de 2006 (lorsque le Népal a été conquis par une
rébellion maoïste et la monarchie abolie pour être remplacée par
une simple démocratie bourgeoise). Même si le Front démocratique
de gauche, dirigé par le PCI(M), est parvenu à une résurgence dans
le Kerala (sud-ouest) en gagnant le plus grand nombre de sièges au
parlement régional, la question reste posée de savoir si ce parti
pourra récupérer son bastion perdu au Bengale occidental (province de l'est, dont la capitale est Kolkata / Calcutta).
Le « Parti de l'homme
ordinaire » (Aam Aadmi Party), qui avait pu passer pour quelque chose de nouveau auprès des classes moyennes, a suscité de grands espoirs avec
sa victoire aux élections régionales de Delhi (la capitale nationale) l'an passé.
Cependant, il est vite apparu que ce parti n'avait rien de
fondamentalement différent par rapport aux autres. On ne sait s'il
parviendra à obtenir des victoires en-dehors de Delhi. Même s'il
parvenait à s'étendre, son programme néolibéral ne représente
aucunement une menace pour le capitalisme.
En septembre 2015,
l'Inde a connu une grève nationale qui, avec 150 millions de
participants, a été une des plus grandes grèves qu'a connu ce pays
depuis son indépendance. Elle a révélé toute l'ampleur de la
colère qui vit parmi la classe ouvrière, qui souffre de la hausse
des prix et des mauvaises conditions de vie et de travail. Mais vu le
manque de direction des partis de gauche, surtout de la part du
PCI(M), toute cette colère qui vit à la base est contenue comme la
pression de la vapeur dans une marmite, dont le couvercle est
maintenu fermé par la direction du parti et des syndicats.
Si le
prolétariat de ce pays se trouvait une direction digne de ce nom,
armée d'un programme de transition pour le socialisme, elle pourrait
susciter un mouvement capable de balayer Modi, la Sangh Parivar et
les autres organisations d'extrême-droite qui menacent chaque jour
un peu plus la cohésion sociale du pays.
Le « Parti communiste d'Inde (marxiste) » pourrait représenter une force extrêmement impressionnante si seulement elle était dirigée par une direction révolutionnaire et non des leaders bourgeois |
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