Les syndicats à l'époque de la décadence impérialiste
Nous continuons
aujourd'hui, à la lueur des textes de Trotsky, notre série sur la lutte syndicale avec une analyse plus
poussée de ce qu'est l'aristocratie ouvrière et des conditions de
son émergence inévitable, et de la situation particulière des syndicats dans les pays néocoloniaux comme la Côte d'Ivoire.
Comme le disait Trotsky
en 1940 dans sa brochure « Les syndicats à l'époque de
la décadence impérialiste » (voir le lien ici), le phénomène de l'émergence
d'une bureaucratie syndicale, d'une « aristocratie ouvrière »,
est la conséquence logique de
l'évolution du système capitaliste sur le plan socio-économique.
En effet, avec le passage à
l'ère impérialiste, stade suprême du capitalisme (voir ce lien), le
capitalisme a quitté ses préceptes de « libre marché »,
« libre concurrence », « libre entreprise »
pour devenir une affaire de plus en plus centralisée et dans
laquelle l'État est amené à jouer un rôle de plus en plus grand
afin de soutenir le capital national. On est aujourd'hui très loin
du capitalisme originel, fantasmé par les libéraux, où chacun peut
créer sa petite entreprise et espérer un jour rejoindre le cercle
des « grands ».
Le passage à une économie
mondialisée et l'apparition de multinationales et trusts géants qui
occupent tout le terrain dans la plupart des pays du monde (Unilever,
Nestlé, Total, Bouygues, Microsoft, General Motors, Société
générale…), nuisant à leur développement autochtone, ne
signifie en effet aucunement que ces entreprises ont perdu toute base
nationale. Au contraire, dans le cadre du jeu que se livre ces
différentes multinationales pour la domination mondiale, chacune est
amenée à reposer encore plus sur son État national. Chacune de ces
multinationales tisse mille liens entre son personnel et les hauts
cadres d'État : présence d'ex-ministres aux conseils
d'administration de l'entreprise, nomination d'anciens directeurs
d'entreprise à la tête du gouvernement, etc. Ce sont bien souvent
des chefs d'État qui viennent négocier les contrats pour ces
entreprise privées.
Ensuite, la baisse
tendancielle du taux de profit (le fait que, de part le développement
logique du système, il devienne de plus en plus difficile pour les
patrons de réaliser des profits sur base de leurs investissements)
contraint aussi l'État à faire de plus en plus de cadeaux aux
grandes entreprises pour les convaincre d'investir leur argent :
baisse de taxes, détricotage du code du travail, subsides divers…
au final c'est l'État qui investit pour que les grandes entreprises
puissent continuer à faire leurs profits.
On voit que l'État joue
donc un rôle de plus en plus important dans la vie économique du
pays. C'est pourquoi les syndicalistes non révolutionnaires, dans
leur lutte vis-à-vis de leurs patrons pour des hausses de salaire,
etc. ont tendance à se référer de plus en plus à l'État,
désormais (faussement) perçu comme un arbitre entre travailleurs et
patrons. Les syndicalistes s'adaptent donc au pouvoir d'État,
n'envisagent de plus en plus leurs actions que dans le cadre d'une
campagne de « pression» , de « lobbying », se
voient comme des représentants d'un certain groupe social jouant
finalement au même jeu que les représentants du patronat. L'État
lui-même, trop content de récupérer ce mouvement, joue le jeu.
C'est ainsi que, quel que
soit le pays, quelle que soit l'idéologie de départ des différents
syndicats ou les raisons de leur fondation, on voit partout se
bureaucratiser les syndicats et se détacher cette « aristocratie
ouvrière », devenu simple « groupe de pression »,
« société civile ».
Le cas des pays néocoloniaux
Dans les pays néocoloniaux
comme la Côte d'Ivoire, cette tendance à la bureaucratisation
des syndicats est d'autant plus exacerbée que l'État y joue
nécessairement un plus grand rôle dès le départ.
Pourquoi cela ? Parce
que nos pays néocoloniaux ne sont pas développés par notre
bourgeoisie nationale et notre capitalisme propre, mais par un
capitalisme venu d'ailleurs, par des capitaux étrangers. La
bourgeoisie nationale, très faible, très peu nombreuse, ne se
contente que des miettes, des quelques marchés moins porteurs
délaissés par les capitalistes étrangers, ou bien est reléguée à
un rôle subalterne, chargée de gérer dans son pays les
investissements réalisés par des capitalistes étrangers. Elle est
de plus divisée entre différents clans rivaux qui luttent pour ces
miettes qui tombent de la table de l'impérialisme.
En même temps, cette
bourgeoisie nationale amorphe et relativement impuissante fait face à
un prolétariat extrêmement nombreux, suscité par l'arrivée
massive des capitaux étrangers. Alors qu'en Occident, où le
capitalisme est né, la bourgeoisie nationale croissait au même
rythme que le prolétariat national (au fur et à mesure que
disparaissaient les anciennes classes sociales intermédiaires), chez
nous, la bourgeoisie occidentale a ruiné les petits artisans, petits
paysans, petits commerçants, petits pêcheurs, et les a poussés à
abandonner leurs activités pour se chercher en ville, en tant que
prolétaires dont la seule source de revenus est la vente de leur
force de travail. Un prolétariat national s'est donc créé sans
qu'une bourgeoisie nationale ne soit véritablement installée. Le
prolétariat devient rapidement la classe la plus puissante dans le
pays.
C'est cette situation qui
est la base sociale du caractère bonapartiste (dictatorial) des
États néocoloniaux. La moindre ouverture démocratique risque en
effet de compromettre l'ensemble du système, vu qu'il n'y a aucun
gardefou pour contenir la masse affamée. C'est pourquoi
l'intégration des syndicats au pouvoir d'État et leur mise à pied
se fait de manière encore plus rapide et forte chez nous. Les
dirigeants syndicaux sont dès lors appelés à jouer le rôle de
police politique au sein du mouvement des travailleurs pour y contrer
toute volonté de lutte radicale ou d'organisation indépendante.
Dans certains cas, les syndicats sont carrément appelés à devenir
actionnaires des entreprises privées : ils profitent alors
directement de l'exploitation de leurs affiliés, au même titre que
le patron.
En outre, la bourgeoisie
nationale, lorsqu'elle se sent des envies de combattre le capital
étranger afin de pouvoir assumer son rôle de bourgeoisie dans son
propre pays, se voit contrainte de mobiliser le prolétariat à son
secours. Mais la fièvre révolutionnaire qui s'empare alors de la
population dans ces situations de lutte « nationale »
exacerbée ouvre la porte à d'innombrables revendications que la
bourgeoisie nationale n'est pas prête à assumer – ce qui accentue
encore plus l'intégration incestueuse des syndicats au pouvoir
d'État. C'est cette situation, décrite par Trotsky en 1940 en
parlant du Mexique de l'époque, que nous avons vue se dérouler chez
nous en Côte d'Ivoire de 2000 à 2011. Par contre, il peut
subvenir un régime qui désire travailler avec les étrangers :
ce régime se verrait rapidement forcé de mettre en place une
dictature totalitaire et de détruire le mouvement des travailleurs.
C'est la situation que nous connaissons depuis 2011 chez nous.
Faiblesse de la
bourgeoisie nationale, développement rapide du prolétariat, manque
de traditions démocratiques, pression de l'impérialisme : ces
quatre facteurs sont identifiés par Trotsky comme justifiant le fait
que dans le cadre d'un pays néocolonial, il n'existe aucune base
socio-économique pour un régime bourgeois démocratique stable, qui
serait à l'image des démocraties européennes. Il s'agit d'une pure
utopie. En deux mots : l'Afrique ne peut pas connaitre et ne
connaitra pas la démocratie tant que vivra le capitalisme en
Afrique. L'installation d'une démocratie ne peut se faire que sur
base d'une démocratie prolétarienne – la république des
agoras – et d'une économie socialiste véritable,
nationalisée et planifiée. Sans cela, elle est condamnée à la
dictature policière ou à l'instabilité.
La lutte pour des syndicats indépendants
De toute cette analyse, on
est en droit de se demander : vu les pressions, pouvons-nous
encore avoir des syndicats indépendants ? La réponse est oui,
pour peu qu'il s'agisse de syndicats révolutionnaires dès le
départ, dirigés par des cadres formés et qui savent où ils vont
et contre quoi ils luttent. Sans quoi, un syndicat qui n'est pas
consciemment révolutionnaire est condamné à perdre son
indépendance syndicale tôt ou tard.
Cela signifie-t-il qu'il
ne faille pas travailler dans les syndicats réformistes (non
révolutionnaires) ? Non ! Les militants révolutionnaires
doivent travailler dans les syndicats où se trouvent la masse des
travailleurs et des militants, en fonction de la situation concrète
du moment. Quelles que soient les difficultés à militer dans les
syndicats établis, il ne sert à rien de vouloir créer un nouveau
syndicat, un petit groupe qui ne rassemblerait que les quelques
militants conscients. Car ceux-ci se retrouveraient isolés des
masses et ne pourraient mener la moindre action. Ils auraient de plus
à subir une répression accrue de toutes parts. Il faut donc
travailler à l'intérieur des syndicats qui existent pour tenter d'y
développer un réseau de militants combatifs capables d'imposer les
mots d'ordre de la base à la direction. Une lutte pour transformer
le syndicat en organe de la masse exploitée et non de sa direction
privilégiée.
À terme, on peut vouloir
viser une scission et la création d'un nouveau syndicat, mais il
faut alors que cela se fasse en emportant autant de travailleurs que
possible avec soi, sans quoi l'opération est un échec. Cela demande
un travail de terrain de longue haleine, pendant lequel les militants
révolutionnaires doivent se comporter comme les meilleurs militants
de leur syndicat et adopter une attitude irréprochable. Cela demande
également de savoir se servir des occasions qui s'offrent pour
frapper au bon moment.
Il faut bien comprendre
qu'à l'heure actuelle, celle de la crise mondiale, les syndicats ne
peuvent plus rester neutres politiquement et se limiter à demander
de petites améliorations au jour le jour. Parce que le système n'a
plus les moyens de satisfaire aux revendications. Ou lorsqu'il donne
d'une main, il reprend automatiquement de l'autre : on le voit
chez nous avec la baisse des subsides étatiques à la CIE qui suit
de quelques semaines la hausse de salaire des fonctionnaires.
À l'heure actuelle donc,
les syndicats doivent faire le choix : soit agir en tant
qu'instrument du capitalisme impérialiste pour discipliner les
travailleurs et les empêcher de mener à bien leur lutte, soit agir
en tant qu'instrument de la révolution prolétarienne. De plus, il
est clair que cette lutte ne peut être menée par les seuls
syndicats, mais que ceux-ci doivent être appuyés par un parti
révolutionnaire, qui reste à construire en Côte d'Ivoire.
En guise de conclusion,
citons une dernière fois Trotsky : « À l'heure de la
décadence impérialiste, la neutralité des syndicats est morte au
même titre que la démocratie bourgeoise ».
Le camarade Lev Davidovitch Bronstein, dit « Trotsky », dirigeant de la révolution russe de 1917 puis de la résistance contre la dictature de Staline, artisan de la révolution mondiale |
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