Le point sur la situation dans le monde et en Afrique – deuxième partie
Dans la première partie de cet article (voir ici), nous faisions le point de la situation mondiale, en particulier de la crise économique mondiale qui touche désormais la Chine, de la lutte de classes qui se développe en Europe, et des conséquences pour l'Afrique. Dans cette deuxième partie, nous approfondissons les défis auxquels font face les économies africaines et en particulier les tâches qui se posent au mouvement prolétarien du continent afin d'obtenir une croissance durable et juste sur notre continent.
Discours de notre camarade Hassan Taïwo Soweto (Mouvement socialiste démocratique, section du CIO au Nigéria), prononcé lors de notre école d'été ouest-africaine qui a eu lieu au mois de juillet de cette année à Abidjan.
Le talon d'Achille
Le talon d'Achille de cette croissance fantastique est le fait qu'elle repose presque exclusivement sur une petite gamme de produits issus de l'extraction des matières premières. Les deux tiers des exportations du continent sont des matières premières ou des ressources naturelles sous une forme non transformée, ou peu transformée. Mis à part l'Afrique du Sud, tous les plus grands exportateurs africains sont les exportateurs de pétrole.
L'industrie est quasi inexistante. En réalité, depuis les années '1980, nous assistons plutôt à une désindustrialisation de l'Afrique. L'effondrement du secteur textile au Nigeria est un exemple très révélateur de ce processus. En 1980, le secteur textile du Nigeria était le troisième plus grand d'Afrique. Le pays comptait 160 usines textiles qui faisaient travailler, directement ou indirectement, plus de 500 000 personnes. En 1985, 180 usines textiles donnaient du travail à un million de Nigérians. Mais en 2009, il ne restait plus que 34 usines textiles avec moins de 25 000 employés. Seul le secteur des services – qui requiert un moins grand investissement en capital – a connu une véritable croissance au cours des dix dernières années.
Vu cette concentration sur l'exportation de matières premières, la croissance de l'Afrique est très fragile, très volatile, et incapable de générer de l'emploi sur le long terme – ce que seules des grandes industries peuvent garantir – pour sa vaste population en âge de travailler. Les Nations-Unies, dans leur conclusion de leur rapport sur l'Afrique, expliquaient que « la structure actuelle d'exportation des marchandises est dominée par des marchandises brutes ou non transformées, ce qui ne permet pas d'envisager un véritable développement ».
Cette situation n'est pas un accident de l'histoire. Il s'agit plutôt de l'héritage du colonialisme et de la domination impérialiste des économies africaines. Vers la fin du 19e siècle, les différents pays du monde se sont partagés le continent tel un gâteau. Ainsi a commencé l'histoire coloniale de l'Afrique. Le but de ce partage était de s'assurer que l'Afrique fournisse les matières premières, les métaux précieux et les ressources minérales nécessaires à l'approvisionnement des centres industriels de l'Europe, tandis que sa vaste population devait servir de marché sur lequel écouler les produits fabriqués en Europe. Aujourd'hui, 60 ans après les indépendances, ce rapport colonial reste en vigueur à cause de la domination impérialiste des économies africaines.
De plus en plus de gens réalisent aujourd'hui que l'Afrique a besoin de s'industrialiser pour pouvoir transformer sa croissance en une croissance « inclusive et durable, source de développement ». Mais cela veut dire qu'il faut engager une lutte contre l'impérialisme pour qui l'Afrique doit rester un marché pour les biens produits ailleurs.
Prenons l'exemple du Congo-Kinshasa, qui détient 70 % des gisements de coltan du monde. Le coltan est un minerai utilisé pour la fabrication des puces électroniques utilisées notamment dans les téléphones portables. Il semblerait donc logique que le Congo devienne un pays où seraient fabriqués des téléphones portables qui seraient vendus en Afrique. Mais l'industrie des téléphones est dominée par de grandes multinationales, contre qui le Congo devrait tenir une dure concurrence pour pouvoir acquérir une part de marché. Vu le manque flagrant d'infrastructures, le peu d'investissement dans les facteurs de production et dans l'enseignement et la formation, toute industrie africaine se voit immédiatement étouffée par la concurrence des multinationales étrangères et ne peut survivre.
L'ensemble de la production d'électricité en Afrique subsaharienne équivaut à celle de la Pologne. La productivité du travail ne s'est accrue que de 1,4 % en Afrique entre 2012 et 2013, ce qui est bien inférieur à ce qu'on a connu dans le reste du monde (la productivité est la quantité de marchandises produites par un travailleur en une journée, qui a un effet déterminant sur les couts de production et donc le prix final du produit).
La réalité est que la bourgeoisie africaine, arrivée dernière sur la scène de l'histoire mondiale, est incapable de trouver par elle-même les ressources en capital nécessaires pour industrialiser le continent et concurrencer l'impérialisme. Ainsi l'Afrique semble condamnée à la dépendance économique. La seule manière d'échapper à ce piège serait de rompre avec le capitalisme et de passer à une économie planifiée de type socialiste. C'est cette tâche qui doit être reprise par l'immense classe prolétarienne du continent, à la tête de l'ensemble des masses opprimées, dans une révolution pour mettre un terme au capitalisme, à l'impérialisme et au règne des grands propriétaires terriens.
La chute des prix du pétrole et des autres matières premières est en train de saper les fondements de la croissance africaine. Pour les Nations-Unies, l'impact de la chute du prix du pétrole sur les pays africains exportateurs de pétrole ne sera que « marginal ». Cependant, « si les prix tombent en-dessous de 33,75 $ par baril, il faudrait s'attendre à un impact significatif, ce qui pourrait se produire en juillet-aout 2015 si les prix continuent de descendre au rythme actuel ». Cette chute des cours des matières premières a eu pour effet une énorme dévaluation des monnaies des principaux pays africains. Le naïra, la monnaie nigériane, a perdu 22 % de sa valeur au début de cette année. Les économistes s'attendent à la voir encore perdre 15 % de sa valeur d'ici la fin de l'année. En Afrique du Sud, la monnaie nationale, le rand, a perdu 0,24 % de sa valeur face au dollar. Le Ghana a revu à la baisse ses prévisions de croissance, de 3,5 % au lieu de 3,9 % initialement prévus.
Le principal pays d'Afrique de l'Est, le Kenya, est confronté à une forte inflation qui provoque une forte montée des prix. Le shilling kenyan a perdu 8 % de sa valeur au début de cette année, du fait de la baisse de l'activité des secteurs touristique et agricole. Le tourisme a été fortement touché par les attaques terroristes, ce qui fait que le pays est désormais déconseillé par la plupart des agences de voyage. « De même, l'agriculture, qui est un secteur très important dans l'économie du pays, a souffert de l'irrégularité des pluies dans plusieurs régions, touchées par la sècheresse ».
La crise économique au Kenya n'a pourtant pas empêché le régime de Uhuru Kenyatta de dépenser des millions de dollars pour accueillir le président Obama lors de sa visite d'État. Le centre de conférences internationales Kenyatta a été rénové pour un montant de 3 millions de dollars (2 milliards de francs) et 500 000 dollars ont été consacrés à la rénovation de la capitale Nairobi (300 millions de francs) en vue de la visite d'Obama. De même, le déficit commercial de l'Ouganda devrait atteindre 10,3 % en 2015-2016 (cela veut dire que l'Ouganda importe 10,3 % plus qu'il n'exporte – ce qui revient à dire que le pays dépense plus qu'il ne gagne). La monnaie zambienne, le kwacha, a perdu 1 % face au dollar : « Le déclin du prix du cuivre, causé par l'incertitude quant aux perspectives économiques de la Chine, a fait perdre au pays les 2 % qu'il avait gagnés auparavant ».
La lutte de classes
Un tiers des ressources minérales de la planète se trouvent en Afrique ! Il est donc pour le moins paradoxal de constater cette misère monumentale qui frappe les un milliard d'Africains. Le responsable du sous-développement de l'Afrique n'est pas seulement la domination impérialiste de l'économie. Tout aussi responsable est l'élite bourgeoise corrompue qui dirige nos pays, et qui constitue un frein majeur au développement du potentiel de notre continent.
L'Afrique est la chasse gardée des dictateurs qui refusent de céder leur siège, pillent les ressources de leur pays et répriment toute opposition. En Guinée équatoriale, le président Obiang est au pouvoir depuis 35 ans : « 65 % de la population n'a jamais connu un autre président que lui ». En Angola, dos Santos est en place depuis 1979 ! Au Zimbabwé, Robert Mugabe, assis sur son trône depuis 35 ans, est aussi le plus vieux président du continent, ayant atteint l'âge de 91 ans. Au Cameroun, « 80 % de la population n'a jamais connu d'autre président que Paul Biya, au pouvoir depuis 33 ans ».
En 2011, une vague révolutionnaire a ébranlé la Tunisie et l'Égypte, menant à la destitution de Ben Ali et de Moubarak. Tous deux comptaient parmi les pires dictateurs du continent africain. Le mouvement révolutionnaire, suscité par la crise de la pauvreté et du chômage, a démontré la puissance des masses laborieuses et des jeunes du continent, qui sont bel et bien capables de renverser des dictateurs et d'amener à un changement. Mais en l'absence d'un parti prolétarien de masse armé d'un programme socialiste pour la transformation de la société, ces mouvements n'ont en fin de compte mené qu'au remplacement d'une dictature par une autre. Quatre ans plus tard, aucune des attentes des travailleurs et des jeunes de ces deux pays n'ont été satisfaites.
Le dernier sur la liste de ces présidents prêts à tout pour s'accrocher au fauteuil présidentiel est Nkurunziza au Burundi. À la suite d'élections truquées boycottées par toute l'opposition, M. Nkurunziza s'est fait réélire pour un troisième mandat. La fraude était si flagrante que même les États-Unis se sont vus contraints à décrire ces élections comme « ni crédibles, ni légitimes ». Les États-Unis fournissent « entre autres une aide militaire aux forces armées burundaises équivalent à 80 millions de dollars par an en termes de formation et d'équipement (47 milliards de francs) ». Les États-Unis sont bien connus pour leur soutien sans faille aux pires dictatures du monde entier. Leur condamnation des élections burundaises n'ont pour seul but que de leur permettre de pouvoir jouer un rôle dans la formation et le contrôle de l'immense opposition populaire à Nkurunziza, juste au cas où.
C'est la même chose que l'impérialisme a tenté de faire en Libye en 2011. Le but de l'intervention était d'empêcher le développement d'un véritable mouvement révolutionnaire indépendant. La conséquence en a été l'éclatement du pays en divers groupes rivaux.
À présent au Burundi, on craint également que la crise politique croissante ne puisse elle aussi plonger le pays dans une nouvelle phase de guerre civile, remettant en cause le fragile accord de paix obtenu en 2005 entre les rebelles hutu et l'armée contrôlée par des Tutsi. Un retour à la guerre civile au Burundi pourrait s'étendre à l'ensemble de ses voisins qui partagent la même composition ethnique. Déjà, les attaques violentes sur les manifestants en avril et en mai a créé une situation d'urgence humanitaire : 175 000 personnes se sont vues contraintes de trouver un refuge dans les pays voisins. De plus, même si la tentative de coup d'État du mois de mai a avorté, le dirigeant de ce coup d'État reste encore en liberté.
Le Burundi est un des cinq pays les plus pauvres du monde. L'agriculture compte pour 30 % de son PIB et occupe 90 % de sa population. Les principales exportations du Burundi sont le café et le thé, qui comptent pour 90 % de ses ventes à l'étranger. Bien que considéré comme un pays pauvre en ressources naturelles, le Burundi possède en réalité des gisements d'uranium, de nickel, de cobalt, de cuivre et de platine. Mais il a un des PIB les plus bas au monde, et est le pays du monde où la population souffre le plus de la faim. 80 % des Burundais vivent dans la pauvreté.
Mais la situation calamiteuse de l'économie n'empêche pas les quelques dirigeants bourgeois de mener la grande vie. Le mode de vie luxueux autant que vulgaire de Nkurunziza a d'ailleurs été à maintes reprises tourné en dérision par les médias occidentaux. En 2002, une déclaration d'une plateforme de 20 syndicats burundais déclarait que « Tandis que la plupart des employés honnêtes se contentent d'un repas par jour, une petite poignée de hauts cadres et d'hommes d'affaires corrompus se construisent des palais, roulent dans des voitures de luxe, et envoient leurs enfants étudier dans les meilleures universités d'Europe et d'Amérique ».
Certes, Nkurunziza est parvenu à organiser ses « élections » censées légitimer sa dictature, mais ce n'est pas pour cela que la lutte contre lui s'est arrêtée. En tant que socialistes, nous devons soutenir par tous les moyens possibles la lutte des travailleurs et des jeunes du Burundi contre ce régime dictatorial. Il faut cependant remarquer que malgré tout le courage et la bravoure des citoyens en lutte contre la répression, les marches et manifestations d'avril et de mai n'ont pas pu empêcher Nkurunziza de briguer son troisième mandat. La raison en est le manque de force organisée du prolétariat, qui est la seule force capable de mettre le régime à genoux en employant l'arme de la grève générale. Comme l'exemple du Nigeria ou de l'Afrique du Sud le montre, la classe prolétaire a beau être petite en nombre par rapport à la masse des paysans, des jeunes et des autres couches opprimées, en raison de sa position stratégique dans l'économie, une grève des travailleurs peut mener à un arrêt complet de la société et faire tomber une dictature.
Plus encore, il nous faut également éviter le piège d'une simple « révolution démocratique » qui ne fait que mener au remplacement d'une dictature procapitaliste par une autre, comme on l'a vu en Tunisie et en Égypte. À cette fin, la classe prolétaire doit non seulement peser de tout son poids sur les évènements par les grèves et les manifestations de masse, mais aussi s'atteler à la construction d'un nouveau parti prolétarien de masse, en tant qu'instrument de lutte pour la transformation socialiste de la société.
L'Afrique du Sud a été complètement bouleversée par le massacre de Marikana en 2012. Le meurtre des mineurs commis par le gouvernement ANC dans le but de défendre les intérêts des grands patrons a eu pour résultat d'ébranler toute la classe politique. Trois ans après, l'ANC ne s'est toujours pas remis de cette secousse. Non seulement les camarades du CIO en Afrique du Sud ont été capables de mener une intervention extrêmement impressionnante dans la vague de grèves qui s'est développée suite à Marikana, mais ils sont également parvenus à lancer le Parti ouvrier et socialiste (WASP) pour contribuer au débat grandissant au sein du mouvement ouvrier, surtout au sein du syndicat du métal, sur la manière de construire une alternative socialiste au gouvernement capitaliste de l'ANC.
Manifestations au Burundi. « Nous avons besoin d'un changement. Oui, oui ! La jeunesse peut le faire » |
Le terrorisme
Aux problèmes politiques et économiques de l'Afrique, vient s'ajouter la question du terrorisme. Au Nigeria, 13 000 personnes ont été tuées et plus d'un million et demi de citoyens ont été déplacés à cause des attaques de Boko Haram. On peut aussi attribuer 4500 morts aux batailles entre les forces militaires de Somalie et les milices al-Shebbaab. En Centrafrique, 2000 civils ont été tués l'an dernier à cause du conflit entre les musulmans de la Séléka et les chrétiens des milices Anti-balaka. Au Sud-Soudan, 2000 personnes ont perdu la vie en 2014 en raison de la guerre civile.
Il est clair que le terrorisme est en train de s'enraciner en Afrique. Il s'agit d'un symptôme évident des conditions de vie désespérées sur notre continent. Au Nigeria par exemple, Boko Haram tire sa source de la misère et de l'aliénation de la grande majorité des habitants, exclus du processus de développement économique. C'est aussi le résultat de l'incapacité du mouvement syndical à unir l'ensemble des masses opprimées dans une lutte pour une amélioration des conditions de vie et pour rompre avec le capitalisme. Le Boko Haram a exploité ce vide dans le Nord où ces problèmes étaient les plus flagrants. En janvier 2012, alors que le pays était ébranlé par une puissante grève générale et des actions de masse contre la suppression des subsides sur les carburants, Boko Haram n'a pas perpétré la moindre attaque. Cela est un indicateur de l'immense force de la classe prolétaire et de son potentiel d'unir toutes les couches opprimées de la société derrière elle.
La section nigériane du CIO appelle à la mise en place de comités d'autodéfense armés, multiethniques et gérés démocratiquement, afin de protéger les villages et les quartiers des attaques terroristes. Nous appelons en même temps le mouvement syndical à prendre sur lui la tâche de protéger les communautés par la construction d'un mouvement de masse capable d'entamer le début d'une lutte pour éliminer tous les facteurs qui contribuent à l'essor du terrorisme : un nouveau salaire minimum, des emplois décents pour tous, le financement de l'enseignement, des soins de santé et des services publics.
Nous appelons de plus à la construction d'un parti prolétarien de masse afin de prendre le pouvoir politique, rompre avec le capitalisme et jeter les bases d'une société socialiste démocratique afin d'assurer que les immenses richesses du Nigeria soient utilisées au bénéfice de l'ensemble de la population pauvre du pays. À cette fin, la section nigériane du CIO a contribué à la formation du Parti socialiste du Nigeria, qui mène en ce moment une lutte légale et politique pour son officialisation.
Le socialisme
Partout dans le monde, y compris en Afrique, c'est le programme de la lutte de masse et du socialisme qui est nécessaire. Malgré le caractère néocolonial de l'Afrique, ce n'est que par la construction de mouvements et de partis prolétariens de masse associant la lutte pour les droits démocratiques à la transformation socialiste de la société, que nous pourrons envisager de voir une fin définitive aux cycles de pauvreté, d'inégalité, de guerres et d'épidémies qui ravagent notre continent.
La Tunisie, l'Égypte et le Burkina Faso nous offrent d'importantes leçons ainsi qu'une confirmation des perspectives du CIO. À moins que la lutte pour la fin de la dictature ne cherche en même temps à mettre un terme au capitalisme, aucune liberté, aucune démocratie ne pourra être obtenue pour de bon. Ce n'est qu'en nationalisant les secteurs stratégiques de l'économie sous le contrôle et la gestion démocratiques des travailleurs, et en élaborant un plan économique socialiste, que l'on pourra en même temps assurer le triomphe de la véritable liberté et de la véritable démocratie.
En marche vers la lutte de classe |
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