Marikana : le massacre qui a changé la face de l’Afrique du Sud
Une critique
surprenante de la faillite du projet “progressiste” de l’ANC
(Rassemblement national africain, le parti de Nelson
Mandela) a été diffusée sur la chaine télévisée
britannique BBC2 fin du mois dernier. Dans ce documentaire, un
ancien militant anti-apartheid britannique revient en Afrique du Sud
et constate ce qu’est devenu l’ANC. Ce film a permis de faire
plus largement connaître les récents événements survenus en
Afrique du Sud et dans lesquels les militants de notre
section sud-africaine jouent un rôle déterminant.
Par Alec Thraves,
Socialist Party (CIO en Angleterre et pays de Galles)
Peter Hain est
député du Parti Labour (parti “socialiste” britannique)
pour la circonscription de Neath (au pays de Galles, au
Royaume-Uni). Ancien activiste anti-apartheid dans sa jeunesse, il
retourne dans son Afrique du Sud natale et découvre à
quel point l’ANC est en train de perdre le soutien des travailleurs
noirs et la manière dont ce parti est perçu après avoir ordonné
le massacre de Marikana, lors duquel 34 mineurs de l’entreprise
Lonmin ont été tués par la police en août 2012.
Le député Peter Hain redécouvre, choqué, son Afrique du Sud natale |
La critique de la
faillite des idéaux de société et des projets “progressistes”
de l'ANC (notamment autour de l’ancien slogan : « Une
meilleure vie pour tous ») après 18 ans au pouvoir
– et plus particulièrement encore concernant la vie des pauvres –
est très forte. Peter Hain a l’air visiblement choqué et
profondément déprimé lorsqu’il entend dire de la part d’anciens
partisans de l’ANC qu’après le massacre de Marikana, ils ne
voteront plus jamais pour ce parti. Peter Hain confirme
également ce que le Democratic Socialist Movement (DSM,
section sud-africaine du CIO) avait déclaré immédiatement après
le massacre, à savoir : « Marikana
a changé l’Afrique du Sud pour toujours ».
Les membres du DSM
n’ont pas attendu plusieurs mois de recevoir le rapport de la
commission d’enquête du gouvernement Zuma pour savoir ce qui
s’était réellement passé, puisqu’ils avaient entendu les faits
racontés de la bouche même des survivants. Les événements de
Marikana ont constitué un meurtre prémédité, consciencieusement
planifié avec la complicité des plus hautes instances du groupe
minier Lonmin, de la police et du gouvernement.
Les vidéos montrant
les mineurs se faire massacrer par la police ont forcé le
député Hain à ouvrir les yeux sur le fait que la brutalité
du capitalisme sud-africain est toujours bien présente, même avec
un gouvernement à majorité noire dominé par l’ANC. Ce reportage
démontre clairement que le NUM (National Union of Miners,
le syndicat national des mineurs) a été pris la main dans le sac
pour s’être laissé corrompre par la direction de la mine, et que
les syndicats liés à l’ANC (comme le COSATU, Rassemblement des
syndicats sud-africains) ont été utilisés pour briser le mouvement
de grève !
Par contre, ce
reportage comporte de nombreuses lacunes. Notamment, il fait
l'impasse sur le fait qu’après le massacre de Marikana se sont
développés des dizaines de comités de grèves illégaux qui ont
répandu la grève à travers toute la région minière, entrainant
dans ce mouvement des douzaines de puits miniers et plus de
150 000 mineurs. Ces comités ont été initiés,
développés et dirigés par des membres et des sympathisants du DSM
(Democratic Socialist Movement, section sud-africaine du
CIO). Peter Hain a bien entendu voulu mettre en avant le rôle
de son héros Nelson Mandela, et a de ce fait involontairement
expliqué quelle fut sa contribution à la situation désastreuse
actuelle, à laquelle doit aujourd’hui faire face la classe
ouvrière sud-africaine.
Notre camarade Mametlwe Sebei, participant aux comités de grève |
Les objectifs de
Mandela – d’après son ami Peter Hain – étaient
d’obtenir une majorité parlementaire noire et une démocratie
libérale stable. Afin d’atteindre cet objectif, Nelson Mandela
a accepté que le capitalisme puisse continuer d’exister sans être
menacé : un capitalisme dominé par une bourgeoisie blanche, en
échange d’un gouvernement dominé par des noirs. Le résultat de
cette politique d’équilibre des pouvoirs après dix-huit ans
est un terrible accroissement des inégalités entre riches et
pauvres et l’arrivée d’une élite noire corrompue s’enrichissant
sur le dos des masses pauvres.
Peter Hain cherche à
se convaincre lui-même que tout n'a pas été pour le plus mal. Il
dit notamment que l’ANC a construit trois millions de
nouvelles maisons. Je les ai vues ces maisons, à Durban et à
Johannesburg, et ce n'est pas pour rien qu'on les appelle “boites
d’allumettes” (matchbox houses en anglais). Quand on s'y allonge,
on a les pieds qui dépassent par la porte ! Ces maisons ne sont
pas bien solides, ne disposent pas de toilettes ni d’accès à
l’électricité, et n’ont pas la moindre arrivée d’eau.
Peter Hain notait aussi que toutes les écoles promises par
l’ANC ont été construites. Mais les professeurs que j’ai
rencontrés là-bas, au ghetto de Freedom Park, me racontaient
qu’ils avaient 60 élèves par classe, sans aucun cahier. On
se serait attendu à mieux de la part du pays le plus développé
d'Afrique !
C’est un député
Hain complètement démoralisé que l’on voit attaquer le
président Zuma à propos de la corruption monumentale qui règne
à tous les niveaux de pouvoir de l’ANC, tant au niveau local que
national. Zuma a rejeté l’attaque en niant avoir utilisé
24 millions d’euros des caisses de l’État pour rénover
et remeubler son luxueux complexe immobilier ; il a préféré
rejeté l’accusation sur les médias, au prétexte qu’ils avaient
exagéré le problème. Peter Hain est resté quasiment sans
voix devant tant d’incompétence, d’arrogance et de collusion
patronale qui imprégnait la réponse présidentielle. Cet entretien
est extrêmement indicatif de la fracture désormais présente entre
les masses et les dirigeants de l’ANC.
Jacob Zuma, l'ami des grands patrons sud-africains |
Toute l’ironie de
l’histoire, c’est que Peter Hain s’est ensuite tourné
vers l’ancien dirigeant des jeunesses de l’ANC, Julius Malema,
afin de trouver auprès de lui l'opposition à la corruption de la
direction représentée par le président Zuma. Après Marikana
et durant les deux mois de grève des mineurs, Malema a cherché
à s’attirer les bonnes grâces des travailleurs en exigeant avec
eux la nationalisation des mines. Ce n’était cependant pas une
profession de foi idéologique, mais plutôt une tentative populiste
de gagner un certain soutien dans le cadre de sa lutte interne contre
Zuma afin d'être ré-admis dans l’ANC. Homme d’affaire
millionnaire, Malema est sorti du même moule que le reste des noirs
apprentis bourgeois corrompus de l’ANC. Ce n’est en aucun cas un
allié des travailleurs.
Julius Malema cherche à se faire une carrière de leader populiste |
Partout où Hain est
allé durant ses deux semaines de visite, l’histoire de
l’oppression capitaliste de la classe ouvrière sud-africaine a
constamment défilé sous ses yeux. Dans la province du
Cap-Occidental, les ouvriers agricoles sont censés vivre avec
seulement 7,5 € par jour. Mais un grand propriétaire
a magnanimement autorisé ses manœuvres à « manger
autant de raisin qu’ils le souhaitent – et on serait surpris
de voir à quel point ils peuvent manger ! »
(citation reprise du documentaire). Dans la province du Cap-Oriental,
se développe un exode massif de jeunes à la recherche d’un
emploi. Au final, nombre d’entre eux se sont retrouvés abattus par
balles au fond des mines de Rustenburg. Les familles qu’ils
laissent derrière eux n’ont littéralement pas un sou et essaient
de survivre tant bien que mal à travers les campagnes.
Au jour
d’aujourd’hui, la réalité matérielle des masses en
Afrique du Sud est des plus sombres. Mais Peter Hain
préfère conclure ce documentaire impressionnant en essayant de
rester optimiste, en espérant que malgré tout, l’ANC sera à la
hauteur de ses tâches et de son héritage démocratique. Une telle
pensée utopique n’est pas étonnante de la part d’un député du
parti travailliste proche du patronat britannique. Les
expériences des mineurs et des autres franges de la classe ouvrière
sud-africaine et les leçons qui en ont été tirées au cours de ces
quelques derniers mois ont tracé de biens meilleures balises
concernant la manière de traiter avec les grosses fortunes du
gouvernement de l’ANC.
Ainsi, les mineurs du
Comité national de grève (toujours non officiellement
reconnu aujourd’hui), les membres du Democratic Socialist Movement
(CIO-Afrique du Sud) et d’autres groupes de la classe
ouvrière ont lancé ensemble le Workers' and Socialist Party
(WASP, Parti des travailleurs et des socialistes
– mais “Wasp” veut aussi dire “Guêpe”) dans le but de
concurrencer à armes égales l’ANC aux prochaines élections. Il
s’agit d’un énorme pas en avant pour offrir aux travailleurs et
aux masses pauvres une représentation politique qui leur soit
propre.
La seule option
pouvant constituer une alternative à ce gouvernement corrompu
protégeant un régime capitaliste brutal et à ce que Peter Hain
décrit comme « profondément
démoralisant » est la construction d’une
société socialiste démocratique basée sur la nationalisation des
secteurs-clés de l’économie dans le cadre d’une planification
démocratique de l’activité économique.
Le WASP est, on l'espère, promis à un grand avenir |
Pour aller plus
loin :
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