Les révolutions qui ont fait chuter les dictateurs Ben Ali et Moubarak ont
été un véritable tremblement de terre idéologique. Ainsi donc, révolutions et
irruptions des masses sur le devant de la scène politique n’avaient pas sombré
avec le vingtième siècle ! Ces admirables mobilisations ont suscité un
extraordinaire enthousiasme aux quatre coins du globe, non seulement parmi les
militants révolutionnaires, mais plus largement aussi, parmi ces millions
d’opprimés et d’exploités aux prises avec les terribles conséquences de la
crise du système capitaliste et qui, jusque là, n’avaient pas encore rejoint le
camp de la lutte.
À partir du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, le souffle de la révolte
des masses a déferlé sur le monde avec le mouvement des Indignés, le mouvement
Occupy Wall Street, l’explosion de grèves générales historiques dans des pays
aussi divers que le Nigeria ou l’Inde, le “printemps érable” québécois…
Tous ces gens ont découvert l’incommensurable force qui est la leur une fois
leur colère collectivement exprimée. La question essentielle est toutefois
celle-ci : comment, à partir de là, transformer la contestation de masse en une
énergie capable de renverser ce système haï ?
Article par Nicolas Croes, membre dirigeant de la section belge du CIO, le Parti socialiste de lutte / Linkse Socialistische Partij (PSL/LSP), paru en juillet 2012
Pendant toute une période, cette question a été étouffée par l’offensive
idéologique de la classe dominante. L’effondrement du stalinisme avait été
saisi pour dire qu’aucune alternative au capitalisme n’était viable. C’était la “fin de l’Histoire”, pour reprendre l’expression du philosophe américain
Francis Fukuyama. Mais la réalité est plus forte que la propagande et,
aujourd’hui, même les partisans les plus acharnés du capitalisme ne parviennent
pas à cacher le fait qu’ils n’ont aucune réelle solution capable de restaurer la
stabilité du système. Face à cette faillite systémique, tout tourne pour eux
autour de l’austérité (teintée ou non d’un soupçon de rhétorique de
croissance), un peu à la manière de ces médecins des temps jadis qui avaient
pour remède universel de saigner leurs patients, parfois jusqu’à la mort. De la
même manière, combien d’économies ne succombent-elles pas actuellement sous les
coups des “remèdes” imposés par la dictature des marchés ? Nulle part la cure
d’austérité, à plus ou moins forte dose, n’a conduit à une sérieuse
convalescence économique.
Fort heureusement pour le bien de l’humanité, la médecine a progressé et a
tourné le dos à la pratique destructrice de la saignée. Le reste de la société
doit suivre cette voie, et baser sa gestion des ressources sur une méthode
rationnelle, diamétralement opposée au dogme de la “main invisible
automatiquement régulatrice” des marchés, dont les extrêmes limites ont
dramatiquement été dévoilées par la crise économique.
Reprendre le contrôle de
l’économie
Fondamentalement, la solution réside dans la collectivisation démocratique
des moyens de production. Impossible d’obtenir une démocratie réelle en Afrique du Nord et au Moyen-Orient sans retirer les leviers économiques des mains de
ceux à qui bénéficiaient les dictatures de Ben Ali et de Moubarak. Impossible aussi
d’éviter le naufrage des conditions de vie de la population tant que les pertes
des banques, des spéculateurs et des grands actionnaires sont épongées par les
ressources de la collectivité. Impossible toujours, dans un registre tout
récemment remis à la une de l’actualité avec le sommet RIO+20 (20 ans après le
sommet de la Terre de Rio), de sortir de la destruction systémique de
l’environnement tant que la soif de profit constitue l’alpha et l’oméga de
l’extraction des ressources naturelles et de leur utilisation.
Si les secteurs-clés de l’économie étaient placés sous contrôle
démocratique de la collectivité, il serait possible de démocratiquement
planifier l’activité économique. Ainsi, une véritable guerre pourrait être
menée contre la pauvreté et pour l’élévation de l’humanité au niveau que
permettrait la technique actuelle, libérée de la camisole de force de l’économie
de marché et de concurrence. C’est cela que nous appelons le socialisme.
Actuellement, l’énergie créatrice de millions de personnes est gâchée par le
chômage et la misère alors que les nécessités sociales sont gigantesques.
Hôpitaux, écoles, logements sociaux, transport en commun et autres besoins de
base manquent ou sont même détruits par les réductions budgétaires, tandis que
des sommes faramineuses dorment sur des comptes, les capitalistes craignant
comme la peste de ne pas pouvoir faire suffisamment de profit en les
investissant. Une force sociale est capable de s’approprier ces moyens : la
classe des travailleurs.
Les travailleurs sont en mesure de prendre eux-mêmes le contrôle de l'économie |
La classe ouvrière n’a pas
disparu
Le terme suscite de grandes controverses. Pour certains, la population des
pays capitalistes avancés est essentiellement composée de consommateurs, la
vieille classe ouvrière aurait été annihilée et avec elle ses possibilités.
C’est faux. La classe ouvrière, une catégorie sociale forcée de vendre sa force
de travail puisqu’elle ne dispose pas de la propriété des moyens de production,
constitue aujourd’hui une force sociale de centaines de millions de personnes.
En ce 21ème siècle, elle est plus puissante qu’elle ne l’a jamais été, et plus
seulement dans les pays dits développés. C’est ce qu’ont illustré la grève
générale de janvier au Nigeria et les deux grèves générales quasiment
continentales qu’a connu l’Inde en cette première moitié de 2012.
En fait, le potentiel de la classe ouvrière n’a cessé d’être révélé ces
derniers mois. Le rôle joué par l’OTAN et l’impérialisme dans la chute de
Kadhafi ne peut pas occulter le soulèvement de Benghazi. Mais l’impérialisme
occidental craignait surtout la contagion dans la région des exemples tunisiens
et égyptiens, où la classe ouvrière avait joué un rôle dangereusement (pour eux) indépendant en
bloquant l’économie entière. Ce n’est aucunement un hasard si Ben Ali et
Moubarak n'ont quitté le pouvoir qu’ils occupaient depuis plusieurs décennies que le
jour où a éclaté la grève générale. Pas de hasard non plus dans le silence des médias
traditionnels, eux aussi sous l’étroit contrôle du capital, à ce sujet. D’autre
part, en Belgique et ailleurs, les travailleurs ont pu se rendre compte que la
hargne des médias dominants ne s’étale jamais si fortement que lorsque les “syndicats démodés”, composés de “grévistes preneurs d’otages” partent en
action “irresponsable” contre “l’intérêt économique du pays”. C’est en soi
également une très bonne indication de là où se trouve la grande peur de la
classe dominante.
La classe des travailleurs partout dans le monde n'a jamais été aussi large qu'aujourd'hui |
Le danger de l’électoralisme
Récemment, en Grèce ainsi qu’en France (bien que dans une moindre mesure),
nous avons pu voir cette résistance s’exprimer également par le biais des
urnes, ce qui est une source d’encouragement. Cela rend d’autant plus crucial
d’accorder une attention particulière à la relation entre les luttes concrètes,
surtout syndicales, et les élections. Au début du vingtième siècle, le dirigeant
socialiste allemand Karl Kautsky soutenait que la clé de la stratégie à adopter
pour renverser le capitalisme était une “accumulation passive” de forces basée
sur une non-participation gouvernementale jusqu’à atteindre la majorité
électorale et pouvoir ainsi gouverner seul. Les élections sont certes un moyen à
utiliser pour faire entendre la voix d’une alternative politique, mais cette
optique unilatéralement électorale – qui a déchaîné les critiques des
révolutionnaires socialistes (notamment de Lénine) mais a malgré tout été à la base de
l’action de la social-démocratie – a été un échec tout au long du vingtième siècle. Des éléments de cette analyse persistent toutefois parmi ceux qui
considèrent comme essentiel de se concentrer uniquement sur la construction
d’une force électorale.
En Égypte et en Tunisie, nombreux ont été les militants, y compris parmi la
gauche dite “révolutionnaire”, qui ont désigné la voie électorale comme la
manière de poursuivre le combat entamé avec les débuts des révolutions. Le
temps laissé à leur organisation a offert un espace à la contre-révolution pour
se réorganiser et a permis à une couche de la population d’être gagnée par la
lassitude face au désordre social, politique et économique. Cela, les
réactionnaires ont bien compris qu’ils pouvaient l’instrumentaliser. Pourtant,
au moment de la chute des dictateurs, des éléments de double pouvoir étaient
présents dans la situation. En Égypte, de grandes divisions étaient également
apparues parmi les Frères musulmans, sur base de contradictions sociales entre
une direction définitivement pro-capitaliste et une base touchée par les
revendications sociales hardies portées par le mouvement révolutionnaire.
Des comités de quartiers et de défense s’étaient organisés dans le cadre de
la lutte, tout comme des comités de grève et des comités d’entreprise qui ont
même été placés devant le contrôle de sites désertés par les patrons liés aux
dictateurs. Sur base de ces assemblées de travailleurs et de jeunes et de la
méthode de la grève générale, il était possible de commencer à poser la question
d’une autre société, avec une activité politique et une production
démocratiquement gérée par des comités de base coordonnés entre eux, avec
l’élection de représentants révocables à tout moment et ne disposant pas de
privilèges. Un tel système est à l’opposé de la sanglante caricature de
socialisme que fut le stalinisme.
C’est en ce sens que la gauche aurait dû orienter ses efforts, avec audace
et confiance envers les capacités révolutionnaires des masses. Trotsky, un
révolutionnaire marxiste qui fut l’un des dirigeants de la révolution russe, a
souligné dans son ouvrage consacré à cette révolution que « plus le prolétariat
agit résolument et avec assurance, et plus il a la possibilité d’entraîner les
couches intermédiaires, plus la couche dominante est isolée, plus sa
démoralisation s’accentue ; et en revanche, la désagrégation des couches
dirigeantes apporte de l’eau au moulin de la classe révolutionnaire ». Hélas,
c’est une certaine timidité qui l’a provisoirement emporté, héritée des années
de dictature et du poids de la pensée unique néolibérale consécutive à la chute
du Mur de Berlin.
La véritable démocratie n'est pas celle du parlement, mais celle de la rue |
Des partis de lutte
Même si la pression vers la tenue d’assemblées constituantes sur le modèle
parlementaire bourgeois était trop forte, une agitation conséquente sur ce
thème de la prise du pouvoir économique et politique aurait trouvé un écho et
un soutien conséquents sur lesquels un puissant outil politique aurait pu être
développé. Car il reste bel et bien nécessaire pour les luttes de disposer d’un
prolongement politique. Nous ne parlons pas ici d’un ramassis de politiciens,
mais bien d’un instrument de combat social visant à organiser le plus grand
nombre vers un même objectif. Trotsky, toujours dans son “Histoire de la
révolution russe”, disait que « Sans organisation dirigeante, l’énergie des
masses se volatiliserait comme de la vapeur non enfermée dans un cylindre à
piston. Cependant le mouvement ne vient ni du cylindre ni du piston, mais de la
vapeur. »
La tâche cruciale aujourd’hui pour ceux qui aspirent à un changement de
société fondamental est de construire de tels partis révolutionnaires, avec un
programme qui lie les attentes quotidiennes du plus grand nombre à la lutte
pour une société réellement socialiste, basée sur la propriété collective des
moyens de production. Cette approche ne saurait pas directement être saisie à
une échelle de masse, et des partis révolutionnaires comme les sections du
Comité pour une Internationale ouvrière à travers le monde auront encore à
argumenter en défense de ce point de vue avec acharnement. Mais la nécessité de
s’organiser s’impose d’elle-même, de nouvelles formations politiques de gauche
se développent, et elles constituent autant de laboratoires idéologiques pour
les militants politiques, des lieux où les révolutionnaires peuvent participer
au débat et à l’analyse de l’expérience concrète du combat politique.
En Grèce, Syriza a démontré que de telles formations larges peuvent
rapidement évoluer sous la pression des évènements. Même si le programme de
cette coalition de la gauche radicale comporte encore selon nous de nombreuses
faiblesses, son évolution vers la gauche a été réelle ces derniers mois. Cela
peut se poursuivre pour autant que le débat démocratique soit plus favorisé en
son sein, afin que l’expérience et les discussions des militants de la base
puissent s’épanouir et être réellement reflétées dans la politique du parti. Il
est également crucial que l’activité de celui-ci soit orientée vers les luttes
et qu’elle ne considère pas l’activité électorale comme le moyen unique
d’assurer l’arrivée d’une autre société.
En Grèce, Syriza a représenté une très grande menace pour l'establishment lors des élections de 2012 |
Le début d’une nouvelle ère
Le développement de la situation actuelle n’est pas linéaire, la révolution
y est à l’œuvre de même que la contre-révolution. Mais les bases matérielles
qui poussent à la lutte pour un changement de société restent présentes. En
Égypte, lors du premier tour des élections présidentielles, le candidat le plus
identifié aux idéaux de la révolution du 25 janvier 2011 a obtenu 22 %, à peine 2 et 3 % derrière le candidat des Frères musulmans et celui de l’armée, et sans
disposer de leurs solides réseaux. De plus, les Frères musulmans avaient perdu
près de 20 % des voix qu’ils avaient obtenues aux élections législatives de
janvier 2012. Cela illustre, en plus du développement de nouvelles structures
syndicales et des grèves, le développement de la révolution vers le reversement
du système économique qui soutenait la dictature. Mais l’armée est décidée à
garder son pouvoir, raison pour laquelle elle avait sacrifié Moubarak en
espérant ainsi freiner la colère des masses.
Lénine disait notamment qu’une situation révolutionnaire pouvait s’épanouir
quand « Ceux d’en bas ne veulent plus être gouvernés comme avant, et quand ceux
d’en haut ne peuvent plus gouverner comme avant ». Il ajoutait : « La révolution
ne surgit pas de toute situation révolutionnaire, mais seulement dans le cas
où, à tous les changements objectifs énumérés, vient s’ajouter un changement
subjectif, à savoir la capacité pour la classe révolutionnaire de mener des
actions assez vigoureuses pour briser complètement l’ancien gouvernement qui ne
tombera jamais, même à une époque de crise, si on ne le fait choir ».
Aujourd’hui, si le poids des années '90 est certes encore très grand en
termes de recul de la conscience des masses et de faiblesse au niveau des
organisations de luttes politiques et syndicales des travailleurs (notamment en
raison du rôle joué par des directions syndicales qui ne croient pas en un
changement de système), l’évolution peut être rapide. La sévérité de la crise
économique fait tomber les masques et les occasions de construire un outil
révolutionnaire de masse seront nombreuses.
Affiche de propagande soviétique : “Détruisons le paradis bourgeois !” |
Le programme de transition
Aujourd’hui, la compréhension des tâches exigées par la situation de crise
économique (la “conscience politique” de la classe des travailleurs) est en
retard sur cette situation objective. Cela s’est déjà présenté et c’est à cet
effet que Trotsky avait élaboré le “Programme de transition”, en tant qu’aide
pour que les révolutionnaires touchant d’abord les couches de la classe
ouvrière les plus politiquement avancées, puis les masses de travailleurs par
la suite.
Dans ce texte écrit en 1938 en prévision de la Seconde Guerre mondiale, on
peut notamment lire que « Le chômage croissant à son tour approfondit la crise
financière de l’État et affaiblit davantage le système monétaire instable ».
N’est-ce pas là une description presque parfaite de la crise qui se développe
actuellement autour de la soi-disant “dette souveraine” ? Cela illustre l’extraordinaire
actualité de ce texte.
Le fossé entre la situation objective qui ne fait qu’empirer et la
conscience de la classe ouvrière va se refermer au cours de la prochaine
période. Les événements vont dans ce sens. Au bord du gouffre, la masse des
travailleurs va se retourner contre le système capitaliste, parfois sans une
idée claire de ce qui pourrait être mis à la place. La route vers une conscience
socialiste et révolutionnaire peut cependant être considérablement raccourcie
si la classe ouvrière devait s’approprier la méthode transitoire et un
programme transitoire qui lie les luttes quotidiennes à l’idée du socialisme.
Ainsi, concernant la lutte contre le chômage, le programme de transition
développe la revendication de la répartition du temps de travail nécessaire en
fonction des forces disponibles, avec embauches compensatoires et sans perte de
salaire. Cette approche somme toute des plus logiques remet en fait puissamment
en question le contrôle de l’embauche et, in fine, de la production par les
capitalistes. Liée aux autres revendications du Programme de transition,
notamment la nationalisation des monopoles, elle pose directement la question du
contrôle et de la gestion des principaux leviers économiques par les
travailleurs eux-mêmes.
Les adversaires du marxisme dépeignent les revendications transitoires
comme étant “impossibles”, “utopiques”, “irréalistes”, etc. Trotsky a précisé à
ce titre : « La “possibilité” ou l’“impossibilité” de réaliser les
revendications est, dans le cas présent, une question de rapport des forces,
qui ne peut être résolue que par la lutte ». Allant un peu plus loin, il a
ajouté que : « Les révolutionnaires considèrent toujours que les réformes et
acquisitions ne sont qu’un sous-produit de la lutte révolutionnaire. Si nous
disons que nous n’allons demander que ce qu’ils peuvent donner […] alors la
classe dirigeante ne donnera qu’un dixième ou rien de ce que nous demandons. Le
plus étendu et le plus militant sera l’esprit des travailleurs, le plus sera
revendiqué et remporté. »
Léon Trotsky : « La fin peut justifier les moyens tant qu'il y a quelque chose qui justifie cette fin » |
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