Achever le processus révolutionnaire : après la chute de Ben Ali, la chute du capitalisme !
Initiée il y a maintenant plus de deux ans, la révolution tunisienne a
connu un tournant au début de ce mois de février avec l’assassinat du
dirigeant de gauche Chokri Belaïd. Quelques jours après sa mort, plus
d’un million de personnes étaient dans les rues (sur une population de
12 millions d’habitants) pour lui rendre hommage et en opposition au
gouvernement, tandis que prenait place la première grève générale
nationale depuis 1978.
Le Forum social mondial de Tunis qui s'est tenu en mars 2013 a permis à nos camarades européens de se rendre sur place en renfort de notre section tunisienne afin de mieux faire connaitre le travail du CIO.
Ci-dessous, deux articles : tout d'abord un rapport par Nicolas Croes concernant la situation politique en Tunisie à ce moment-là ; ensuite, un rapport de Jeroen Demuynck concernant l'intervention du CIO sur le Forum social à proprement parler. Nicolas et Jeroen sont tous deux membres de la section belge du CIO, le Parti socialiste de lutte / Linkse Socialistische Partij (PSL/LSP) : Nicolas en est un des dirigeants nationaux, tandis que Jeroen est assistant de notre député européen, Paul Murphy (lui aussi présent au Forum social).
Une situation qui reste explosive
Les événements qui se sont succédé après l’assassinat de Chokri Belaïd
ont profondément déstabilisé le régime et le parti islamiste
réactionnaire au pouvoir, Ennahda. La colère et la haine éprouvées
contre lui n’ont fait que se renforcer ces derniers mois, à mesure de
l’aggravation de toutes ces questions sociales qui étaient au cœur de la
révolution de 2011.
En effet sur le ‘’terrain’’, le chômage est énorme tandis que
l’inflation massive des prix a avalé la plupart des augmentations
salariales acquises de haute lutte par les travailleurs. La misère
sociale est encore plus criante dans diverses régions maintenues dans le
sous-développement. Dans les faits, la politique des dirigeants actuels
suit une voie néolibérale identique à celle de l’ancienne clique
mafieuse autour du dictateur Ben Ali. À titre d’exemple, les conditions
du récent prêt conclu avec le Fonds monétaire international prévoient
notamment d’abolir les subsides d’État pour les denrées alimentaires.
Cette mesure suffira à elle seule pour précipiter directement 400.000
personnes de plus dans la pauvreté. Quant à l’ancien appareil policier,
si ses maitres ont changé, il poursuit inlassablement son sale boulot de
répression et de violence, sur fond d’un état d’urgence toujours en
vigueur. En bref, toutes les conditions matérielles qui ont été à la base
de l’explosion révolutionnaire de décembre 2010 - janvier 2011 sont
toujours bien présentes et n’ont fait que devenir plus aigües.
Avant même les événements de février, l’establishment politique était
déjà embourbé dans une crise profonde dont les fondements résident dans
l’incapacité des classes dominantes à trouver la formule magique leur
permettant d’appliquer la politique contre-révolutionnaire tout en
disposant d’une assise relative parmi les masses. Sorti vainqueur des
dernières élections, Ennadha est littéralement au bord de l’implosion et
voit aujourd’hui son autorité s’effondrer. Cette perte d’influence a
été illustrée par la tentative de son aile la plus radicale d’opérer un
tour de force au lendemain de la grève générale par l’organisation d’une
manifestation. Malgré tout l’argent destiné à payer les participants à
cette manifestation ‘‘massive’’, seuls quelques milliers de personnes
avaient répondu à l’appel. Un sondage paru en avril dans le journal
tunisien Le Quotidien accordait au dirigeant d’Ennhada, Rached Ghannouchi
(largement considéré comme l’assassin de Belaïd), un taux de popularité
de 1,9 %.
Vu dans les rues de Tunis : Ennahda dégage ! |
Quelle voie de sortie ?
Dans l’opposition, deux grands blocs se font face, à côté d’une myriade
de petits partis. On trouve d’une part le parti Nidaa Tounès, qui se
positionne comme le parti de l’opposition bourgeoisie laïque et tente de
rallier à lui sous le slogan de ‘‘Tout sauf les islamistes’’. Mais il
s’agit surtout du refuge de tout un tas d’anciens membres du RCD
(Rassemblement constitutionnel démocrate), le parti de l’ancien
dictateur Ben Ali ! Son dirigeant, Essebsi, fut d’ailleurs notamment
ministre sous Bourguiba et président de la Chambre sous Ben Ali.
Fondamentalement, Ennadha et Nidaa Tounes ne représentent que deux des
têtes de l’hydre de la dictature du capital et de la contre-révolution.
Chacune de ces têtes essaye d’attirer l’attention sur la fracture entre
les religieux et les laïcs, avant tout pour dévier l’attention de la
véritable guerre de classe à l’œuvre dans le pays. Chacune clame que la
révolution est maintenant terminée. Elles se font l’écho de tous ceux
pour qui Ben Ali pouvait bien tomber le vendredi 14 janvier 2011 pourvu
que les travailleurs retournent à l’usine le lundi.
Mais les slogans que l’on pouvait entendre lors de la grève générale de
février dans les cortèges massifs et historiques de manifestants
parlaient de la chute du gouvernement et de la nécessité d’une nouvelle
révolution. Des jours durant, des affrontements eurent lieu entre
manifestants et forces de police dans de nombreux endroits, en
particulier dans les régions militantes de l’intérieur du pays comme
Gafsa (où avaient éclaté les émeutes du bassin minier en 2008) ou Sidi
Bouzid (d’où est parti le mouvement révolutionnaire qui mit fin au règne
de Ben Ali). Heureusement, bien qu’encore imparfaite, cette colère
dispose d’un embryon d’expression politique.
Car à côté d’Ennadha et de Nidaa Tounès, on trouve le Front populaire,
une organisation créée en octobre 2012 réunissant le large spectre de la
gauche radicale tunisienne. En son sein se trouvent différentes
organisations et courants se réclamant du maoïsme (notamment le Parti
des travailleurs et le Parti des patriotes démocrates unifié), du
trotskisme (la Ligue de la gauche ouvrière), du nassérisme ou encore de
l’écologie politique.
La dynamique enclenchée autour de ce Front est
porteuse d’un grand potentiel pour construire une réelle expression
politique pour les luttes des travailleurs et des couches populaires.
Mais pour l’instant, sa direction, tout comme celle de la grande
fédération syndicale UGTT (Union générale tunisienne du Travail), manque
encore d’audace et de clarté sur la stratégie à adopter aujourd’hui.
Or, chaque moment de répit laissé à l’hydre de la contre-révolution se
payera chèrement dans le camp des travailleurs. Si ce n’est pas encore
la perspective la plus immédiate, le danger d’un coup d’État est bien
présent dans la situation.
Pour la chute du gouvernement, pour la chute du système capitaliste
Aujourd’hui, la gauche et la centrale syndicale UGTT doivent prendre
garde à ne pas sombrer dans les diverses manœuvres pour ‘‘l’unité
nationale’’ ou pour ‘‘l’unité contre les islamistes’’. Il ne saurait
être question d’une alliance avec des forces hostiles aux travailleurs,
la ligne de démarcation doit être clairement tracée entre les amis et
les ennemis de la révolution !
La seule unité possible est celle de la classe ouvrière, de la jeunesse
et des pauvres pour poursuivre leur révolution jusqu’à l’instauration, à
travers la lutte de masse, d’un gouvernement qui leur appartient. Le
potentiel est aujourd’hui gigantesque pour cela, et il n’est pas exagéré
de dire que le pouvoir a été à portée de main des masses à plusieurs
reprises ces deux dernières années, et très certainement en février
dernier. Parmi la population, la compréhension que les droits
démocratiques ne peuvent êtres défendus que par une démocratie
économique est très grande (cela implique de placer sous contrôle et
gestion démocratique des travailleurs et des masses pauvres les
secteurs-clés de l’économie). L’idée de la nécessité du ‘‘socialisme’’
est fort répandue, directement issue de la puissance du syndicat UGTT,
de sa place dans l’histoire du pays et des fortes traditions issues de
l’activité de la gauche radicale, y compris sous la dictature. Mais il
règne un grand flou concernant ce que ce terme peut bien signifier.
Aujourd’hui, il faut un plan d’action clair avec l’organisation d’une
nouvelle grève générale suite au succès de celle de février liée à la
tenue d’assemblées de masse dans les lieux de travail, les quartiers,
les universités, les écoles, etc. pour discuter et déterminer les
prochaines étapes de la lutte de la manière la plus démocratique et
collective possible.
Selon nous, la meilleure voie à suivre est de construire des comités de
lutte et de les coordonner aux échelons local, régional et national par
l’élection de représentants révocables directement issus des forces
vives de la révolution (les couches combatives de l’UGTT, du mouvement
ouvrier et de la jeunesse). Ces comités ne doivent pas seulement avoir
pour tâche d’organiser une lutte efficace contre les forces de la
contre-révolution et de protéger la population contre l’action de la
police ou des milices réactionnaires islamistes, mais aussi de préparer
les travailleurs et les pauvres à l’exercice du pouvoir et à la
construction d’une société socialiste démocratique. De façon similaire à
la vague de mobilisations de masse qui a déferlé sur le monde après la
révolution tunisienne, une telle démarche audacieuse vers le véritable
socialisme initierait un élan révolutionnaire international
extraordinaire, tout particulièrement dans le contexte actuel de crise
du capitalisme.
Revendications défendues par les partisans du CIO en Tunisie
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Un Forum Social Mondial très politisé
Le Forum social mondial (FSM) s’est déroulé à Tunis du 26 au 30 mars
dernier, et a rencontré un succès inattendu. Près de 70.000 militants
issus du monde entier s’étaient réunis en Tunisie, un choix des plus
approprié. Et force est de constater que le processus révolutionnaire
que connait le pays a conduit à une forte politisation.
Les militants tunisiens étaient bien entendu présents en masse, ce qui
s’est ressenti au niveau des discussions politiques. Le processus
révolutionnaire est toujours en cours en Tunisie. L'arrivée au pouvoir
du parti islamiste conservateur Ennahda n'a conduit à la résolution
d’aucun des problèmes qui furent à la base du soulèvement
révolutionnaire. Le Comité pour une Internationale ouvrière (CIO, dont
le PSL est la section belge) était présent avec des militants issus de
six pays différents, et les idées marxistes révolutionnaires que nous
défendons ont pu compter sur un large écho.
Les organisateurs du FSM ont longtemps douté de la faisabilité de cette
édition. Les forums précédents, depuis Porto Alegre au Brésil, avaient
connu une participation limitée. Cette crainte a été partiellement
confirmée par la participation limitée provenant d'Asie et d’Amérique latine. D’autre part, de nombreuses inquiétudes ont été alimentées par
l'instabilité politique du pays, très certainement depuis l’assassinat
politique de Chokri Belaïd, le célèbre opposant de gauche (voir notre article à ce sujet).
La très forte participation au Forum, tout spécialement d’Afrique du Nord, est une indication que le processus révolutionnaire en Tunisie et
dans la région se poursuit et continue à faire appel à l'imagination de
nombreux militants de gauche, mais aussi bien au-delà. De nombreux
militants de base tunisiens étaient là, l’UGTT (Union générale
tunisienne du Travail) avait environ 1.000 de ses militants présents.
Malheureusement, certaines décisions des organisateurs ont eu un effet
néfaste qui a conduit à des tensions entre des militants tunisiens et
les organisateurs du FSM. Ainsi, les étudiants du campus universitaires
avaient dû céder leurs logements à des participants du FSM, sans qu’ils
n’en aient été avertis au préalable !
Stand du CIO au Forum social mondial à Tunis |
Le processus révolutionnaire est loin d’être terminé
Le sentiment dominant parmi les militants tunisiens est que la
révolution est encore à achever. Le processus révolutionnaire se
développe et est visible au travers de la forte polarisation politique
qui prend place dans le pays. D'une part, la grande majorité de la
population s’identifie à la révolution. Mais, deux ans après la chute de
Ben Ali, la vie quotidienne reste marquée par de très nombreux
problèmes. Le taux de chômage est monumental et toute une génération de
jeunes n’a pas de perspectives d’avenir. Quant à ceux qui ont un emploi,
ils travaillent souvent dans des conditions très précaires pour des
salaires de misère, souvent inférieurs au salaire minimum officiel de
200 dinars (60 000 francs CFA) par mois.
D’autre part, il y a le gouvernement de coalition dirigé par les
islamistes réactionnaires du parti Ennahda et les puissances
capitalistes nationales et étrangères qui veulent défendre les intérêts
de l'élite. Depuis son arrivée au pouvoir, Ennahda n’a fait qu’appliquer
une politique similaire à celle qui prévalait sous le règne du
dictateur déchu : encore et toujours la politique néolibérale. Le
gouvernement a récemment signé un prêt d’environ 1,35 milliards d'euros
avec le Fonds monétaire international. En contrepartie, le gouvernement a
promis d’abolir les subsides d’État pour la nourriture et l'essence
alors que les prix des denrées alimentaires ont déjà fortement augmenté
jusqu’à présent. Pendant ce temps, de nombreuses entreprises sont
parties à l’offensive contre les salaires et les conditions de travail.
La façade ‘‘démocratique’’ du gouvernement s'effondre face à son
incapacité de répondre aux aspirations sociales et aux revendications de
la population. La lutte de classe se développe, et la riposte des
autorités se limite à une répression de plus en plus brutale, y compris à
l’aide des “Ligues de protection de la révolution”, des milices
réactionnaires islamistes radicales qui agissent comme "mercenaires"
pour Ennahda.
L’assassinat de Chrokri Belaid est à considérer dans ce cadre. Mais la
réponse du mouvement des travailleurs, venus en masse assister à son
enterrement, a été une grève générale de 24 heures dans tout le pays. Les
revendications de la fédération syndicale UGTT ont malheureusement été
limitées à la condamnation de la violence politique. Cette grève aurait
pu être utilisée pour développer un plan d'action vers la chute du
gouvernement.
Un tel plan disposerait d’un vaste soutien dans la société. Un jeune militant nous a ainsi exprimé sa détresse en déclarant que ‘‘Nous n’allons tout de même pas nous laisser voler notre révolution.’’
Ce sentiment est largement partagé, et se reflète en partie dans le
score élevé obtenu par le Front populaire, une alliance de partis et
d’organisations de gauche qui a déjà obtenu dans les 20% dans plusieurs
sondages. Mais en raison de l’absence d’une stratégie claire de la part
de l’UGTT et du Front Populaire pour aller de l’avant, beaucoup de
jeunes et de militants sont à la recherche de moyens pour accélérer le
processus révolutionnaire.
Notre député européen, le camarade Paul Murphy,
était aussi de la partie
était aussi de la partie
La soif d’idées révolutionnaires
Cette quête d'idées pour renforcer et accélérer le processus
révolutionnaire - jusqu’à la question du contrôle des moyens de
production et du socialisme démocratique - a été illustrée par l’intérêt
qu’ont pu susciter nos divers tracts et notre matériel politique. Dès
le premier jour du FSM, la quasi-totalité de nos journaux, livres et
brochures avaient disparu. Quant à nos tracts (l’un portant sur la
situation en Tunisie, l’autre présentant le CIO, tous deux disponibles
en arabe, en français et en anglais), ils ont été reçus avec grand
enthousiasme.
Le va-et-vient a été constant à notre stand tout au long du FSM. Souvent,
des gens revenaient après avoir lu notre matériel politique afin d’en
discuter avec nos militants. Ces discussions ont pu être très poussées
politiquement, l’intérêt était grand pour l'idée de vagues de grèves de
24 heures successives jusqu'à la chute du gouvernement et son
remplacement par un gouvernement des travailleurs, des jeunes et des
pauvres. L’essentiel de nos discussions ont porté sur la stratégie à
adopter pour rompre avec le système capitaliste et passer à
l’instauration d’une société socialiste démocratique. Il n’était donc
pas uniquement question de renverser ce gouvernement pourri, mais aussi
de construire un système fondamentalement différent. Cela a créé une
dynamique et une ambiance animées à notre stand, avec de petits meetings
spontanés réunissant de petits groupes de passants autour de l’un de
nos militants. Notre meeting consacré à la lutte internationale contre
le capitalisme a pu compter sur une présence de 80 participants, malgré
la difficulté de trouver la salle. Ce meeting a également été diffusé en
direct sur le site du FSM, et 1.200 personnes y ont assisté
virtuellement.
Le Comité pour une Internationale ouvrière fera tout son possible pour
accroitre sa présence dans la région et pour aider à y construire un
mouvement révolutionnaire conséquent armé d’un programme socialiste.
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