mardi 11 juin 2013

Théorie : Islam et socialisme



Quelle attitude adopter pour rallier les populations musulmanes à notre programme socialiste ?




Le racisme sous ses différentes formes a été un élément intrinsèque du capitalisme depuis son origine. Lors de la dernière décennie, et en particulier depuis l’horreur du 11 septembre 2001, il n’y a aucun doute que les préjugés antimusulmans – l’islamophobie – se sont accru de façon inquiétante. Alors que d’autres aspects du racisme sont déjà présents, les musulmans sont confrontés aux manifestations les plus aigües de discrimination.

Dans cet article rédigé en aout 2008 et publié dans notre magazine théorique “Socialism Today”, Hannah Sell, qui est une des dirigeantes de la section anglaise du CIO, explique l’approche des marxistes pour combattre l’islamophobie en tirant les leçons de la politique des bolcheviks dans le sillage de la révolution russe. Si beaucoup de données ne concernent ici que le Royaume-Uni et sont un peu datées, la situation n’est pas fondamentalement différente ailleurs dans le monde. L’approche adoptée dans cet article reste une aide d’importance cruciale.



La situation des musulmans au Royaume-Uni

Entre 1,5 et 2 millions de musulmans vivent aujourd’hui au Royaume-Uni. Rien qu’à Londres, ils sont issus de 50 groupes ethniques différents. Ils représentent une des sections les plus pauvres de la société britannique : parmi la population active, un musulman sur sept est au chômage, comparé à un sur vingt pour le reste de la population. Les deux communautés musulmanes les plus importantes du Royaume-Uni, originaires du Pakistan et du Bangladesh, sont particulièrement appauvries. En 1999 par exemple, au Royaume-Uni, alors que 28 % des familles blanches vivaient en dessous du seuil de pauvreté, c’était 41 % des familles afro-caribéennes et 84 % des familles bengalaises. (En Belgique, une étude parue il y a quelques années a également mis en lumière le fait que 58 % de la population d’origine marocaine qui vit en Belgique se trouve sous le seuil de pauvreté, pour 15 % de la population belge dans son ensemble.)

L’histoire des musulmans du Royaume-Uni est une histoire de pauvreté et de discrimination. Historiquement, la discrimination contre les musulmans au Royaume-Uni a été un des nombreux aspects du racisme de la société capitaliste. Le gouvernement verse des larmes de crocodile sur cette hausse du racisme contre les musulmans et contre ceux que les gens “perçoivent” comme ayant “une tête de musulman”. Mais c’est la politique gouvernementale qui est responsable de l’augmentation de 41 % du nombre d’arrestations et de fouilles contre les populations asiatiques (indiennes, pakistanaises, bengalies, etc.). Plus fondamentalement, la participation du gouvernement aux guerres brutales contre l’Iraq et l’Afghanistan (deux pays à majorité musulmane), avec toute la propagande qui accompagne ces interventions et qui dénigre les populations de ces deux pays, a inévitablement fait monter l’islamophobie.

L’ancien ministre de l’intérieur David Blunkett a suggéré que les minorités ethniques devaient faire de plus grands efforts pour “s’intégrer” à la société britannique, en blâmant les musulmans et les autres communautés pour la montée du racisme. En réalité, c’est le contraire qui est exact. Plus la société est hostile envers eux, plus les minorités ethniques et religieuses vont s’identifier uniquement par rapport à leurs propres communautés. Le renforcement de l’identification de beaucoup de musulmans par rapport à leur religion et à leur culture a ainsi nettement augmenté. Selon une étude récente, 74 % des musulmans britanniques considèrent que leur religion a une influence importante sur leur vie quotidienne, contre 43 % chez les hindous et 46 % chez les sikhs (deux autres religions importantes parmi les populations originaires d’Asie du Sud). Nombreuses sont les raisons qui expliquent cela, mais il ne fait aucun doute que la montée des préjugés contre l’islam a conduit beaucoup de jeunes à défendre leur religion en renforçant leur identification par rapport à celle-ci.

Cependant, il n’est pas vrai de dire que les jeunes musulmans du Royaume-Uni s’identifient seulement ou premièrement au pays d’où ils, ou plus souvent d’où leurs parents ou grands parents, sont originaires. Les deux tiers de tous les musulmans du Royaume-Uni ont moins de 25 ans. Ayant été élevés au Royaume-Uni, la plupart d’entre eux ont une double identité, à la fois partie intégrante du Royaume-Uni et aliénée par celui-ci. Ces jeunes ont grandi dans une société où ils se sentent sous la menace constante d’une arrestation à cause de leur couleur ou de leur religion. Ils sont confrontés aux discriminations dans l’enseignement et sur le lieu de travail, et ont été enragés par la propagande de guerre impérialiste du gouvernement. Mais seule une petite minorité d’entre eux a tiré la fausse conclusion comme quoi le barbare terrorisme de masse perpétré par des organisations islamiques réactionnaires comme al-Qaïda ou Boko Haram offre une alternative. Contrairement à ce qu’affirme la presse à scandales, 73 % des musulmans du Royaume-Uni sont fortement opposés aux attaques terroristes. En même temps, le potentiel qui existe pour un mouvement unifié capable d’impliquer les musulmans a été illustré par les centaines de milliers de musulmans qui ont participé, avec d’autres sections de la population, au mouvement antiguerre, qui a donné naissance historiquement aux plus grandes manifestations qui se sont jamais déroulées au Royaume-Uni.


Près de 2 millions de musulmans issus de 50 nations
vivent au Royaume-Uni


Comment les marxistes doivent-ils aborder la question des communautés musulmanes vivant au Royaume-Uni ?

Notre point de départ est d’être fermement opposés aux discriminations antimusulmanes, en défendant le droit de chaque musulman à pouvoir vivre sans subir l’islamophobie, indépendamment de sa classe ou de sa conception de la religion. Concrètement, cela signifie de lutter pour le droit des musulmans à pratiquer librement leur religion, y compris en choisissant librement de porter ce qu’ils veulent. Le véritable marxisme n’a rien à voir avec ceux de l’extrême-gauche française qui ont refusé de s’opposer aux exclusions des jeunes femmes musulmanes qui portaient un voile à l’école. Nous devons activement défendre le droit de chacun de pratiquer la religion qu’il choisit (ou de n’en pratiquer aucune !) sans avoir à subir ni discrimination, ni préjugés.

Cela ne signifie cependant pas que nous percevons la population musulmane dans sa totalité comme un bloc homogène et progressiste. Bien au contraire. Plusieurs facteurs, comme la classe, l’origine ethnique et la conception de la religion divisent la population musulmane. Il y a au Royaume-Uni 5.400 musulmans millionnaires, dont la plupart ont fait leur fortune en exploitant d’autres musulmans, et certaines petites communautés musulmanes sont très riches. Ainsi, 88 Koweïtiens, dont la plupart résident au Royaume-Uni, ont investi ensemble 55 milliards de livres sterling (42 000 milliards de francs CFA) dans l’économie britannique. Alors que nous avons le devoir de défendre les droits de ces milliardaires de pratiquer leur religion sans répression, nous devons aussi convaincre les travailleurs musulmans que leurs intérêts sont diamétralement opposés à ces individus et que la voie vers la libération se trouve dans la cause commune avec les autres sections de la classe ouvrière à travers le monde – et en premier lieu, comme ils vivent au Royaume-Uni, avec la classe ouvrière britannique.

En tant que révolutionnaires socialistes, le programme que nous mettons en avant doit toujours avoir pour objectif d’encourager l’unité de la classe ouvrière en tant qu’élément du processus d’élévation de sa confiance et de son niveau de compréhension. C’est la raison pour laquelle notre section en Irlande du Nord a toujours lutté pour l’unité des travailleurs catholiques et protestants. Dans le Royaume-Uni aujourd’hui, les politiques réactionnaires de Tony Blair et du New Labour (le Parti “travailliste”) créent des divisions que nous devons tenter de surmonter.


Musulman n'est pas musulman !

Les musulmans et le mouvement ouvrier britannique

Historiquement, il y a au Royaume-Uni de fortes traditions d’unité entre les travailleurs musulmans et les autres sections de la classe ouvrière. Elles proviennent du rôle important joué par les meilleurs éléments du mouvement ouvrier dans la lutte contre le racisme. Par conséquent, les travailleurs noirs et asiatiques, y compris les musulmans, ont tissé un lien fort avec le mouvement ouvrier, bien que la majorité d’entre eux ne provenait pas initialement d’un milieu urbain dans leur pays d’origine. Dans les années ‘70, les travailleurs noirs et asiatiques ont joué un rôle clé dans plusieurs luttes industrielles. En 1976, la grève de Grunwicks contre les bas salaires, qui avait largement impliqué des femmes asiatiques, a été une des batailles cruciales de cette décennie.

Un des résultats de ces traditions positives a été que, jusqu’à récemment, les musulmans du Royaume-Uni ont toujours eu tendance à soutenir le Labour Party. Une étude réalisée en 1992 a par exemple conclu que : « Les musulmans sont loyaux envers le Parti travailliste car ils le voient comme un parti qui œuvre pour la classe ouvrière et aussi parce que le Parti travailliste est de loin le moins raciste à la fois dans son attitude et dans sa pratique comparé aux autres partis, en particulier face au Parti conservateur ». Un sondage de l’institut Mori réalisé après les élections de 1997 a démontré que 66 % des électeurs asiatiques et 82 % des électeurs noirs avaient voté à l’époque pour le Parti travailliste, un taux beaucoup plus élevé que la moyenne nationale de 44 %. En comparaison, les Conservateurs ont obtenu seulement 22 % du vote asiatique.

Cependant, le New Labour d’aujourd’hui ne représente en aucune façon les intérêts des travailleurs. Au contraire, le Parti travailliste est maintenant devenu un parti favorable à la classe dirigeante et dans lequel les syndicats sont sans pouvoir. Il n’est donc pas étonnant que non seulement les musulmans mais aussi la majorité des travailleurs ne croient plus que le Labour Party est “pour eux”. La désillusion est particulièrement profonde parmi les électeurs musulmans issus de la classe ouvrière. La politique raciste du New Labour, malgré le fait qu’elle soit revêtue d’un vernis plus sophistiqué que celle des Tories, a profondément désillusionné la plupart des musulmans. Mais c’est la guerre en Iraq qui a agi de façon à rompre de façon décisive le soutien que beaucoup de musulmans accordaient encore au Labour Party. Un sondage d’opinion réalisé avant les élections européennes a révélé que le soutien au Labour Party était passé de 75 % chez les électeurs musulmans à seulement 38 % lors des élections générales.

Le mouvement anti-guerre a donné un aperçu du potentiel de la manière dont les travailleurs musulmans désillusionnés par le Labour pourraient être gagnés à une alternative de classe. Ce processus n’est cependant pas automatique. Une condition vitale est qu’après la trahison complète du New Labour, le mouvement ouvrier prouve encore et encore dans la pratique qu’il est déterminé à combattre le racisme et l’islamophobie. Mais les marxistes doivent aussi défendre une approche de classe et socialiste concernant les musulmans. Le fait que les musulmans et les révolutionnaires socialistes marchent ensemble dans le mouvement anti-guerre constitue un véritable pas en avant. Mais nous ne devons pas laisser nos discussions avec les musulmans anti-guerres rester au niveau de notre opposition commune à l’occupation impérialiste de l’Iraq. Nous devons étendre les discussions à des questions de classe ici, au Royaume-Uni, y compris sur la question d’un programme et d’une stratégie aptes à combattre les privatisations et les coupes budgétaires du New Labour. Nous devons aussi soulever la nécessité d’une alternative politique au New Labour – un nouveau parti de masse qui rassemble le mouvement anti-guerre, les syndicalistes et les militants contre la casse sociale – un parti qui représente et organise toutes les sections de la classe ouvrière.

Au cours de ces discussions, il sera parfois nécessaire de soulever des questions sur lesquelles il n’y a pas d’accord complet entre les marxistes et certains musulmans. Par exemple, face au racisme qui existe dans la société capitaliste, un nombre croissant de musulmans revendiquent de façon compréhensible des écoles musulmanes séparées. Nous devons d’une part lutter contre le racisme et la discrimination à l’école, ainsi que pour le droit de tous les étudiants d’avoir la possibilité de pratiquer leur religion, mais, d’autre part, cela n’implique pas le soutien à la création d’écoles musulmanes séparées, pas plus que nous ne soutenons d’autres écoles religieuses. Nous devons patiemment expliquer que cette voie amènera à une plus grande ségrégation et à une plus grande isolation des communautés musulmanes qui, en retour, mèneront à faire croitre le racisme contre eux.
De même que nous luttons pour le droit des jeunes musulmanes à choisir de porter le voile, il est aussi clair que nous soutenons le droit de celles qui choisissent de ne pas le porter, même lorsque cela signifie pour elles entrer en conflit avec d’autres musulmans.


Manifestation antiguerre à Londres
après le début de l'invasion de l'Iraq

L’approche erronée de RESPECT et du SWP

Malheureusement, cette approche de classe n’a pas été suivie par le Socialist Workers’ Party (SWP, Parti socialiste des travailleurs). Respect, la nouvelle coalition électorale que le SWP a formée avec le député George Galloway a obtenu un certain succès électoral, surtout grâce à l’appel lancé aux musulmans. Lors des élections européennes, Respect a tiré un tract spécifique destiné aux musulmans qui présentait Respect comme “le parti des musulmans”. George Galloway a été présenté comme un combattant des droits des musulmans et décrit de cette manière : « Marié à une doctoresse palestinienne, il a de forts principes religieux concernant la lutte contre l’injustice. Il a été exclu par Blair parce qu’il a refusé de s’excuser pour son attitude anti-guerre. Les députés musulmans sont soit restés silencieux, soit ont soutenu la guerre. De qui voulez vous pour être votre voix ? »

Alors qu’il est juste de présenter les références anti-guerre de Galloway et de dénoncer les députés musulmans qui ont refusé de s’opposer à la guerre, le reste de cette déclaration est une tentative hautement opportuniste de faire appel aux musulmans sur base de leur religion. Au lieu de cela, les véritables socialistes devraient tenter de convaincre les musulmans qu’ils peuvent atteindre par les idées socialistes, et parmi eux plus spécifiquement les jeunes musulmans issus de la classe ouvrière (la majorité de la population musulmane du Royaume-Uni).

Si Respect avait profité de cette situation pour gagner des musulmans ainsi que d’autres sections de la classe ouvrière au véritable socialisme, cela aurait été louable. Mais au lieu de cela, ils ont fait un appel aux musulmans en tant que bloc dans le seul espoir d’obtenir des gains électoraux à court terme. En fait, l’histoire de l’engagement des musulmans en politique a démontré que cette approche ne marche pas. Il n’y a aucun doute sur le fait que quelques politiciens musulmans du New Labour se sont engagés en politique avec la véritable intention d’aider leur communauté. Cependant, à moins d’avoir eu une approche socialiste, ils ont échoué à le faire. Galloway adopte par exemple une position complètement erronée en expliquant qu’il ne se présente pas contre Mohamed Sawar, député de Glasgow-Govan, parce qu’il est musulman. Sawar a systématiquement voté avec le New Labour sur toutes les questions cruciales. Bien qu’il ait au départ voté contre la guerre, il a depuis lors voté avec le reste de son parti à chaque occasion, même sur la question de l’Iraq. Le fait qu’il soit musulman ne signifie pas qu’il défende les intérêts des musulmans ordinaires. Au niveau local, les conseillers communaux musulmans tendent à être issus des petites élites musulmanes plutôt que d’être issus de la classe ouvrière. Mais le plus important, c’est que la majorité d’entre eux a adopté les politiques blairistes du New Labour.

Mais Respect n’a pas seulement échoué à élever le niveau de conscience de classe parmi les musulmans. Si elle continue sur cette voie, cette coalition risque d’entretenir des divisions dangereuses parmi la classe ouvrière entre les musulmans et les autres communautés. Si Respect parvient à engranger un succès en étant perçu comme un parti uniquement musulman, et qui ne s’adresse pas aux autres sections de la classe ouvrière, il peut éloigner les autres sections de la classe ouvrière et renforcer les idées racistes.

Malheureusement, cela semble être la voie choisie par Respect. Lors des récentes élections à Leicester-South, Respect a obtenu un résultat électoral non négligeable. Sa candidate était Yvonne Ridley, une célèbre journaliste qui s’est convertie à l’islam après avoir été capturée par des talibans en Afghanistan. Encore une fois, Respect a fait appel à la communauté musulmane sur une base purement religieuse. Le tract spécial qui y était destiné à la communauté musulmane citait un dirigeant local de la communauté selon qui Ridley était “la seule candidate musulmane” et que “les musulmans vont jouer un rôle clé lors de ces élections”. Le tract n’indiquait aucune autre raison de voter pour Respect.


George Galloway, leader de Respect : “Pas un parti musulman” ?

La révolution russe comme justification

En vue de justifier aujourd’hui son opportunisme politique au Royaume-Uni, le SWP a cherché dans l’histoire de quoi appuyer son approche avec un exemple. C’est dans ce cadre que le magazine Socialist Review, publication du SWP, a publié un article d’un de leurs membres, Dave Crouch, censé justifier la position du SWP en se basant sur l’attitude des bolcheviks après la révolution russe.

Bien que l’article de Crouch donne un compte-rendu intéressant des évènements qui se sont produits alors en Russie, celui-ci désinforme complètement ses lecteurs par l’emploi d’un ton inégal et d’une emphase clairement façonnée dans le but de justifier l’attitude du SWP envers Respect. Dans un article beaucoup plus long sur le même sujet, publié en 2002 dans le journal théorique du SWP International Socialism, Crouch démontrait pourtant qu’il était capable d’adopter une approche un peu plus objective. Ironiquement, il critiquait justement dans cet article un auteur au sujet de “la politique nationale [des bolcheviks qui s’est développée], dans un isolement presque hermétique, de la société pré-révolutionnaire à la contre-révolution stalinienne”. Mais dans Socialist Review, il a reproduit la même erreur qu’il critiquait quelques années auparavant, en ne voyant pas les différences énormes qui existent entre la situation des marxistes aujourd’hui au Royaume-Uni et celle que connaissait la Russie durant les années qui ont immédiatement suivi la révolution de 1917. Il se contentait à ce moment-là de déclarer que “nous pouvons apprendre des bolcheviks et nous inspirer des réalisations faites par les bolcheviks”.

Par exemple, l’Armée rouge a participé à de nombreuses alliances militaires ensemble avec des forces panislamiques. Cependant, il s’agissait d’une situation de guerre civile, pendant laquelle de nombreuses armées capitalistes attaquaient et essayaient d’écraser la première révolution victorieuse de l’histoire en collaboration avec les classes dirigeantes locales, dominées par les grands propriétaires terriens féodaux. La guerre civile était particulièrement intense dans les zones à prédominante musulmane d’Asie centrale (le “Turkestan” de l’époque, actuels Kazakhstan, Kirghizie, Tadjikie, Ouzbékistan, Turkménie, en plus de plusieurs régions de l’actuelle Fédération de Russie – Bachkirie, Tatarstan, etc.). Les comparaisons directes avec le Royaume-Uni d’aujourd’hui sont évidemment très faibles…

Cela ne signifie pas le moins du monde qu’il n’y ait aucune leçon à tirer du véritable travail de pionnier accompli par les bolcheviks. Mais l’article de Crouch ne dévoile que la moitié de l’histoire. Il se concentre presque exclusivement sur quelques points précis, tels que l’union entre les dirigeants musulmans et les bolcheviks, sans expliquer les divergences politiques, les conflits et les complications qui ont existé, ou encore la manière dont les bolcheviks ont essayé de gagner les masses musulmanes au programme marxiste. Sans toutefois le dire explicitement, l’article donne aussi l’impression, complètement incorrecte, selon laquelle l’islam serait intrinsèquement plus progressiste que les autres religions, parce que l’islam serait la religion des peuples opprimés et colonisés, et que les bolcheviks auraient traité les populations musulmanes d’une façon fondamentalement différente de ce qu’ils faisaient avec les populations d’autres religions (à l’époque en Russie christianisme(s), bouddhisme, judaïsme, animisme…).


Beaucoup de musulmans d'Asie centrale résistaient à l'occupation russe
 
L'unité avant tout

En fait, Vladimir Lénine et Léon Trotsky ont traité les droits religieux de toutes les minorités opprimées avec une attention et une sensibilité extrême, qui était la conséquence logique de leur approche de principe concernant la question nationale. Leur objectif était de chercher autant que possible à minimiser les divisions et les différences entre les différentes sections de la classe ouvrière. Ils avaient compris que, pour la réalisation de cet objectif, il était nécessaire de démontrer, encore et encore, que le pouvoir des soviets (des conseils ouvriers) était la seule voie vers la libération nationale pour toutes les nationalités longtemps opprimées par ce qui avait été l’empire russe des tsars (que Lénine appelait la “prison des peuples”). Mais jamais cependant, ils n’ont baissé la bannière de l’unité internationale de la classe ouvrière. À chaque fois que des concessions étaient faites à des forces nationalistes, les bolchéviks expliquaient ouvertement et honnêtement pourquoi de telles concessions étaient nécessaires, et en même temps, ils continuaient à argumenter clairement en faveur d’un programme marxiste parmi les masses des territoires opprimés.

Il faut bien analyser le contexte de l’époque. Les bolcheviks agissaient dans des circonstances phénoménalement difficiles. Par la suite, malgré le potentiel qui existait dans d’autres pays pour des révolutions victorieuses, ces dernières n’ont pas pu aboutir, et le premier État ouvrier de l’histoire s’est retrouvé isolé dans une situation d’arriération économique totale et à domination paysanne. Finalement, ces facteurs ont permis l’émergence du stalinisme ainsi que l’écrasement de la démocratie ouvrière par une hideuse bureaucratie.

Dans ces conditions extrêmes, la survie de la révolution ne tenait alors qu’à un fil. C’est ce qui a forcé l’État ouvrier à faire des concessions à tous les niveaux. En 1921 – au moment où il est devenu clair qu’on ne pouvait plus compter sur une révolution victorieuse dans un autre pays à court terme –, Lénine a été forcé de proposer la “Nouvelle Politique économique” (NEP), afin d’éviter un retour aux privations et aux famines de masse. Cela impliquait des concessions envers le marché. Ces difficultés matérielles écrasantes ont inévitablement eu un effet sur la capacité de l’État ouvrier à appliquer ses politiques dans de nombreux domaines.

Néanmoins, l’approche de Lénine et de Trotsky vis-à-vis des droits nationaux, religieux et ethniques en particulier a constitué un modèle dans le sens où elle combinait à la fois approche de principes et sensibilité envers les aspirations nationales. Cela n’a rien de commun ni avec l’opportunisme du SWP, ni avec l’approche rigide et étroite de quelques autres organisations parmi la gauche.



Les bolcheviks ont dû faire beaucoup d'efforts pour rallier à eux
les populations musulmanes de l'ancien empire russe

Le droit des nations à l’autodétermination

L’approche utilisée par les bolcheviks vis-à-vis des populations musulmanes ne découlait pas en première instance de la question de la religion en elle-même, mais plutôt de la manière dont ils percevaient la religion par rapport au droit des nations à l’autodétermination. L’unification de pays et la résolution de la question nationale était une des tâches clés des révolutions démocratiques bourgeoises, qui comprenaient aussi l’élimination des rapports terriens féodaux et semi-féodaux et l’instauration d’une démocratie bourgeoise. Ces tâches n’ont jamais été achevées dans la Russie tsariste, qui était en fait une monarchie absolue semi-féodale. Les bolcheviks avaient compris qu’étant donné d’une part le développement tardif de la bourgeoisie en tant que classe en Russie, et d’autre part sa crainte mortelle des mouvements révolutionnaires de la part de la classe ouvrière, la bourgeoisie russe était incapable de réaliser les tâches de sa propre révolution.

C’est Trotsky, avec sa théorie de la “révolution permanente” (en russe, “népréryvnaïa révoloutsiya”, qu’il serait plus juste de traduire par “révolution ininterrompue, continue”), qui a été le premier, en 1905, à tirer la conclusion que ces tâches, de la révolution bourgeoise, devraient être l’œuvre de la classe ouvrière, à la tête des masses paysannes. Trotsky a expliqué que, aussi important que puisse être le rôle de la paysannerie, elle ne pouvait être capable d’agir de façon indépendante à cause de son caractère hétérogène et dispersé. La paysannerie est toujours à la suite soit de la classe dirigeante, soit de la classe ouvrière.

Trotsky a poursuivi sa théorie en expliquant que la classe ouvrière, une fois parvenue au pouvoir, ne pourrait pas se limiter à l’accomplissement des tâches de la révolution démocratique bourgeoise mais passerait en même temps aussitôt aux tâches de la révolution socialiste, de façon “ininterrompue”. Lénine a tiré plus tard la même conclusion dans ses “Thèses d’avril” de 1917. Et effectivement, lors de la révolution d’octobre 1917, la classe ouvrière a dépassé les tâches de la révolution démocratique bourgeoise pour commencer au même moment à accomplir celles de la révolution socialiste.

L’ampleur de ces tâches était de loin plus grande dans les divers territoires soumis à l’empire russe qu’en Russie elle-même. Toutes les différentes régions avaient des caractéristiques différentes, mais le tableau général était celui d’une économie extrêmement sous-développée et d’une population constituée de façon écrasante de paysans pauvres. Si en Russie la bourgeoisie libérale était faible et lâche, dans la plupart de ces territoires, elle n’existait tout simplement pas. La classe ouvrière y était surtout constituée d’émigrés russes, et les quelques bolcheviks présents dans ces régions avant la révolution étaient issus de cette couche de la population. Tous ces facteurs étaient particulièrement aigus en Asie centrale, région à dominante musulmane. Il est toutefois faux de conclure comme certains l’ont fait que l’arriération de l’Asie centrale était justement due à cette dominante musulmane. Ces caractéristiques étaient le résultat des relations économiques et sociales féodales, et la situation était peu différente dans des régions à dominante chrétienne mais tout autant sous-développées.

Lénine et Trotsky ont compris quelles étaient les énormes difficultés auxquelles était confronté le nouvel État ouvrier pour résoudre la question nationale dans ces régions. La domination impérialiste par le tsarisme russe s’était profondément fait sentir et des luttes déterminées et sanglantes s’étaient déroulées contre cette oppression aussi récemment qu’en 1916. Il était donc vital de démontrer encore et encore aux nationalités qui avaient été opprimées par le tsarisme, que le pouvoir soviétique n’était pas une nouvelle forme d’impérialisme, mais bien la seule voie par laquelle ils pouvaient obtenir leur libération.

En conséquence, la constitution adoptée en juillet 1918 affirmait clairement que les soviets (conseils) régionaux, basés sur “un mode de vie et une composition nationale spécifiques” pouvaient eux-mêmes décider s’ils voulaient ou non intégrer la nouvelle République socialiste fédérale de Russie, et si oui, sur quelle base. Cependant, les constitutions seules ne suffisent pas. La réalisation des tâches de la révolution démocratique bourgeoise impliquait le fait de contribuer au développement d’une culture nationale qui n’avait auparavant pas eu d’espace pour se développer. Au lieu des décennies de “russification” forcée qui avaient précédé, le pouvoir soviétique a encouragé l’utilisation des langues locales, en développant dans plusieurs cas pour la toute première fois une forme écrite de ces langues.

Il n’y a là aucune contradiction entre cette approche et l’internationalisme des bolcheviks. Ce n’était qu’en s’affirmant dans la pratique être la meilleure combattante pour la libération nationale des peuples opprimés que la Russie des soviets pouvait démontrer que la voie de la libération était liée à la classe ouvrière mondiale, et plus spécifiquement à la classe ouvrière de Russie. Cependant, cette approche n’a pas été comprise par tous les bolcheviks. Une certaine couche d’entre eux a vu dans le droit à l’autodétermination des nations quelque chose de contraire à leur internationalisme. Cette analyse a en réalité joué le jeu du nationalisme grand-russe. Mais c’est au contraire l’approche extrêmement habile et sensible de Lénine qui a eu pour effet que la République socialiste fédérale de Russie soit parvenue à intégrer sur une base libre et volontaire beaucoup de nationalités qui étaient auparavant opprimées par le tsarisme.
 
Meeting de masse en Asie centrale au moment de la révolution

L’approche des bolcheviks envers l’islam

Puisque l’islam avait été réprimé par le tsarisme, et était aussi réprimé dans le reste du monde par les impérialismes français et britannique, il était inévitable que le droit des musulmans à pratiquer leur religion devienne un élément central des revendications des masses musulmanes. Les bolcheviks ont reconnu ce droit et se sont avérés extrêmement sensibles sur ce point, de la même manière qu’ils l’avaient été avec les autres religions opprimées comme le bouddhisme et le christianisme non orthodoxe (catholicisme, protestantisme).

Mais Dave Crouch, du SWP, va trop loin lorsqu’il affirme que : « Les bolcheviks ont eu une attitude très différente (envers l’islam) comparé au christianisme orthodoxe, la religion des brutaux colonisateurs et missionnaires russes ». Il ajoute que : « 1500 Russes ont été chassés du Parti communiste du Turkestan à cause de leurs convictions religieuses, mais pas un seul Turkestani ». C’est une simplification excessive. Ces Russes avaient été exclus du parti non pas tout simplement pour leur religion, mais pour avoir poursuivi au Turkestan l’oppression de la Russie impériale sous le nom de la révolution.

Bien sûr, les bolcheviks avaient compris le rôle profondément réactionnaire de l’Église chrétienne orthodoxe dans les territoires de l’empire tsariste en tant qu’instrument de l’oppression grand-russe. Néanmoins, le christianisme orthodoxe avait une double nature, en particulier en Russie proprement dite. Elle était d’un côté la religion oppressive des tsars, mais de l’autre, ce que Marx appelait “le soupir de la créature opprimée” (cf. “opium du peuple”) des masses russes. Lénine pensait aussi aux millions de travailleurs, en particuliers aux paysans, qui croyaient toujours en la foi chrétienne orthodoxe, et disait par conséquent que : « Nous sommes absolument opposés au fait d’offenser les convictions religieuses ».

Le véritable marxisme de Lénine et des bolcheviks n’a aucune ressemblance avec les crimes commis ultérieurement par Staline. À partir de leur point de vue matérialiste (et donc athée), les bolcheviks ont été à juste titre favorables au droit de chacun à suivre la religion qu’il souhaite, ou de n’en suivre aucune. Ils avaient compris que cela signifiait la séparation complète de la religion et de l’État. La religion d’État était un des piliers majeurs de l’oppression dans la société féodale (et, avec quelques modifications, le capitalisme continue d’ailleurs toujours à l’utiliser). Dans la Russie semi-féodale, le mécanisme de l’Église chrétienne orthodoxe (la religion d’État) était une force aux mains de la réaction. Mais cela était aussi le cas de l’islam – bien que de façon différente – dans les républiques à dominante musulmane. Alors que le christianisme orthodoxe était la religion de l’oppression coloniale et que l’islam était une religion opprimée qui avait un soutien écrasant de la part des masses pauvres, l’élite indigène tentait d’utiliser l’islam en sa faveur en tant qu’outil pour la contre-révolution. La séparation de l’Église et de l’État en Asie centrale ne concernait pas seulement le christianisme orthodoxe, mais aussi l’islam. Les bolcheviks ont adopté cette approche, au risque de susciter des conflits avec certaines sections des musulmans. Par exemple, en conséquence de cette politique, des parents musulmans refusaient dans certaines régions d’envoyer leurs enfants à l’école.

Mais, tout en argumentant en faveur de la séparation de la religion et de l’État, les bolcheviks faisaient extrêmement attention à tout faire pour éviter de donner l’impression qu’ils imposaient d’en haut la société “russe” à l’Asie centrale. Là où la population était en faveur de la charia (loi islamique) et des tribunaux islamiques, les bolcheviks avaient bien compris que le fait de s’y opposer aurait été vu comme une forme d’impérialisme russe. Cela ne voulait cependant pas dire que les bolcheviks acceptaient la politique féodale réactionnaire menée par les tribunaux de la charia, pas plus qu’ils n’acceptaient les attitudes féodales qui existaient dans différents aspects de la société de l’ancien empire russe. Ils avaient simplement compris que les attitudes réactionnaires ne pouvaient pas être abolies, mais devaient changer avec le temps. C’est pourquoi, ils avaient établi un système légal parallèle en Asie centrale (où tribunaux musulmans côtoyaient les tribunaux soviétiques), pour tenter de prouver par la pratique que les soviets pouvaient eux aussi apporter la justice. Pour sauvegarder les droits des femmes en particulier, on ne pouvait recourir au tribunal islamique que si les deux parties étaient d’accord. Et si l’une des parties n’était pas satisfaite du jugement du tribunal islamique, elle pouvait encore avoir recours à un tribunal soviétique.


Le pouvoir soviétique a laissé l'auto-détermination
à tous les peuples colonisés par les tsars.
Ici, la toute première constitution du Tatarstan,
musée de Kazan, rédigée en tatar et en russe


L’islam divisé

Sur cette question et sur d’autres, Crouch donne une impression fort inégale. En lisant son article, on pourrait s’imaginer que la population musulmane entière d’Asie centrale était progressiste et alliée aux bolcheviks. Dans un article de deux pages contenant de nombreux exemples sur la relation positive entre les forces musulmanes et les bolcheviks, on ne trouve que deux courtes références illustrant que ce n’était pas le cas dans toutes les circonstances. La première est quand Crouch déclare : « En même temps, les dirigeants musulmans conservateurs étaient hostiles au changement révolutionnaire », mais aucune autre explication n’est donnée sur le rôle de ces “dirigeants musulmans conservateurs”. La deuxième référence consiste à déclarer que : « le mouvement Basmachi (une révolte islamique armée) a éclaté ». Cependant, la responsabilité de cette révolte contre-révolutionnaire est exclusivement liée à la politique proprement coloniale menée par le soviet de Tachkent (Ouzbékistan) pendant la guerre civile.

Il est vrai que, durant la guerre civile russe, lorsque des larges parties de l’Est se sont vues détachées de la Russie du fait même de la guerre, certains émigrés russes chauvins ont soutenu la révolution parce qu’ils la considéraient comme le meilleur moyen de ramener la domination russe dans les régions où ils se trouvaient. La politique qu’ils avaient décrétée, soi-disant au nom de la révolution, perpétuaient l’oppression tsariste des musulmans. À Tachkent, ville musulmane à plus de 90 %, le soviet, sous la direction des partis socialiste-révolutionnaire et menchévique (deux partis de gauche réformiste), utilisait la langue russe dans toutes ses procédures et excluait les dirigeants locaux sans principe et de façon complètement chauviniste. Cette politique réactionnaire a joué un rôle majeur dans la constitution du mouvement Basmachi par des bandes de guérilleros islamiques. Mais, en octobre 1919, la direction bolchévique a rétabli le contact avec Tachkent et a alors inversé la politique qui y était menée par le soviet. En avril 1918, 40 % des délégués du soviet de Tachkent étaient musulmans.

Alors que les préjugés grand-russes ont sans aucun doute persisté, les bolcheviks se sont donné une peine considérable pour démontrer que le pouvoir des soviets signifiait la liberté nationale et culturelle. Comme Crouch le décrit si bien : « Des monuments sacrés islamiques, des livres et des objets pillés par les tsars ont été rendus aux mosquées. Le vendredi – jour de célébration musulman – a été déclaré jour férié pour toutes les régions d’Asie centrale ». Mais aucune de ces mesures n’a empêché le nationaliste turc Enver Pasha de venir en Asie centrale en 1921 et de se joindre immédiatement à la révolte Basmachi, en transformant ainsi des fractions tribales en une force unifiée pour la réaction islamique. Une partie des musulmans avaient rejoint la contre-révolution, non pas à cause des crimes du soviet de Tachkent, mais simplement pour se tailler un territoire sur lequel ils pourraient exploiter d’autres musulmans. En d’autres mots, c’était pour défendre et pousser de l’avant leurs propres intérêts de classe.

Les bolcheviks ont toujours compris que leur tâche était de créer le maximum d’unité entre les travailleurs et d’amener derrière eux les masses paysannes. Cela signifiait de convaincre les masses musulmanes pauvres que leur cause était celle de la révolution, et non pas celle des dirigeants islamiques réactionnaires. Contrairement au SWP aujourd’hui, ils ont toujours déployé leurs efforts uniquement dans ce but.
Plutôt que les éternels conflits ethniques et religieux,…

Les dirigeants autochtones

Dave Crouch parle des peines que se sont donnés les bolcheviks pour essayer de développer des directions nationales autochtones dans les soviets des États autonomes nouvellement formés. La politique des soviets comprenait l’instauration d’un commissariat musulman (MusKom), dont la direction était en grande partie composée de musulmans non bolcheviks. En même temps, un effort particulier était fait pour recruter des autochtones au Parti communiste (PC – le nouveau nom des bolcheviks), ce qui a conduit à une importante augmentation du nombre de membres musulmans.

Dave Crouch déclare dans son texte : « Il y avait des discussions très sérieuses parmi les musulmans sur les similitudes entre les valeurs islamiques et les principes socialistes. Les slogans populaires de l’époque comprenaient : “Vive le pouvoir des soviets, vive la charia !” ; “Religion, liberté et indépendance nationale”. Des partisans du “socialisme islamique” appelaient les musulmans à établir des soviets ».

De nouveau, ceci cache une réalité bien plus complexe – aucune mention n'est faite de l’attitude des bolcheviks envers ce soi-disant “socialisme islamique”. Il est naturellement vrai que, même si le PC était marxiste et donc athée, la croyance religieuse ne représentait pas en soi un obstacle pour rejoindre le parti, et beaucoup de musulmans ont été recrutés. Cependant, cela ne signifiait aucunement qu’il suffisait d’être musulman et de soutenir la révolution pour rejoindre le Parti communiste. Bien que des alliances militaires à court terme aient été formées avec toutes sortes de forces, seulement une seule organisation musulmane sur le territoire soviétique a été reconnue par les bolcheviks en tant que véritable parti socialiste (sur la base de son programme) – Azerbaycani Hummet, qui allait plus tard devenir le noyau du Parti communiste d'Azerbaïdjan. D'autres, comme le parti nationaliste libéral kazakh, Alaş Orda, ont été écartés, en dépit de leurs déclarations en faveur de la révolution, et ce en raison de leur programme et de leur base de classe.

Néanmoins, telle était l’importance accordée au développement de directions autochtones pour le Parti communiste, que des individus qui avaient une approche totalement différente de celle de Lénine et Trotski ont été autorisés à rejoindre le PC. Parmi eux, le cas de Mirsaïd Sultangaliyev, devenu ensuite président du Commissariat central musulman après avoir rejoint le PC en novembre 1917, est très révélateur. Celui-ci affirmait que : « Tous les musulmans colonisés sont des prolétaires et comme presque toutes les classes dans la société musulmane ont été opprimées par les colonialistes, toutes ces classes ont le droit d’être désignées comme “prolétariennes” ».

Sur cette base, il argumentait qu’il ne pouvait pas y avoir de lutte des classes au sein des nations opprimées. En réalité, ces idées étaient une couverture pour les intérêts de l’élite dirigeante locale. D’ailleurs, ces idées étaient constamment et publiquement contre-argumentées par la direction du Parti communiste. Par exemple, les “Thèses sur la question nationale et coloniale” adoptées par le deuxième congrès du Comintern (l’Internationale communiste) disent clairement : « La lutte est nécessaire contre le panislamisme, le mouvement panasiatique et tous les courants similaires pour qui la lutte de libération contre l’impérialisme européen et américain est liée au renforcement du pouvoir des impérialismes turcs et japonais, de la noblesse, des grands propriétaires terriens, du clergé, etc. »

Elles ajoutaient : « Une lutte déterminée est nécessaire contre toutes les tentatives d’appliquer une étiquette “communiste” aux mouvements révolutionnaires de libération dans les pays [économiquement] arriérés qui ne sont pas réellement communistes. L’Internationale communiste a le devoir de soutenir le mouvement révolutionnaire dans les colonies, uniquement dans l’optique de rassembler les éléments des futurs partis prolétariens– communistes dans les faits et pas seulement de nom – dans tous les pays arriérés et de les former à être conscients de leurs tâches particulières, c'est-à-dire de lutter contre les tendances démocratiques bourgeoises de leur propre nation ».

Cet exemple illustre à quel point l’approche des bolcheviks est complètement différente de celle du SWP aujourd’hui. Il est vrai que le Manifeste du Congrès des peuples de l’Est appelait, comme le fait remarquer Crouch, à une guerre sainte, à laquelle les marxistes aujourd’hui ne doivent accorder de l’attention que dans son contexte. Ce qui a réellement été dit comprenait un clair contenu de classe : « Vous avez souvent entendu l’appel à la guerre sainte de la part de vos gouvernements, vous avez marché sous la bannière verte du prophète, mais toutes ces guerres saintes étaient fausses, car elles ont seulement servi les intérêts de vos dirigeants égoïstes et vous, travailleurs et paysans, après ces guerres, êtes restés dans l’esclavage et la misère … Aujourd’hui, nous vous appelons à la première véritable guerre sainte pour votre propre bien-être, pour votre propre liberté, pour votre propre vie ! »

Lors de ce Congrès, il a été souligné encore et encore que la lutte devait être menée contre “les imams réactionnaires de notre propre entourage” et que les intérêts des pauvres à l’Est étaient étroitement liés à ceux de la classe ouvrière à l’Ouest.

La révolution de 1917 a inspiré des millions de personnes à travers le monde entier. D’immenses couches de pauvres des nations opprimées se sont rassemblées derrière la bannière du premier État ouvrier, y compris beaucoup de musulmans. L’attitude de Lénine et de Trotsky consistait à insister sur le point que rejoindre le pouvoir des soviets signifiait la libération nationale et la liberté religieuse. C’était le point le plus crucial, surtout étant donné l’histoire répugnante de la Deuxième Internationale social-démocrate qui soutenait l’oppression coloniale. Cependant, déclarant cela, Lénine et Trostky n’affaiblissaient pas pour autant leur programme socialiste. Au lieu de cela, ils ont insisté sur le fait que la voie vers la liberté ne se trouvait pas dans l’unité avec sa propre bourgeoisie nationale, mais au contraire avec la classe ouvrière mondiale dans la lutte non seulement contre l’impérialisme mais aussi contre leurs “propres” propriétaires terriens féodaux et contre les mollahs et imams réactionnaires à la solde de ces derniers.


… les bolchéviks ont proposé aux travailleurs musulmans
un “djihad rouge” contre les sultans, les khans et les imams réactionnaires
  
Quelles leçons pour aujourd’hui ?

En Asie centrale, Lénine et Trotsky ont tenté de gagner à la bannière de la révolution mondiale une population paysanne à prédominante musulmane qui luttait pour ses droits nationaux, dans un contexte de lutte désespérée pour la survie du premier État ouvrier. Au Royaume-Uni aujourd’hui, nous tentons de gagner une minorité opprimée de la classe ouvrière à la bannière du socialisme.

Dans bien des sens, notre tâche est de loin plus facile. La grande majorité des musulmans du Royaume-Uni est issue de la classe ouvrière et beaucoup d’entre eux travaillent dans des lieux de travail ethniquement mixtes, particulièrement dans le secteur public. Le mouvement anti-guerre massif a donné un aperçu du potentiel présent pour un mouvement unifié de la classe ouvrière, dans lequel les travailleurs musulmans seraient intégralement impliqués. La création d’un nouveau parti de masse des travailleurs, qui mènerait campagne sur une base de classe à la fois sur les questions générales ainsi que contre le racisme et l’islamophobie, constituerait un énorme pôle d’attraction pour les travailleurs musulmans, tout en commençant à détruire les préjugés et le racisme.

Cependant, l’absence d’un tel parti aggrave aujourd’hui les difficultés auxquelles nous sommes confrontés. Dans les années ‘90, l’effondrement des régimes d’Europe de l’Est et de l’Union soviétique a fourni au capitalisme mondial une opportunité pour écarter la question du socialisme, en présentant le socialisme comme un échec et en mettant faussement sur un pied d’égalité le socialisme et les régimes staliniens. Cela a permis aux classes dirigeantes de mener un assaut idéologique contre les idées du socialisme. L’aile droite du Parti travailliste, comme de la social-démocratie partout à travers le monde, s’est servie de cette occasion pour abandonner toute référence au socialisme dans leur programme et pour se transformer en partis ouvertement capitalistes.

Plus d’une décennie après l’effondrement du stalinisme, une nouvelle génération tire la conclusion que le capitalisme est incapable de satisfaire les besoins de l’humanité, et parmi elle, une minorité en arrive à des conclusions socialistes. Néanmoins, la conscience reste en recul derrière la réalité objective, et le socialisme n’est pas encore devenu une force de masse.

Étant donné le vide qui existe par conséquent, des jeunes radicalisés recherchent une alternative politique. Au Royaume-Uni, une petite minorité de jeunes musulmans se tourne vers des organisations de l’islam politique de droite telles que al-Mouhadjiroun. L’absence d’alternative qu’offrent de telles organisations est démontrée par leur opposition au mouvement anti-guerre, sous le prétexte qu’il engage les musulmans à manifester à côté de non-musulmans ! La majorité des jeunes musulmans radicaux ont été dégoûtés par des organisations comme al-Mouhadjiroun, et ont compris la nécessité d’un mouvement anti-guerre unifié. Le potentiel pour construire une base forte pour les socialistes parmi les musulmans existe sans aucun doute, mais seulement si notre engagement à leur côté se fait avec une argumentation pour le socialisme.

Il y a partout à travers le monde de grands parallèles à faire avec la situation à laquelle les bolcheviks ont été confrontés, bien que les différences restent grandes. En Iraq aujourd’hui, par exemple, les marxistes sont confrontés à la tâche difficile de reconstruire des organisations ouvrières indépendantes et de mobiliser les travailleurs et les masses pauvres pour la défense de leurs droits, y compris le droit de s’organiser indépendamment des organisations islamiques dont le programme n’offre pas d’alternative aux masses irakiennes. Les leçons du 20ème siècle soulignent les dangers qu’encourent les socialistes s’ils renoncent à leur programme indépendant. Au Moyen-Orient en particulier, c’est l’échec des Partis communistes de masse à conduire la classe ouvrière au pouvoir qui a permis à l’islam politique de droite de l’emporter. Lors de la révolution iranienne de 1978-79, la classe ouvrière a dirigé un mouvement qui a renversé la monarchie brutale soumise à l’impérialisme. Le Parti communiste, “Toudeh”, était la plus grande force de gauche en Iran, mais il n’a pas poursuivi une politique ouvrière indépendante. Au lieu de cela, il a préféré s’associer à l’ayatollah Khomeini et lui donner le pouvoir “cadeau”, malgré le fait que le clergé tentait d’étouffer le mouvement ouvrier indépendant. Le résultat a été l’arrivée au pouvoir du régime de Khomeini, qui a écrasé le Toudeh et a assassiné les éléments les plus conscients de la classe ouvrière.

D’un autre côté, malgré les difficultés énormes auxquelles ils ont été confrontés, les bolcheviks ont donné un aperçu de la seule voie vers la libération (que ce soit la libération nationale ou encore religieuse) : la classe ouvrière mondiale unifiée autour d’un programme socialiste.

Les quatre-vingt ans qui ont suivi la contre-révolution stalinienne en Russie ont été un cauchemar d’oppression nationale pour les mêmes minorités qui avaient goûté à la libération durant les quelques années qui ont directement suivi la révolution. Le stalinisme d’abord, et le capitalisme aujourd’hui, ont poursuivi une oppression brutale pour toutes les minorités de la région. Après l’horreur de Beslan (en Tchétchénie), le danger d’une nouvelle guerre du Caucase est bien présent. La cruauté des preneurs d’otages de Beslan a choqué le monde à juste titre : nulle cause ne peut justifier de telles actions inhumaines. Néanmoins, il faut comprendre que les origines de la situation actuelle sont liées à l’horrible assujettissement du peuple tchétchène par les gouvernements russes successifs, avec 250 000 tués et la capitale, Grozny, complètement rasée. C’est l’incapacité complète du capitalisme au 21ème siècle à résoudre la question nationale qui va mener une nouvelle génération à redécouvrir le véritable héritage des bolcheviks.


Lors des manifestations au Caire, les chrétiens protégeaient
les musulmans pendant leurs prières

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Les bolcheviks et les femmes musulmanes

En Asie centrale, le JenOtdiel (Division femmes) menait campagne pour aller vers les paysannes opprimées du monde soviétique, souvent en prenant de grands risques. En Asie centrale, les militantes du Jenotdel organisaient des “yourtes rouges” (yourte = tente traditionnelle des éleveurs nomades) où les femmes de la région se voyaient offrir une formation à différents métiers, l’alphabétisation, une formation politique et ainsi de suite.

Cependant, vu l’isolement de la révolution, cette démarche n’a pas pu pleinement réussir (ni dans les régions musulmanes, ni dans le reste de l’Union soviétique) parce que la révolution, dans un pays économiquement arriéré, était incapable de fournir les moyens économiques et culturels nécessaires à la libération des femmes. Trotsky avait décrit la manière dont la nouvelle société envisageait de fournir des maternités, des crèches, des jardins d’enfants, des écoles, des cantines sociales, des laveries collectives, des stations de premiers secours, des hôpitaux, des sanatoriums, des organisations athlétiques, des théâtres, tous gratuits et de haute qualité pour donner à la femme et ainsi au couple amoureux une véritable libération des chaines d’oppression millénaires.
Mais il continuait d’expliquer : « Il s’avérait impossible de prendre d’assaut la vieille famille, non pas parce que la volonté manquait, ou parce que la famille était si fermement ancrée dans les cœurs des hommes. Au contraire, après une courte période de méfiance envers le gouvernement et ses crèches, jardins d’enfants et institutions comme celles-ci, les ouvrières et après elles les paysannes les plus avancées ont apprécié les avantages infinis de la prise en charge collective des enfants ainsi que de la socialisation de toute l’économie familiale. Malheureusement, la société était trop pauvre et trop peu cultivée. Les véritables ressources de l’État ne correspondaient pas aux plans et aux objectifs du Parti communiste. On ne peut pas “abolir” la famille, il faut la remplacer. La véritable libération des femmes est irréalisable sur la base de la “pénurie généralisée”. L’expérience prouvera bientôt cette austère vérité que Marx avait formulé quatre-vingt ans auparavant » (La Révolution trahie).
La “pénurie généralisée” était particulièrement aigüe en Asie centrale. Dans la pratique, cela signifiait que les femmes qui s’évadaient des situations familiales répressives étaient forcément confrontées à la famine, puisqu’elles n’avaient littéralement pas de moyens de soutien alternatifs. Même si les moyens économiques avaient existé pour libérer les femmes du fardeau domestique et leur permettre d’avoir un rôle économique indépendant, il n’y a pas de doute que le nouvel État ouvrier aurait toujours été confronté à de la résistance, particulièrement dans les régions économiquement arriérées où la classe ouvrière n’existait pas encore. Cependant, comme Trotsky l’a décrit, après une période, sur la base des ressources fournies, l’écrasante majorité en serait venue à comprendre les avantages de la libération des femmes.


Affiche de propagande du JenOtdiel pour l'alphabétisation :
« Si tu ne lis pas de livres, tu oublieras bientôt l'alphabet »

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