La face cachée d’un désastre socio-économique (acte 1)
Au
lendemain de l’alternance du pouvoir en Côte d’Ivoire, dans
les conditions que tout le monde sait, à partir d’avril 2011,
le peuple ivoirien a commencé à être bercé au son d’un nouveau
type de discours politique et socio-économique s’articulant autour
d’une certaine émergence du pays à l’horizon 2020. Vision
politico-économique ambitieuse et réaliste, communication politique
démagogique pour un pouvoir en quête de légitimité, ou
recomposition d’une oligarchie pernicieuse ? Le sens à
donner à cette construction rhétorique des gouvernants actuels,
servie sans modération, révèlera son véritable objectif inavoué
à la lumière du décryptage de l’effroyable réalité
socio-économique que subit le peuple ivoirien désemparé.
Dossier par notre camarade Bélo, CIO-CI
L'« émergence » c'est quoi ?
Depuis bientôt une décennie, le terme d’« émergence
économique » ou de « pays émergent » qui est
présenté comme modèle au citoyen lambda, d’ici comme d’ailleurs,
est celui des pays comme le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et
l’Afrique du Sud. Ces pays ont dans leur grande majorité
un PIB par habitant inférieur à celui des pays dits « développés »,
mais connaissent une croissance économique rapide,
permettant également une hausse du niveau de vie pour
toute une partie de la population et l'apparition de
structures économiques qui s'apparentent à celles des pays
développés.
Il
convient cependant de rappeler que ces bons indicateurs économiques
ne suffisent pas pour autant à faire de ces pays des « eldorado »
au vue des nombreux désagréments sociaux, économiques et
écologiques subis par leurs populations. La fameuse « hausse
du niveau de vie » n'est en réalité celle que d'une certaine
« classe moyenne », tandis que s'accroissent les
inégalités et le taux d'exploitation à des hauteurs records
– menaçant du même coup ces pays de graves troubles sociaux.
Enfin, il ne faut pas oublier que l'« émergence »
industrielle de ces pays est surtout le fruit de la délocalisation
massive de l'industrie européenne, américaine et japonaise vers ces
mêmes pays, à la recherche d'une main d'œuvre docile et bon marché mais aussi disciplinée et éduquée, et que la finalité
de leur production reste essentiellement l'exportation vers les
marchés des pays « développés » – et que vu la
baisse continue du pouvoir d'achat de la population de ces pays, la
production nationale manque de débouchés, ce qui entraine des
vagues de fermetures d'usines dans ces pays dits « émergents ». En terme de durabilité et d'indépendance, on a déjà vu mieux !
Qu'à
cela ne tienne, vu que ces pays sont régulièrement cités en tant
que modèle par les idéologues du néolibéralisme, entrer dans le
cercle privilégié de ces pays en s’inspirant de leur démarche
politique et socio-économique présentée comme cohérente,
fédératrice et productive apparait comme légitime aux yeux de
beaucoup de gens. L'« émergence » serait ainsi synonyme
d'infrastructures, de nouvelles technologies, d'un mieux-être, d'un
certain prestige pour les ressortissants des pays concernés… Bref,
le premier pas vers le stade de « pays développé » !
Et c’est à cet objectif que nos gouvernants de l’après
11 avril 2011 prétendent nous conduire en moins de 10 ans
– là où ces économies émergentes ont mis en moyenne un
demi siècle de réformes structurelles objectives et d’effort
national (sans compter que dans le cadre de la Russie ou de la Chine,
il a de plus fallu passer par la révolution socialiste avant de
revenir à une forme bâtarde de capitalisme « émergent »).
Alors,
le temps de deux quinquennats pour faire passer la Côte d’Ivoire
du rang de « pays pauvre très endetté » (PPTE) à celui
d’« émergent » apparait clairement comme la première
fente du voile qui dissimule ce funeste projet socio-économique :
un projet auquel devra se soumettre le peuple ivoirien en reniant la
velléité d’émancipations en tous genres qui l’a caractérisé
tout au long de la décennie passée. En dépit du recadrage subtil
par des alliés du régime actuel (tels que Christine Lagarde,
la directrice du Fonds monétaire international, lors de son voyage
en Côte d'Ivoire en janvier 2013) sur l’impossibilité
d’atteindre l'« émergence » à la date donnée, le
projet d’aveuglement du peuple ivoirien par ce discours démagogique
en vue de son avilissement socio-économique se poursuit.
Or,
la réalité socio-économique vécue par le peuple ivoirien atteste
du fait que, derrière le voile mortuaire du discours de l’émergence,
tout est savamment orchestré pour au contraire le précipiter
durablement dans l’immersion sociale et économique. Et cela au
regard de l’approche des gouvernants actuels face aux problèmes
structurels d’une économie volontairement extravertie, de la
formation des jeunes, de la question de l’emploi et de la
fiscalité, de la cherté de la vie, d’une insécurité
auto-entretenue et de l'absence de sécurité sociale.
L'« émergence » à la chinoise |
La
politique économique du « donner de la main droite pour
reprendre – au centuple – de la main gauche »
Quel
Ivoirien peut lever le doigt pour vanter l’impact positif sur le
quotidien des populations du point d’atteinte de l’initiative
PPTE ? Face à la situation économique désastreuse du moment,
des millions d’Ivoiriens ont la nette impression – et à
juste titre – que la grande propagande qui a accompagné le
point d’achèvement du processus d’annulation de la dette
financière du pays le 26 juin 2012 par la communauté
financière (en soutien à leur poulain maintenant aux affaires)
n'était qu'une diversion. Il fallait cacher cet autre objectif
inavoué, qui était celui de mettre en exécution un programme
d’accentuation de « l’extravertissement » de
l’économie ivoirienne, au profit d’« investisseurs
étrangers ».
Pour
rappel, avec l’atteinte du point d’achèvement de l’initiative
PPTE, la Côte d’Ivoire devrait en théorie pleinement
disposer des ressources financières autrefois destinées au
remboursement de la dette de l'État afin de les injecter dans son
développement propre et donc améliorer qualitativement la vie de sa
population. Mais, à la pratique, le peuple ivoirien n’a pas mis
longtemps à comprendre le sens de la rapidité avec laquelle ce
programme a été atteint, puisque, depuis le 11 avril 2011,
les puissances financières ont vu là une occasion inouïe pour
reprendre complètement la main sur une Côte d’Ivoire qui
semblait leur échoir depuis bientôt une quinzaine d’années.
À
titre d’exemple, le « Contrat désendettement développement »
(C2D), défini par le plus important et historique créancier de la
Côte d’Ivoire qu’est la France, est un programme qui impose
l’annulation des dettes en échange de marchés publics
équivalents. C’est sur la base de ce principe que tous les projets
de développement ficelés par le précédent gouvernement mais dont
les financements avaient été gelés savamment pour des prétextes
politiques et de droits de l’homme par ces soi-disant « partenaires
au développement », amis revendiqués de l’actuel chef de
l’État, ont été débloqués du jour au lendemain, sans attendre
que le contexte ne change véritablement.
Naturellement,
les projets les plus rentables sont revenus aux concepteurs du C2D
et à certains de leurs alliés, au détriment des entreprises
ivoiriennes majoritairement de petite taille et qui ne pouvaient
résister à l'épreuve des « appels d'offres ». Les cas
les plus éloquents sont celui du troisième pont d'Abidjan
(réalisé à hauteur de 124,6 milliards de FCA hors taxes)
et celui de l’échangeur du boulevard Valéry Giscard d’Estaing
(25 milliards pour la construction). Ces marchés ont été
obtenus par le grand groupe français Bouygues travaux publics,
soutenu par un consortium de prêteurs qui en assure la réalisation.
La
conséquence de telles pratiques est l’annonce de taux de
croissance (9,8 % en 2012) qui contrastent follement avec la
réalité socio-économique des populations, qui se plaignent de la
pauvreté exponentiellement croissante. Ainsi, selon
une étude de la Cellule d’analyse des politiques économiques du
Cires (Capec), qui cite le Programme des Nations-unies pour le
développement (Pnud), le taux de pauvreté en Côte d’Ivoire
était estimé à 61,5 % en 2011, contre 48,94 %
en 2010. C’est donc à juste titre
qu’on entend la population ivoirienne soupirer : « l’argent
ne circule pas ».
Il
ne pouvait en être autrement puisque les entreprises étrangères à
qui les nouveaux dirigeants ont octroyé ces marchés n’ont pas
obligation de faire fructifier leurs fonds dans le pays d'où elles
les pompent, mais préfèrent en faire le transfert dans leur pays
d’origine. Nos propos sont étayés par l’ordre des architectes
ivoiriens, lesquels s’exaspèrent d’être exclus du vaste marché
de reconstruction du pays au profit de groupes étrangers. Aucun
secteur d’activité économique n’est épargné par cette
conspiration économique contre le peuple ivoirien qui vise à le
maintenir dans la dépendance et l’assujettissement.
Paradoxalement, les gouvernants actuels semblent les seuls à croire
(enfin, à vous de voir…) à la création
d’un million d’emplois d'ici la fin de leur premier
quinquennat, alors qu’il reste moins d'un an pour faire ce
bilan.
La
crise de l’emploi accentuée par des politiques inappropriées et
par le phénomène du « rattrapage ethnique »
La
grande propagande que mènent les gouvernants actuels autour des
chiffres du chômage, qui serait selon eux en baisse (de 15,7 à
9,7 % entre 2008 et 2013), résiste peu aux réalités
de l’emploi en Côte d’Ivoire. En trois ans de pouvoir
RHDP, de nombreux emplois ont été supprimés par la
non reconnaissance des admis de plusieurs concours
antérieurement organisés tels que ceux de la police, des eaux et
forêts (2010), des greffiers (2009), etc. En outre, des travailleurs
ivoiriens sont jetés au chômage sous le prétexte odieux d’un
redressement des structures étatiques. Cela a commencé par le
palais de la présidence, pour s'étendre à la Radiodiffusion
télévision ivoirienne (RTI) (où sur 903 agents, 450 ont été
purement et simplement renvoyés ou mis à la retraite), à la
Société de transport abidjanais (Sotra) (300 agents renvoyés)…
Cette pratique s’est quasiment étendue à toutes les structures de
l’État.
Les
personnes victimes étaient le plus souvent considérées comme ayant
« collaboré » avec l’ancien pouvoir. La grande
déception vient du fait que les postes vacants sont systématiquement
pourvus par les sympathisants du régime actuel, malgré la
sous qualification avérée de nombre d'entre eux. Ainsi,
pendant que le concours d’entrée à l’École nationale
d’administration (ENA) reste suspendu depuis maintenant trois ans,
des recrutements directs dans l’administration publique sont
organisés tout azimuts.
Là
également, la part belle est faite aux anciens combattants de la
rébellion qu’on veut insérer et dont le nombre ne cesse de
s’accroitre. Ainsi, 2000 ex combattants ont été insérés
à la douane en 2013, 2000 autres ont intégrés le corps
des gardes pénitentiaires et 1000 ont rejoint les eaux et
forêts. Pendant ce temps, des milliers de diplômés sont
désespérément sans emploi. Toutes les structures de
l’administration ont reçu cette « nouvelle race » de
travailleurs sans concours ni tests.
Pendant
ce temps, aucune véritable politique de formation et d’insertion
n’existe pour la jeunesse ivoirienne. La seule restructuration du
système de formation digne de ce nom a été l’augmentation
exponentielle des frais de scolarité d’au moins 300 % dans
les universités publiques. Le mercantilisme a atteint ce système et
seuls les plus nantis ont désormais droits à une bonne formation.
Les écoles privées sont devenues des business rentables pour les
gouvernants qui n’encouragent plus la création d’établissements
publics.
Bref !
Le peuple ivoirien n’est pas dupe, car comme le dit un adage
populaire en Côte d’Ivoire : « Le poussin qui
deviendra un coq, on le reconnait déjà dès ses premiers pas ».
En lieu et place de l’atteinte de l'« émergence » à
l’horizon 2020, c’est plutôt à un pays économiquement
sinistré et à la société explosive que les Ivoiriens doivent
s’attendre d'ici là.
En attendant l'« émergence » |
Cette
contribution, qui n’est que l’« acte 1 » d'un dossier sur
l'« émergence » tant vantée, voulait juste attirer
l’attention de la population, victime collective de la propagande
de l’émergence, sur certains aspects économiques et de l’emploi.
Le second acte mettra quant à lui l’accent sur la cherté de
la vie, la fiscalité étouffante et l’insécurité
auto-entretenue.
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