vendredi 7 novembre 2014

Côte d'Ivoire : le voile mortuaire du discours de l'« émergence »

La face cachée d’un désastre socio-économique (acte 1)


Au lendemain de l’alternance du pouvoir en Côte d’Ivoire, dans les conditions que tout le monde sait, à partir d’avril 2011, le peuple ivoirien a commencé à être bercé au son d’un nouveau type de discours politique et socio-économique s’articulant autour d’une certaine émergence du pays à l’horizon 2020. Vision politico-économique ambitieuse et réaliste, communication politique démagogique pour un pouvoir en quête de légitimité, ou recomposition d’une oligarchie pernicieuse ? Le sens à donner à cette construction rhétorique des gouvernants actuels, servie sans modération, révèlera son véritable objectif inavoué à la lumière du décryptage de l’effroyable réalité socio-économique que subit le peuple ivoirien désemparé.

Dossier par notre camarade Bélo, CIO-CI



L'« émergence » c'est quoi ?

Depuis bientôt une décennie, le terme d’« émergence économique » ou de « pays émergent » qui est présenté comme modèle au citoyen lambda, d’ici comme d’ailleurs, est celui des pays comme le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud. Ces pays ont dans leur grande majorité un PIB par habitant inférieur à celui des pays dits « développés », mais connaissent une croissance économique rapide, permettant également une hausse du niveau de vie pour toute une partie de la population et l'apparition de structures économiques qui s'apparentent à celles des pays développés.

Il convient cependant de rappeler que ces bons indicateurs économiques ne suffisent pas pour autant à faire de ces pays des « eldorado » au vue des nombreux désagréments sociaux, économiques et écologiques subis par leurs populations. La fameuse « hausse du niveau de vie » n'est en réalité celle que d'une certaine « classe moyenne », tandis que s'accroissent les inégalités et le taux d'exploitation à des hauteurs records – menaçant du même coup ces pays de graves troubles sociaux. Enfin, il ne faut pas oublier que l'« émergence » industrielle de ces pays est surtout le fruit de la délocalisation massive de l'industrie européenne, américaine et japonaise vers ces mêmes pays, à la recherche d'une main d'œuvre docile et bon marché mais aussi disciplinée et éduquée, et que la finalité de leur production reste essentiellement l'exportation vers les marchés des pays « développés » – et que vu la baisse continue du pouvoir d'achat de la population de ces pays, la production nationale manque de débouchés, ce qui entraine des vagues de fermetures d'usines dans ces pays dits « émergents ». En terme de durabilité et d'indépendance, on a déjà vu mieux !

Qu'à cela ne tienne, vu que ces pays sont régulièrement cités en tant que modèle par les idéologues du néolibéralisme, entrer dans le cercle privilégié de ces pays en s’inspirant de leur démarche politique et socio-économique présentée comme cohérente, fédératrice et productive apparait comme légitime aux yeux de beaucoup de gens. L'« émergence » serait ainsi synonyme d'infrastructures, de nouvelles technologies, d'un mieux-être, d'un certain prestige pour les ressortissants des pays concernés… Bref, le premier pas vers le stade de « pays développé » ! Et c’est à cet objectif que nos gouvernants de l’après 11 avril 2011 prétendent nous conduire en moins de 10 ans – là où ces économies émergentes ont mis en moyenne un demi siècle de réformes structurelles objectives et d’effort national (sans compter que dans le cadre de la Russie ou de la Chine, il a de plus fallu passer par la révolution socialiste avant de revenir à une forme bâtarde de capitalisme « émergent »).

Alors, le temps de deux quinquennats pour faire passer la Côte d’Ivoire du rang de « pays pauvre très endetté » (PPTE) à celui d’« émergent » apparait clairement comme la première fente du voile qui dissimule ce funeste projet socio-économique : un projet auquel devra se soumettre le peuple ivoirien en reniant la velléité d’émancipations en tous genres qui l’a caractérisé tout au long de la décennie passée. En dépit du recadrage subtil par des alliés du régime actuel (tels que Christine Lagarde, la directrice du Fonds monétaire international, lors de son voyage en Côte d'Ivoire en janvier 2013) sur l’impossibilité d’atteindre l'« émergence » à la date donnée, le projet d’aveuglement du peuple ivoirien par ce discours démagogique en vue de son avilissement socio-économique se poursuit.

Or, la réalité socio-économique vécue par le peuple ivoirien atteste du fait que, derrière le voile mortuaire du discours de l’émergence, tout est savamment orchestré pour au contraire le précipiter durablement dans l’immersion sociale et économique. Et cela au regard de l’approche des gouvernants actuels face aux problèmes structurels d’une économie volontairement extravertie, de la formation des jeunes, de la question de l’emploi et de la fiscalité, de la cherté de la vie, d’une insécurité auto-entretenue et de l'absence de sécurité sociale.

L'« émergence » à la chinoise

La politique économique du « donner de la main droite pour reprendre – au centuple – de la main gauche »

Quel Ivoirien peut lever le doigt pour vanter l’impact positif sur le quotidien des populations du point d’atteinte de l’initiative PPTE ? Face à la situation économique désastreuse du moment, des millions d’Ivoiriens ont la nette impression – et à juste titre – que la grande propagande qui a accompagné le point d’achèvement du processus d’annulation de la dette financière du pays le 26 juin 2012 par la communauté financière (en soutien à leur poulain maintenant aux affaires) n'était qu'une diversion. Il fallait cacher cet autre objectif inavoué, qui était celui de mettre en exécution un programme d’accentuation de « l’extravertissement » de l’économie ivoirienne, au profit d’« investisseurs étrangers ».

Pour rappel, avec l’atteinte du point d’achèvement de l’initiative PPTE, la Côte d’Ivoire devrait en théorie pleinement disposer des ressources financières autrefois destinées au remboursement de la dette de l'État afin de les injecter dans son développement propre et donc améliorer qualitativement la vie de sa population. Mais, à la pratique, le peuple ivoirien n’a pas mis longtemps à comprendre le sens de la rapidité avec laquelle ce programme a été atteint, puisque, depuis le 11 avril 2011, les puissances financières ont vu là une occasion inouïe pour reprendre complètement la main sur une Côte d’Ivoire qui semblait leur échoir depuis bientôt une quinzaine d’années.

À titre d’exemple, le « Contrat désendettement développement » (C2D), défini par le plus important et historique créancier de la Côte d’Ivoire qu’est la France, est un programme qui impose l’annulation des dettes en échange de marchés publics équivalents. C’est sur la base de ce principe que tous les projets de développement ficelés par le précédent gouvernement mais dont les financements avaient été gelés savamment pour des prétextes politiques et de droits de l’homme par ces soi-disant « partenaires au développement », amis revendiqués de l’actuel chef de l’État, ont été débloqués du jour au lendemain, sans attendre que le contexte ne change véritablement.

Naturellement, les projets les plus rentables sont revenus aux concepteurs du C2D et à certains de leurs alliés, au détriment des entreprises ivoiriennes majoritairement de petite taille et qui ne pouvaient résister à l'épreuve des « appels d'offres ». Les cas les plus éloquents sont celui du troisième pont d'Abidjan (réalisé à hauteur de 124,6 milliards de FCA hors taxes) et celui de l’échangeur du boulevard Valéry Giscard d’Estaing (25 milliards pour la construction). Ces marchés ont été obtenus par le grand groupe français Bouygues travaux publics, soutenu par un consortium de prêteurs qui en assure la réalisation.

La conséquence de telles pratiques est l’annonce de taux de croissance (9,8 % en 2012) qui contrastent follement avec la réalité socio-économique des populations, qui se plaignent de la pauvreté exponentiellement croissante. Ainsi, selon une étude de la Cellule d’analyse des politiques économiques du Cires (Capec), qui cite le Programme des Nations-unies pour le développement (Pnud), le taux de pauvreté en Côte d’Ivoire était estimé à 61,5 % en 2011, contre 48,94 % en 2010. C’est donc à juste titre qu’on entend la population ivoirienne soupirer : « l’argent ne circule pas ».

Il ne pouvait en être autrement puisque les entreprises étrangères à qui les nouveaux dirigeants ont octroyé ces marchés n’ont pas obligation de faire fructifier leurs fonds dans le pays d'où elles les pompent, mais préfèrent en faire le transfert dans leur pays d’origine. Nos propos sont étayés par l’ordre des architectes ivoiriens, lesquels s’exaspèrent d’être exclus du vaste marché de reconstruction du pays au profit de groupes étrangers. Aucun secteur d’activité économique n’est épargné par cette conspiration économique contre le peuple ivoirien qui vise à le maintenir dans la dépendance et l’assujettissement. Paradoxalement, les gouvernants actuels semblent les seuls à croire (enfin, à vous de voir) à la création d’un million d’emplois d'ici la fin de leur premier quinquennat, alors qu’il reste moins d'un an pour faire ce bilan.

Les « grands chantiers de l'émergence » sont en permanence bloqués
par des mouvements de grève. Les travailleurs dénoncent les nombreuses
heures supplémentaires non payées et les salaires de misère.
Une « émergence » à la russe ou à la chinoise, vraiment !

La crise de l’emploi accentuée par des politiques inappropriées et par le phénomène du « rattrapage ethnique »

La grande propagande que mènent les gouvernants actuels autour des chiffres du chômage, qui serait selon eux en baisse (de 15,7 à 9,7 % entre 2008 et 2013), résiste peu aux réalités de l’emploi en Côte d’Ivoire. En trois ans de pouvoir RHDP, de nombreux emplois ont été supprimés par la non reconnaissance des admis de plusieurs concours antérieurement organisés tels que ceux de la police, des eaux et forêts (2010), des greffiers (2009), etc. En outre, des travailleurs ivoiriens sont jetés au chômage sous le prétexte odieux d’un redressement des structures étatiques. Cela a commencé par le palais de la présidence, pour s'étendre à la Radiodiffusion télévision ivoirienne (RTI) (où sur 903 agents, 450 ont été purement et simplement renvoyés ou mis à la retraite), à la Société de transport abidjanais (Sotra) (300 agents renvoyés)… Cette pratique s’est quasiment étendue à toutes les structures de l’État.

Les personnes victimes étaient le plus souvent considérées comme ayant « collaboré » avec l’ancien pouvoir. La grande déception vient du fait que les postes vacants sont systématiquement pourvus par les sympathisants du régime actuel, malgré la sous qualification avérée de nombre d'entre eux. Ainsi, pendant que le concours d’entrée à l’École nationale d’administration (ENA) reste suspendu depuis maintenant trois ans, des recrutements directs dans l’administration publique sont organisés tout azimuts.

Là également, la part belle est faite aux anciens combattants de la rébellion qu’on veut insérer et dont le nombre ne cesse de s’accroitre. Ainsi, 2000 ex combattants ont été insérés à la douane en 2013, 2000 autres ont intégrés le corps des gardes pénitentiaires et 1000 ont rejoint les eaux et forêts. Pendant ce temps, des milliers de diplômés sont désespérément sans emploi. Toutes les structures de l’administration ont reçu cette « nouvelle race » de travailleurs sans concours ni tests.

Pendant ce temps, aucune véritable politique de formation et d’insertion n’existe pour la jeunesse ivoirienne. La seule restructuration du système de formation digne de ce nom a été l’augmentation exponentielle des frais de scolarité d’au moins 300 % dans les universités publiques. Le mercantilisme a atteint ce système et seuls les plus nantis ont désormais droits à une bonne formation. Les écoles privées sont devenues des business rentables pour les gouvernants qui n’encouragent plus la création d’établissements publics.
Bref ! Le peuple ivoirien n’est pas dupe, car comme le dit un adage populaire en Côte d’Ivoire : « Le poussin qui deviendra un coq, on le reconnait déjà dès ses premiers pas ». En lieu et place de l’atteinte de l'« émergence » à l’horizon 2020, c’est plutôt à un pays économiquement sinistré et à la société explosive que les Ivoiriens doivent s’attendre d'ici là.

En attendant l'« émergence »

Cette contribution, qui n’est que l’« acte 1 » d'un dossier sur l'« émergence » tant vantée, voulait juste attirer l’attention de la population, victime collective de la propagande de l’émergence, sur certains aspects économiques et de l’emploi. Le second acte mettra quant à lui l’accent sur la cherté de la vie, la fiscalité étouffante et l’insécurité auto-entretenue.



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