Une société dirigée par une classe de guerriers propriétaires terriens
Nous
poursuivons notre série sur l'histoire marxiste avec ce quatrième
article, qui portera sur la société féodale européenne. Cette
société est particulièrement intéressante à étudier, car c'est
elle qui a créé les conditions de l'émergence de la classe
bourgeoise et donc, du capitalisme auquel nous sommes confrontés
actuellement.
La
société féodale était une société incroyablement complexe, dans
laquelle différentes classes et “états” s'affrontaient
régulièrement. En même temps, on a assisté au cours de cette
période à de très nombreuses avancées sur le plan technique et
culturel. C'est enfin une société qui fascine aujourd'hui de
nombreux auteurs de romans, de films et de jeux vidéo, de part son
côté “héroïque” ou “magique”. Il convient donc, en même
temps que nous nous penchons sur ce type de société, de procéder à
une démystification de cet âge de la “chevalerie”.
Origines
et nature de la classe féodale
Nous
avons vu lors de notre article précédent que la société
esclavagiste de l'Empire romain était arrivée dans une impasse
absolue. Toute l'Europe, l'Afrique du Nord et le Moyen-Orient étaient
drainés de leurs ressources au seul profit de la population de la
ville de Rome, remplie d'une classe prolétaire improductive et
parasitaire, soumise à une classe dirigeante sanguinaire et
corrompue, mangeant le fruit du travail de centaines de milliers
d'esclaves qui opéraient avec une technologie extrêmement
rudimentaire, tandis que se dégradait l'environnement, que la
population européenne déclinait, que des peuples entiers étaient
massacrés. Dans ce contexte, le seul espoir de salut pour beaucoup
de gens résidait dans l'unique croyance en une vie meilleure après
la mort, et que la religion chrétienne était remodelée afin de
servir les intérêts égoïstes de l'État impérial. Au sein de ce
système, aucune force n'existait qui aurait pu ouvrir la voie vers
un nouveau type de société. C'est pourquoi le système s'effondra
de lui-même, dans le chaos des invasions barbares.
De
nombreux peuples « barbares » : germaniques, slaves,
iraniens, ouraliens, altaïques ou berbères se massaient à
l'extérieur de l'Empire, vivant de raids sur les frontières
impériales ou se louant comme mercenaires pour protéger l'Empire de
ses nombreux ennemis. À un moment, la pression est devenue telle que
ces peuples ont déferlé sur les différentes provinces impériales,
pillant, violant et tuant, mais aussi s'accaparant de nouvelles
terres et dans de nombreux cas, s'installant en tant que nouveau
groupe dirigeant sur les territoires pris à l'Empire.
Souvent,
ces nouveaux dirigeants étaient accueillis par les populations
locales comme de véritables libérateurs : enfin, plutôt que
de transférer à Rome tout le produit du travail effectué en ces
régions, ces richesses allaient pouvoir servir à développer le
territoire qui les produisait. Dans de nombreux cas aussi, les
« barbares » ne connaissaient pas l'esclavage en tant
qu'institution et libéraient la population (même si celle-ci est
rapidement retombée dans une autre forme d'oppression, voir
ci-dessous). Beaucoup de ces nouveaux rois « barbares »
étaient déjà chrétiens ou se sont rapidement convertis au
christianisme afin de mieux se faire accepter des populations.
Année 498 : baptême du roi Clovis (Khlodowig) de la nation barbare des Francs. C'est ce peuple qui a donné son nom à la France. |
Ces
groupes de guerriers qui se sont taillé de nouveaux territoires en
asseyant leur autorité sur des structures héritées de l'Empire
romain (surtout l'Église) sont devenus la nouvelle classe
dirigeante : la classe féodale. Il s'agissait d'une classe qui
tirait l'essentiel de son autorité et de son prestige de sa force
militaire. En effet, la guerre était devenue totale sur l'ensemble
du continent européen, avec la création d'innombrables petits États
où des groupes de guerriers étaient naturellement portés au
pouvoir soit par désir de conquête ou de pillage, soit par souci de
protection de leur région contre les attaques des voisins. Dans
certains cas, les maitres de « villas » romaines
(plantations esclavagistes) se sont chargés de la défense de leur
territoire contre les envahisseurs barbares et sont ainsi eux-mêmes
devenus seigneurs locaux.
Même
là où les seigneurs locaux avaient conclu une paix de circonstance,
les attaques continuaient à venir de toutes parts, avec les raids
des Vikings (peuple guerrier venus de Suède et du Danemark qui
lançaient des offensives par la mer) ou ceux des Huns (une
confédération de peuples cavaliers nomades venus des plaines
d'Ukraine et du Kazakhstan). C'est également à la même période
qu'est survenu le djihâd lancé par Mahommed et ses descendants,
dont les troupes fanatiques venues d'Arabie se sont emparées de
toute l'Afrique du Nord, ont envahi l'Espagne et avaient
pris la moitié de la France avant d'être arrêtées et repoussées
par une coalition de guerriers chrétiens.
Les
différents guerriers locaux se sont donc rapidement vus contraints
de nouer des alliances militaires où l'un prêtait serment de
loyauté auprès d'un supérieur, lui promettant assistance contre
ses ennemis en cas de guerre. C'est ainsi que s'est instaurée petit
à petit la classe et l'État féodal, qui n'était autre qu'une
association de malfaiteurs grossiers, brutaux et sanguinaires
exploitant la population européenne majoritairement constituée de
paysans pauvres. Les alliances entre féodaux étaient de pure
circonstance : il n'était pas rare qu'un seigneur se retourne
contre son supérieur ou change d'alliance dès qu'il sentait le vent
tourner.
Le
morcellement et la guerre permanente
Dans
ce contexte, la notion de « pays » ou de « nation »
n'existait pas : ainsi, on a vu au moment de la guerre de
Cent Ans de nombreux seigneurs français décider subitement de
rompre leur alliance envers le roi de France pour se ranger du côté
du roi d'Angleterre. La population n'avait évidemment pas du tout
son mot à dire dans ce cadre. Pour la plupart des gens, le « pays »
finissait là où finissait le terrain de leur seigneur. Le fait
qu'il y ait un roi au-dessus de leur seigneur était un arrangement
purement personnel entre ces deux personnes – un
arrangement qui ne regardait aucunement ces populations.
C'est
dans ce contexte aussi qu'on a vu la langue latine se développer
rapidement en une multitude de dialectes et patois régionaux. Seuls
les seigneurs et les prêtres étaient capables de converser entre
eux en latin (ou dans un standard linguistique défini par leur roi),
tandis que le reste du peuple était privé d'une langue commune ou
se contentait d'un créole comme la lingua franca
des commerçants de la Méditerrannée.
La
« paix », précaire, ne durait que tant que les seigneurs
avaient un ennemi commun (comme les Musulmans, les Vikings, ou une
coalition opposée). Sitôt l'ennemi commun disparu, les conflits
locaux entre différents seigneurs voisins reprenaient, au grand dam
des habitants.
Cela
était d'autant plus le cas que pour un seigneur, la source de toute
richesse et de tout prestige venait de la propriété de la terre.
Lorsqu'un vieux seigneur décédait, il transmettait une partie de
ses terres à ses différents fils. Mais cela posait problème, car
on allait sans cesse vers un morcellement du territoire. On voit très
bien cela avec l'empereur Charlemagne. Charlemagne, qu'on peut
considérer comme le véritable fondateur de l'État féodal (au
9ème siècle), avait unifié son l'autorité de ses armées la
moitié de l'Europe, de l'Espagne à l'Allemagne en passant par
l'Italie. Mais à son décès, son empire a été naturellement coupé
en trois, pour pouvoir satisfaire chacun de ses petits-fils, qui ont
naturellement tout de suite commencé à se faire la guerre les uns
aux autres.
Petit
à petit, des institutions ont été mises en place pour assurer que
l'héritage ne serait transmis qu'à un seul des fils de chaque
seigneur (généralement le fils ainé). Mais que faire des autres
fils ? Tous étaient désireux de se trouver une terre, puisque
sans terre, ils n'étaient pas dignes de leur classe sociale. Ces
jeunes guerriers parcouraient donc les diverses provinces pour se
chercher auprès d'un seigneur qui aurait besoin d'eux dans son
armée. Si la guerre se passait bien et que de nouvelles terres
étaient conquises (aux dépens d'un voisin), le seigneur pouvait
accorder ces nouvelles terres aux plus méritants parmi les officiers
de son armée ; c'est ainsi que se constituaient de nouveaux
« fiefs ».
Il
fallait donc sans cesse aux différents seigneurs trouver des ennemis
à combattre afin de pouvoir trouver des terres pour leurs fils :
c'est tout d'abord à la lumière de cette analyse qu'il faut
comprendre des phénomènes comme les croisades en Palestine (qui
n'avaient donc rien à voir avec des « guerres de religion »,
mais dont le but était de trouver un ennemi commun pour exporter à
l'étranger la guerre permanente européenne et permettre aux jeunes
seigneurs d'aller se défouler sur les Arabes plutôt que sur leurs
propres frères et cousins).
La
propagande du féodalisme qui perdure de nos jours via les sculptures
des cathédrales gothiques et via les œuvres de fantasy (Le Seigneur
des Anneaux, etc.) cherche à nous présenter l'époque
féodale comme un « âge d'or » où des héros, guidés
par l'honneur et la foi, vivant dans des châteaux aux hautes
murailles, brandissant des épées étincelantes, se sacrifiaient
avec bravoure pour défendre les populations contre des armées de
monstres ou pour sauver des princesses des griffes de terribles
dragons. Mais en réalité, les monstres et les dragons n'ont jamais
existé. Et l'épée du chevalier n'a jamais servi à tuer que ses
propres frères et voisins et à assassiner sa propre population qui
souffrait pour le nourrir, lui et les brutes qui vivaient à sa cour.
Le
« moyen âge » européen
L'Empire
romain était un pays extrêmement centralisé où les différentes
provinces et villes se spécialisaient dans tel ou tel type de
production, pour la plus grande gloire de Rome. À la chute de
l'Empire et vu l'état de guerre permanente à tous les niveaux, tous
les moyens de communication et de transport se sont retrouvés
complètement abandonnés. L'économie a été soudainement
décentralisée et chaque petit territoire s'est retrouvé contraint
de tout produire pour son propre compte : nourriture, vêtements,
meubles, outils, véhicules, etc. Beaucoup de villes qui existaient à
l'époque romaine ont été abandonnées car les réseaux qui
permettaient leur approvisionnement en nourriture et matières
premières avaient disparu. La ville de Rome elle-même est
rapidement passée d'une population de 1 million à à peine
30 000 habitants. Le système féodal était donc un système avant
tout basé sur la campagne.
Là
où un seigneur détenait une portion de territoire suffisamment
large et stable pour permettre leur approvisionnement, d'autres
villes se sont constituées, souvent autour de camps militaires ou
autour d'anciennes « villas » (d'où le nom français de
« ville », alors que le mot latin était « civitas »).
La population se regroupait autour d'un lieu fortifié où se
réfugier en cas d'attaque : le château du seigneur. En même
temps, c'est là qu'on rangeait les récoltes et tous les stocks de
biens qu'il fallait protéger des pillages ou qui permettaient à la
population de tenir en cas de siège. Fort logiquement, donc, puisque
le château et l'armée étaient la propriété du seigneur, et que
le territoire avoisinant qui lui appartenait, avec tous ses
habitants, était sous sa protection, il a été établi que toute
personne vivant sur ce territoire était redevable envers ce
seigneur. Ainsi a été institué le « servage », la
nouvelle forme d'exploitation féodale.
Le
servage est différent de l'esclavage en le sens que le « serf »
était libre de sa personne et pouvait bénéficier lui-même du
fruit de son travail. Mais le serf vivant sur le territoire d'un
seigneur, qui non seulement le protège mais qui en plus détient et
gère l'ensemble des stocks et des infrastructures, il se voyait
contraint de payer un loyer envers ce seigneur pour avoir le droit de
vivre sur ses terres. Dans de nombreux cas d'ailleurs, le serf
n'avait pas le droit de déménager sans l'autorisation du seigneur
et toute tentative de fuir était sévèrement punie.
Le
loyer au seigneur prenait différentes formes : tout d'abord le
serf, qui était libre d'utiliser la parcelle qui lui était allouée,
devait reverser une certaine partie de sa récolte à son seigneur
(de même que les planteurs aboussans en Côte d'Ivoire
reversent les deux tiers de leur récolte à leur
propriétaire) ; ensuite, il était tenu de participer à un
certain nombre de jours de travail gratuits sur la terre du
seigneur ; aussi, comme le seigneur jouissait du monopole des
infrastructures villageoises (moulin, four, forge, marché, etc.), le
serf se voyait obligé d'utiliser ces infrastructures, en payant une
taxe d'utilisation également.
Des
taxes étaient également appliquées sur la taille des maisons, le
nombre d'enfants, d'animaux, pour pouvoir collecter le bois dans la forêt du seigneur, pour pouvoir faire paitre ses animaux sur le pré du seigneur, etc. au gré de
l'envie du seigneur, en plus de réquisitions de toutes sortes pour divers prétextes (blé, animaux, jeunes gens pour l'armée du seigneur, etc.). L'accès à chaque petit territoire détenu par
chaque petit seigneur était en outre gardé par des barrages où il
fallait encore payer diverses taxes de passage en fonction du type de
cargaison, du nombre de personnes, etc. Le seigneur s'arrogeait aussi
souvent le droit de « première nuit » avec chaque jeune
fille qui se mariait dans son village !
Dans ce village, il y a un seul four qui est le four du seigneur. Celui-ci est gardé par des soldats tandis que les gens font la file pour pouvoir l'utiliser |
À
l'époque donc, l'objet de la lutte de classes qui s'opérait entre
les seigneurs et les serfs portait sur le montant des taxes, le
nombre de journées de travail gratuites à prester, etc. Dans
certains cas, les désaccords menaient à de véritables révoltes de
serfs où la population s'armait de fourches, pelles et pioches pour
lyncher leur seigneur et incendier son château. Parfois, ces
révoltes prenaient une ampleur nationale. Presque à tous les coups
cependant, elles étaient matées dans le sang et leurs dirigeants,
cruellement torturés et exécutés.
Cependant,
le serf se trouvait dans une bien meilleure position que l'esclave de
l'époque antique, dans le sens où il était libre de travailler
comme bon lui semblait (dans la limite de sa condition soumise à
l'autorité du seigneur) et de bénéficier du fruit de son propre
travail (en fonction de ce qu'il parvenait à garder après versement
des diverses taxes). D'ailleurs, sur le plan politique, les serfs étaient la plupart du temps relativement libres et géraient eux-mêmes leurs communautés villageoises en assemblée générale. Le seigneur se contentait de surveiller tout ce que faisait ce petit monde en n'intervenant qu'en cas de nécessité, tant que tout le monde payait ses impôts sans rechigner.
La très grande autonomie dont jouissaient les serfs par rapport aux esclaves, et le fait qu'ils avaient un intérêt direct à accroitre la productivité de leur travail et de leur lopin de terre, fait que le « moyen âge » européen a été une période de très grandes avancées sur le plan technique. Il est vrai qu'à cette période, on n'a pas vu un fleurissement des arts, de la philosophie ou des grands travaux d'infrastructure comme à l'époque romaine ou grecque, mais à l'échelle de l'économie, on voit tout d'abord une intensification du travail de la terre, avec l'utilisation d'engrais, de rotation des terres, l'adoption de lourdes charrues tirées par des chevaux, le défrichement de larges espaces de forêt…
La très grande autonomie dont jouissaient les serfs par rapport aux esclaves, et le fait qu'ils avaient un intérêt direct à accroitre la productivité de leur travail et de leur lopin de terre, fait que le « moyen âge » européen a été une période de très grandes avancées sur le plan technique. Il est vrai qu'à cette période, on n'a pas vu un fleurissement des arts, de la philosophie ou des grands travaux d'infrastructure comme à l'époque romaine ou grecque, mais à l'échelle de l'économie, on voit tout d'abord une intensification du travail de la terre, avec l'utilisation d'engrais, de rotation des terres, l'adoption de lourdes charrues tirées par des chevaux, le défrichement de larges espaces de forêt…
En
même temps aussi, on voit se développer la mécanique afin
d'économiser la force de travail des techniciens : c'est
l'arrivée sur tout le territoire des moulins à eau, à vent et à
énergie humaine, qui permettent de moudre le grain, d'activer les
fournaux des forges, de faire monter des charges, etc. Tous ces
outils sophistiqués n'auraient jamais pu être employés par les
esclaves de l'époque antique qui sabotaient la
production et de maltraiter l'outil, contrairement au serf ou à
l'artisan du moyen âge, qui récupérait le fruit de son
travail.
On
voit aussi arriver de nouvelles techniques de construction, surtout
au niveau des édifices religieux : c'est le cas des splendides
cathédrales gothiques comme celle de Notre-Dame de Paris,
recouvertes de sculptures et de vitraux, fruit du travail de nombreux
artisans. Dans le domaine de la navigation, on invente la boussole. Dans le domaine militaire, l'arbalète puis la poudre à canon, ainsi que divers engins de siège.
Toutes ces inventions pavent petit à petit la voie pour la révolution industrielle qui surviendra bien plus tard.
Toutes ces inventions pavent petit à petit la voie pour la révolution industrielle qui surviendra bien plus tard.
Fonctionnement d'un moulin à eau médiéval : l'eau de la rivière fait tourner une roue qui elle-même fait tourner la meule qui moud le blé en farine |
L'État
féodal
Tous
les éléments évoqués ci-dessus en ce qui concerne la condition
des serfs montrent qu'en fait, la société féodale dans la
pratique, loin des images glorieuses des films d'histoire
romantiques, n'était qu'une société de racket institutionnalisé à
grande échelle et par la force des armes, où ceux qui refusaient
d'obtempérer étaient passés à tabac par les soldats du seigneur.
En réalité, tout cela n'était guère différent de ce qu'on a vu
avec les « com'zones » en Côte d'Ivoire, et de ce
qu'on voit encore dans de nombreuses régions où dozos et FRCI font
la loi dans notre pays.
Mais
il y a une différence fondamentale. Dans le cas de la société
moderne ivoirienne, la majorité de la population comprend bien que
cette situation de vol à ciel ouvert est anormale, barbare, qu'il
s'agit d'une rupture avec l'ordre civilisé des choses, qui n'est
autre que la conséquence de la guerre civile qui a ravagé notre
pays, en attendant, en espérant un retour à la « normalité ».
Mais dans le cadre du système féodal, c'est cet état de fait, ce
même état de sauvagerie, qui était la normalité, pour des
millions de gens, de génération en génération, pendant plus d'un
millier d'années, à l'échelle de tout le territoire européen et
même au-delà.
Comment
s'est-on pris pour convaincre les gens de cette « normalité » ?
C'est que comme tout système économique et politique, le féodalisme
avait développé toute une idéologie et toute une propagande afin
de justifier son règne et son oppression et de la rendre acceptable
par le peuple.
Le
lien qui unissait le serf (ou plutôt, la communauté des serfs) à son seigneur était un lien de
protection d'une part, de soumission et de loyauté d'autre part. En
même temps que le seigneur offrait une protection physique,
l'idéologie officielle le présentait comme apportant une protection
morale et spirituelle. C'est donc une fois encore la religion qui a
été utilisée pour justifier l'exploitation et l'ordre des choses :
« Seigneur, donne-nous notre pain de ce jour ». Le
seigneur local était lui-même soumis à un seigneur plus puissant
(qui pouvait porter le titre de baron, comte, marquis, duc, roi…
selon la hiérarchie) auquel il jurait fidélité en échange de sa
protection, et ainsi de suite. Le roi se tenait au sommet de cette
pyramide mais est lui-même soumis au « roi du ciel » :
Dieu, auquel il jurait fidélité… en échange de sa protection.
Schéma de la pyramide médiévale, où chaque échelon « protège et abrite » l'échelon inférieur qui le sert |
Il
s'agissait d'une protection mystique contre les maladies, les
intempéries, les mauvaises récoltes, les attaques de barbares
(souvent considérés comme des envoyés du Diable), les sorciers,
etc. Et c'est pourquoi nul ne devait contester l'autorité du roi et
de la classe féodale, dite « noble », sous peine
d'attirer le courroux de Dieu.
En même temps, le roi n'avait pas un pouvoir absolu sur ses sujets : son armée était composée de toutes les armées des différents seigneurs qui lui avaient prêté serment. Il se devait donc de contenter ses vassaux pour éviter une révolte contre lui. Chaque seigneurie jouait ainsi le rôle de mini-État dans le cadre global.
En même temps, le roi n'avait pas un pouvoir absolu sur ses sujets : son armée était composée de toutes les armées des différents seigneurs qui lui avaient prêté serment. Il se devait donc de contenter ses vassaux pour éviter une révolte contre lui. Chaque seigneurie jouait ainsi le rôle de mini-État dans le cadre global.
La
classe féodale s'est donc arrogé une responsabilité sociale et
s'est petit à petit entourée d'une aura de « noblesse »,
selon un code de l'honneur et de la « chevalerie » qui
mettait en avant sa fonction protectrice : protéger les
faibles, respecter la parole donnée, ne pas trahir son supérieur,
ne pas fuir devant l'ennemi, entretenir les infrastructures
villageoises, rendre justice aux citoyens, etc.
Cela
allait de pair avec de nombreuses fonctions symboliques : ainsi,
de part sa valeur au combat et notamment la chasse, le seigneur
défendait la population des « monstres » qui la
terrorisaient ou du moins qui posaient un risque pour l'agriculture
(loups, ours, renards, sangliers…). Les seigneurs organisaient
régulièrement des spectacles où ils pouvaient étaler leurs
compétences guerrières devant la foule et se mesurer les uns aux
autres de manière symbolique : c'étaient les joutes et
nombreux tournois de « chevalerie ».
Joute chevaleresque où s'affrontent les différents seigneurs pour se distraire, mais aussi gagner des prix et de l'influence auprès de leurs supérieurs |
Pour
soutenir cette idéologie, toute une structure a été mise en
place : l'Église chrétienne, directement héritée de l'Empire romain. Chaque village avait son curé,
qui dépendait d'un évêque, lui-même soumis à l'autorité du
pape. Les prêtres, moines et clercs occupaient l'ensemble des
fonctions intellectuelles en plus de leur rôle religieux. Les
érudits, les scientifiques, les philosophes, les agronomes, les
médecins, les ingénieurs, les botanistes et les architectes :
toutes ces fonctions étaient soumises au contrôle de l'Église,
occupées par des moines de divers ordres. La plupart des grandes
avancées de l'époque ont été le fait de religieux, ou du moins de
personnes éduquées par des religieux.
Les
moines avaient en outre le monopole de la sauvegarde et de la
diffusion du savoir. Eux seuls recopiaient à la main, de jour en
jour, les livres tels que la Bible ou les textes hérités des grands
penseurs grecs, romains ou arabes. La plupart des écoles se
trouvaient dans les monastères ; les maitres chargés
d'enseigner aux jeunes seigneurs étaient des moines. De même, les
premières universités européennes (Louvain, Bologne…) ont été
créées directement par l'Église pour y donner des cours de
théologie, droit et médecine, avant de s'ouvrir petit à petit à
d'autres branches.
Les
monastères détenaient généralement leurs propres territoires, sur
lesquels vivaient des serfs qui étaient protégés par et
accordaient leur travail directement au groupe de moines et à l'abbé
du monastère, qui remplaçait ainsi le seigneur local. Certains
évêques possédaient leur propre château sur leurs propres terres.
Classe féodale et structure de l'Église étaient étroitement
liées : il était de tradition pour les familles de seigneurs
de placer leurs plus jeunes fils dans la hiérarchie de l'Église ;
les intrigues entre différents clans féodaux se poursuivait ainsi
au sein des monastères et des diocèses.
Le
féodalisme dans les villes
La
structure féodale qui s'étendait sur les campagnes avait son reflet
dans les villes, qui formaient souvent des micro-sociétés ou
micro-États au sein du système féodal dominant. Si dans un premier
temps, les habitants des villes (artisans, commerçants,
fonctionnaires, intellectuels…) étaient des serfs qui devaient
rendre des comptes à leur seigneur, petit à petit, ces habitants se
sont structurés en groupes d'intérêt de sorte à ne plus devoir
payer qu'une taxe collective au seigneur via leur comité, payée
soit en marchandises, soit en or, ou à acheter la liberté de la
ville, qui n'avait dès lors plus de comptes à rendre qu'au roi.
À
l'époque, les villes s'appelaient souvent des « bourgs ».
Ses habitants s'appelaient donc les « bourgeois ». Il y
avait des grands bourgeois et des petits bourgeois. Mais tous étaient
bourgeois, aux yeux des serfs et des seigneurs, puisqu'ils vivaient
dans un « bourg ». Le terme de « bourgeois »
n'avait donc pas la même signification qu'il a à l'heure actuelle,
même si notre bourgeoisie capitaliste actuelle est l'héritière
directe des bourgeois (artisans et commerçants) des villes du
moyen âge.
Vu
la plus grande liberté et la prospérité dont jouissaient les
habitants des villes, beaucoup de serfs tentaient de s'y réfugier.
Cet exode rural nuisait aux populations des villes comme aux
seigneurs. C'est pourquoi en même temps les seigneurs interdisaient
à leurs serfs de déménager sans leur autorisation, les citadins
mettaient en place des institutions destinées à réguler le nombre
d'habitants dans leur ville.
C'est
ainsi que sont nées les diverses corporations. En régime
corporatif, la « libre entreprise » n'existait pas. Pour
pouvoir ouvrir son atelier ou sa boutique, l'artisan ou le commerçant
devait obtenir l'autorisation de sa corporation. Le nombre de places
était limité. Si quelqu'un décidait par exemple d'ouvrir un
atelier de tailleur sans l'autorisation de la corporation des
tailleurs, les gens de la corporation venaient illico
fermer son atelier, par la force des mains s'il le fallait. En outre,
l'entrée dans tel ou tel « corps de métier » était
généralement réservé à des personnes qui avaient fait leur
preuve en tant qu'apprenti pour un maitre-artisan membre de la
corporation. L'apprenti jure fidélité à un maitre qui lui offre sa
protection… C'est la structure féodale, adaptée à l'échelle urbaine.
Avoir
un métier était quelque chose de très important, vu qu'on ne
pouvait pas se lancer dans un métier comme bon vous semblait. C'est
pourquoi de nombreux artisans transmettaient leur métier (et leur
atelier) de père en fils pendant des générations…de nouveau,
copiant à leur échelle la tradition féodale des seigneurs, avec l'atelier ou la boutique en guise de « fief ».
Les
corporations n'organisaient pas seulement le travail, mais aussi la
police, les marchés, les mariages… La défense de la ville était
organisée en fonction des forces reconnues des différents métiers :
les bouchers aux gros bras portaient des haches, les tailleurs aux
fins doigts tiraient à l'arc, etc. Les corporations étaient gérées par assemblées de leurs membres. Puis, les maitres des corporations se
réunissaient entre eux pour gérer les affaires de la ville au sein
du « conseil bourgeois » et nommaient un président (ou
« bourgmestre ») et divers porte-paroles pour les
représenter auprès des seigneurs, du roi, ou des bourgeois des
autres villes.
Certaines villes particulièrement prospères sont même devenues de véritables républiques complètement indépendantes et dirigeant leur propre petit empire : c'est le cas des villes italiennes comme Venise et Gênes (qui fondaient des colonies et comptoirs jusqu'en Ukraine et Turquie). D'autres villes entraient en association pour fonder de véritables confédérations qui détenaient un grand pouvoir : ainsi, l'alliance des villes d'Europe du Nord (Hambourg, Stockholm, Cologne, Riga…) appelée la « Ligue hanséatique » (ou la « Hanse »), qui disposait de nombreux comptoirs partout en Europe (Londres, Novgorod, Bruges, Anvers…).
Certaines villes particulièrement prospères sont même devenues de véritables républiques complètement indépendantes et dirigeant leur propre petit empire : c'est le cas des villes italiennes comme Venise et Gênes (qui fondaient des colonies et comptoirs jusqu'en Ukraine et Turquie). D'autres villes entraient en association pour fonder de véritables confédérations qui détenaient un grand pouvoir : ainsi, l'alliance des villes d'Europe du Nord (Hambourg, Stockholm, Cologne, Riga…) appelée la « Ligue hanséatique » (ou la « Hanse »), qui disposait de nombreux comptoirs partout en Europe (Londres, Novgorod, Bruges, Anvers…).
Cette
unité des habitants des villes face au règne des seigneurs à
l'extérieur s'exprimait aussi par l'existence de diverses fêtes et
rituels visant à célébrer cette unité. C'est notamment le cas avec les carnavals, fêtes où seuls pouvaient prendre part les gens nés « endéans les murailles de la ville »
et où les habitants dansaient couverts de masques et de costumes, qui symbolisaient la prospérité, l'égalité et l'unité des différents bourgeois
de la ville – le bourgeois individuel perdait ainsi son identité
derrière le masque, pour devenir un personnage collectif.
Le
prolétariat féodal
Qu'en
était-il du « prolétariat » ? Nous avons vu qu'à
l'époque esclavagiste, le prolétariat était une classe dénuée de
tous moyens de production mais qui était purement parasitaire et ne
participait pas au travail de production, vu que ce travail était
réalisé par des esclaves et que de ce fait, il prenait un caractère
répugnant ; le prolétariat antique n'avait donc rien d'une
classe révolutionnaire et vivait tout entière au crochet de l'État
esclavagiste.
À
l'époque féodale, le prolétariat était toujours l'ensemble des
personnes dénuées de tout moyen de production, mais il s'agissait
d'une classe minoritaire et extrêmement précaire, constituée la
plupart du temps de manœuvres contraints de louer leur force de
travail au jour le jour, pour tel ou tel chantier, ou tel ou tel
artisan ou commerçant, en tant que « petit gombo ». Ce
prolétariat était loin de contrôler les leviers de la production
comme le prolétariat moderne sous le capitalisme, puisqu'à l'époque
féodale, le gros du travail était réalisé par les serfs et par
les artisans.
En
tant que prolétaires, ils n'avaient souvent pas accès à la
propriété ni d'une terre, ni d'une maison, se voyaient contraints
de mener une existence de vagabonds, allant d'une ville à l'autre,
et se voyaient souvent chassés, enfermés ou exécutés pour le
simple fait d'être prolétaires et donc « libres » – ce
qui représentait une grave injure aux yeux du système féodal.
Bilan
de la lutte des classes sous le féodalisme
Comme
nous l'avons montré, la lutte de la population à l'époque féodale
n'avait la plupart du temps pas pour but de « chasser les
bandits qui nous volent » pour les remplacer par un pouvoir
civil et un État de droit. Car nous le répétons, pour les gens,
cet état de racket permanent et institutionnalisé représentait aux
yeux de la population la « normalité » : personne
ne pouvait imaginer qu'il puisse en être autrement ! Donc,
cette lutte se contentait de discuter, de négocier avec ces bandits,
ces seigneurs, pour les convaincre de voler un peu moins, de faire un
peu moins la guerre, et de laisser un peu plus à manger au peuple.
Ce
n'est qu'avec la montée en puissance de la bourgeoisie en tant que
classe, aux 16ème, 17ème et surtout 18ème siècles, que la
population a commencé à pouvoir rêver d'un pouvoir, d'une société
gérée par des civils, où chacun pourrait aller librement, choisir
lui-même sa propre activité économique et jouir pleinement du
fruit de son travail – un processus qui a culminé avec la
grande révolution française de 1789 et l'arrivée au pouvoir
de la bourgeoisie, qui a en même temps instauré le système
capitaliste que nous connaissons aujourd'hui.
D'où
est venue la bourgeoisie, comment a-t-elle créé les institutions de
classe qui ont permis son émancipation, comment est né le
capitalisme, et en quoi ce système capitaliste était-il
progressiste dans sa première phase avant de murir, pourrir, et d'en
arriver à sa longue agonie actuelle – c'est ce que nous
allons voir dans les prochains articles de cette série sur
l'histoire marxiste.
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