jeudi 13 novembre 2014

Théorie : Histoire marxiste 4 : la société féodale

Une société dirigée par une classe de guerriers propriétaires terriens


Nous poursuivons notre série sur l'histoire marxiste avec ce quatrième article, qui portera sur la société féodale européenne. Cette société est particulièrement intéressante à étudier, car c'est elle qui a créé les conditions de l'émergence de la classe bourgeoise et donc, du capitalisme auquel nous sommes confrontés actuellement.

La société féodale était une société incroyablement complexe, dans laquelle différentes classes et “états” s'affrontaient régulièrement. En même temps, on a assisté au cours de cette période à de très nombreuses avancées sur le plan technique et culturel. C'est enfin une société qui fascine aujourd'hui de nombreux auteurs de romans, de films et de jeux vidéo, de part son côté “héroïque” ou “magique”. Il convient donc, en même temps que nous nous penchons sur ce type de société, de procéder à une démystification de cet âge de la “chevalerie”.


Origines et nature de la classe féodale

Nous avons vu lors de notre article précédent que la société esclavagiste de l'Empire romain était arrivée dans une impasse absolue. Toute l'Europe, l'Afrique du Nord et le Moyen-Orient étaient drainés de leurs ressources au seul profit de la population de la ville de Rome, remplie d'une classe prolétaire improductive et parasitaire, soumise à une classe dirigeante sanguinaire et corrompue, mangeant le fruit du travail de centaines de milliers d'esclaves qui opéraient avec une technologie extrêmement rudimentaire, tandis que se dégradait l'environnement, que la population européenne déclinait, que des peuples entiers étaient massacrés. Dans ce contexte, le seul espoir de salut pour beaucoup de gens résidait dans l'unique croyance en une vie meilleure après la mort, et que la religion chrétienne était remodelée afin de servir les intérêts égoïstes de l'État impérial. Au sein de ce système, aucune force n'existait qui aurait pu ouvrir la voie vers un nouveau type de société. C'est pourquoi le système s'effondra de lui-même, dans le chaos des invasions barbares.

De nombreux peuples « barbares » : germaniques, slaves, iraniens, ouraliens, altaïques ou berbères se massaient à l'extérieur de l'Empire, vivant de raids sur les frontières impériales ou se louant comme mercenaires pour protéger l'Empire de ses nombreux ennemis. À un moment, la pression est devenue telle que ces peuples ont déferlé sur les différentes provinces impériales, pillant, violant et tuant, mais aussi s'accaparant de nouvelles terres et dans de nombreux cas, s'installant en tant que nouveau groupe dirigeant sur les territoires pris à l'Empire.

Souvent, ces nouveaux dirigeants étaient accueillis par les populations locales comme de véritables libérateurs : enfin, plutôt que de transférer à Rome tout le produit du travail effectué en ces régions, ces richesses allaient pouvoir servir à développer le territoire qui les produisait. Dans de nombreux cas aussi, les « barbares » ne connaissaient pas l'esclavage en tant qu'institution et libéraient la population (même si celle-ci est rapidement retombée dans une autre forme d'oppression, voir ci-dessous). Beaucoup de ces nouveaux rois « barbares » étaient déjà chrétiens ou se sont rapidement convertis au christianisme afin de mieux se faire accepter des populations.

Année 498 : baptême du roi Clovis (Khlodowig) de la nation barbare des Francs.
C'est ce peuple qui a donné son nom à la France.

Ces groupes de guerriers qui se sont taillé de nouveaux territoires en asseyant leur autorité sur des structures héritées de l'Empire romain (surtout l'Église) sont devenus la nouvelle classe dirigeante : la classe féodale. Il s'agissait d'une classe qui tirait l'essentiel de son autorité et de son prestige de sa force militaire. En effet, la guerre était devenue totale sur l'ensemble du continent européen, avec la création d'innombrables petits États où des groupes de guerriers étaient naturellement portés au pouvoir soit par désir de conquête ou de pillage, soit par souci de protection de leur région contre les attaques des voisins. Dans certains cas, les maitres de « villas » romaines (plantations esclavagistes) se sont chargés de la défense de leur territoire contre les envahisseurs barbares et sont ainsi eux-mêmes devenus seigneurs locaux.

Même là où les seigneurs locaux avaient conclu une paix de circonstance, les attaques continuaient à venir de toutes parts, avec les raids des Vikings (peuple guerrier venus de Suède et du Danemark qui lançaient des offensives par la mer) ou ceux des Huns (une confédération de peuples cavaliers nomades venus des plaines d'Ukraine et du Kazakhstan). C'est également à la même période qu'est survenu le djihâd lancé par Mahommed et ses descendants, dont les troupes fanatiques venues d'Arabie se sont emparées de toute l'Afrique du Nord, ont envahi l'Espagne et avaient pris la moitié de la France avant d'être arrêtées et repoussées par une coalition de guerriers chrétiens.

Les différents guerriers locaux se sont donc rapidement vus contraints de nouer des alliances militaires où l'un prêtait serment de loyauté auprès d'un supérieur, lui promettant assistance contre ses ennemis en cas de guerre. C'est ainsi que s'est instaurée petit à petit la classe et l'État féodal, qui n'était autre qu'une association de malfaiteurs grossiers, brutaux et sanguinaires exploitant la population européenne majoritairement constituée de paysans pauvres. Les alliances entre féodaux étaient de pure circonstance : il n'était pas rare qu'un seigneur se retourne contre son supérieur ou change d'alliance dès qu'il sentait le vent tourner.

Un chevalier prête serment d'allégeance à son suzerain
et reçoit son épée au cours d'une cérémonie

Le morcellement et la guerre permanente

Dans ce contexte, la notion de « pays » ou de « nation » n'existait pas : ainsi, on a vu au moment de la guerre de Cent Ans de nombreux seigneurs français décider subitement de rompre leur alliance envers le roi de France pour se ranger du côté du roi d'Angleterre. La population n'avait évidemment pas du tout son mot à dire dans ce cadre. Pour la plupart des gens, le « pays » finissait là où finissait le terrain de leur seigneur. Le fait qu'il y ait un roi au-dessus de leur seigneur était un arrangement purement personnel entre ces deux personnes – un arrangement qui ne regardait aucunement ces populations.

C'est dans ce contexte aussi qu'on a vu la langue latine se développer rapidement en une multitude de dialectes et patois régionaux. Seuls les seigneurs et les prêtres étaient capables de converser entre eux en latin (ou dans un standard linguistique défini par leur roi), tandis que le reste du peuple était privé d'une langue commune ou se contentait d'un créole comme la lingua franca des commerçants de la Méditerrannée.

La « paix », précaire, ne durait que tant que les seigneurs avaient un ennemi commun (comme les Musulmans, les Vikings, ou une coalition opposée). Sitôt l'ennemi commun disparu, les conflits locaux entre différents seigneurs voisins reprenaient, au grand dam des habitants.

L'Europe en l'an 814 : en jaune : empire de Charlemagne ;
en vert : califats musulmans et attaques des Maures
en rouge : raids de barbares vikings
en violet : raids de cavaliers magyars
en rose : restes de l'Empire romain (Empire byzantin)

Cela était d'autant plus le cas que pour un seigneur, la source de toute richesse et de tout prestige venait de la propriété de la terre. Lorsqu'un vieux seigneur décédait, il transmettait une partie de ses terres à ses différents fils. Mais cela posait problème, car on allait sans cesse vers un morcellement du territoire. On voit très bien cela avec l'empereur Charlemagne. Charlemagne, qu'on peut considérer comme le véritable fondateur de l'État féodal (au 9ème siècle), avait unifié son l'autorité de ses armées la moitié de l'Europe, de l'Espagne à l'Allemagne en passant par l'Italie. Mais à son décès, son empire a été naturellement coupé en trois, pour pouvoir satisfaire chacun de ses petits-fils, qui ont naturellement tout de suite commencé à se faire la guerre les uns aux autres.

Petit à petit, des institutions ont été mises en place pour assurer que l'héritage ne serait transmis qu'à un seul des fils de chaque seigneur (généralement le fils ainé). Mais que faire des autres fils ? Tous étaient désireux de se trouver une terre, puisque sans terre, ils n'étaient pas dignes de leur classe sociale. Ces jeunes guerriers parcouraient donc les diverses provinces pour se chercher auprès d'un seigneur qui aurait besoin d'eux dans son armée. Si la guerre se passait bien et que de nouvelles terres étaient conquises (aux dépens d'un voisin), le seigneur pouvait accorder ces nouvelles terres aux plus méritants parmi les officiers de son armée ; c'est ainsi que se constituaient de nouveaux « fiefs ».

Il fallait donc sans cesse aux différents seigneurs trouver des ennemis à combattre afin de pouvoir trouver des terres pour leurs fils : c'est tout d'abord à la lumière de cette analyse qu'il faut comprendre des phénomènes comme les croisades en Palestine (qui n'avaient donc rien à voir avec des « guerres de religion », mais dont le but était de trouver un ennemi commun pour exporter à l'étranger la guerre permanente européenne et permettre aux jeunes seigneurs d'aller se défouler sur les Arabes plutôt que sur leurs propres frères et cousins).

La propagande du féodalisme qui perdure de nos jours via les sculptures des cathédrales gothiques et via les œuvres de fantasy (Le Seigneur des Anneaux, etc.) cherche à nous présenter l'époque féodale comme un « âge d'or » où des héros, guidés par l'honneur et la foi, vivant dans des châteaux aux hautes murailles, brandissant des épées étincelantes, se sacrifiaient avec bravoure pour défendre les populations contre des armées de monstres ou pour sauver des princesses des griffes de terribles dragons. Mais en réalité, les monstres et les dragons n'ont jamais existé. Et l'épée du chevalier n'a jamais servi à tuer que ses propres frères et voisins et à assassiner sa propre population qui souffrait pour le nourrir, lui et les brutes qui vivaient à sa cour.

Chevaliers pratiquant leur occupation préférée

Le « moyen âge » européen

L'Empire romain était un pays extrêmement centralisé où les différentes provinces et villes se spécialisaient dans tel ou tel type de production, pour la plus grande gloire de Rome. À la chute de l'Empire et vu l'état de guerre permanente à tous les niveaux, tous les moyens de communication et de transport se sont retrouvés complètement abandonnés. L'économie a été soudainement décentralisée et chaque petit territoire s'est retrouvé contraint de tout produire pour son propre compte : nourriture, vêtements, meubles, outils, véhicules, etc. Beaucoup de villes qui existaient à l'époque romaine ont été abandonnées car les réseaux qui permettaient leur approvisionnement en nourriture et matières premières avaient disparu. La ville de Rome elle-même est rapidement passée d'une population de 1 million à à peine 30 000 habitants. Le système féodal était donc un système avant tout basé sur la campagne.

Là où un seigneur détenait une portion de territoire suffisamment large et stable pour permettre leur approvisionnement, d'autres villes se sont constituées, souvent autour de camps militaires ou autour d'anciennes « villas » (d'où le nom français de « ville », alors que le mot latin était « civitas »). La population se regroupait autour d'un lieu fortifié où se réfugier en cas d'attaque : le château du seigneur. En même temps, c'est là qu'on rangeait les récoltes et tous les stocks de biens qu'il fallait protéger des pillages ou qui permettaient à la population de tenir en cas de siège. Fort logiquement, donc, puisque le château et l'armée étaient la propriété du seigneur, et que le territoire avoisinant qui lui appartenait, avec tous ses habitants, était sous sa protection, il a été établi que toute personne vivant sur ce territoire était redevable envers ce seigneur. Ainsi a été institué le « servage », la nouvelle forme d'exploitation féodale.

Serfs occupés à diverses tâches, à l'ombre du château de leur seigneur

Le servage est différent de l'esclavage en le sens que le « serf » était libre de sa personne et pouvait bénéficier lui-même du fruit de son travail. Mais le serf vivant sur le territoire d'un seigneur, qui non seulement le protège mais qui en plus détient et gère l'ensemble des stocks et des infrastructures, il se voyait contraint de payer un loyer envers ce seigneur pour avoir le droit de vivre sur ses terres. Dans de nombreux cas d'ailleurs, le serf n'avait pas le droit de déménager sans l'autorisation du seigneur et toute tentative de fuir était sévèrement punie.

Le loyer au seigneur prenait différentes formes : tout d'abord le serf, qui était libre d'utiliser la parcelle qui lui était allouée, devait reverser une certaine partie de sa récolte à son seigneur (de même que les planteurs aboussans en Côte d'Ivoire reversent les deux tiers de leur récolte à leur propriétaire) ; ensuite, il était tenu de participer à un certain nombre de jours de travail gratuits sur la terre du seigneur ; aussi, comme le seigneur jouissait du monopole des infrastructures villageoises (moulin, four, forge, marché, etc.), le serf se voyait obligé d'utiliser ces infrastructures, en payant une taxe d'utilisation également.

Des taxes étaient également appliquées sur la taille des maisons, le nombre d'enfants, d'animaux, pour pouvoir collecter le bois dans la forêt du seigneur, pour pouvoir faire paitre ses animaux sur le pré du seigneur, etc. au gré de l'envie du seigneur, en plus de réquisitions de toutes sortes pour divers prétextes (blé, animaux, jeunes gens pour l'armée du seigneur, etc.). L'accès à chaque petit territoire détenu par chaque petit seigneur était en outre gardé par des barrages où il fallait encore payer diverses taxes de passage en fonction du type de cargaison, du nombre de personnes, etc. Le seigneur s'arrogeait aussi souvent le droit de « première nuit » avec chaque jeune fille qui se mariait dans son village !

Dans ce village, il y a un seul four qui est le four du seigneur.
Celui-ci est gardé par des soldats tandis que les gens font la file
pour pouvoir l'utiliser
À l'époque donc, l'objet de la lutte de classes qui s'opérait entre les seigneurs et les serfs portait sur le montant des taxes, le nombre de journées de travail gratuites à prester, etc. Dans certains cas, les désaccords menaient à de véritables révoltes de serfs où la population s'armait de fourches, pelles et pioches pour lyncher leur seigneur et incendier son château. Parfois, ces révoltes prenaient une ampleur nationale. Presque à tous les coups cependant, elles étaient matées dans le sang et leurs dirigeants, cruellement torturés et exécutés.

Cependant, le serf se trouvait dans une bien meilleure position que l'esclave de l'époque antique, dans le sens où il était libre de travailler comme bon lui semblait (dans la limite de sa condition soumise à l'autorité du seigneur) et de bénéficier du fruit de son propre travail (en fonction de ce qu'il parvenait à garder après versement des diverses taxes). D'ailleurs, sur le plan politique, les serfs étaient la plupart du temps relativement libres et géraient eux-mêmes leurs communautés villageoises en assemblée générale. Le seigneur se contentait de surveiller tout ce que faisait ce petit monde en n'intervenant qu'en cas de nécessité, tant que tout le monde payait ses impôts sans rechigner.

La très grande autonomie dont jouissaient les serfs par rapport aux esclaves, et le fait qu'ils avaient un intérêt direct à accroitre la productivité de leur travail et de leur lopin de terre, fait que le « moyen âge » européen a été une période de très grandes avancées sur le plan technique. Il est vrai qu'à cette période, on n'a pas vu un fleurissement des arts, de la philosophie ou des grands travaux d'infrastructure comme à l'époque romaine ou grecque, mais à l'échelle de l'économie, on voit tout d'abord une intensification du travail de la terre, avec l'utilisation d'engrais, de rotation des terres, l'adoption de lourdes charrues tirées par des chevaux, le défrichement de larges espaces de forêt…

En même temps aussi, on voit se développer la mécanique afin d'économiser la force de travail des techniciens : c'est l'arrivée sur tout le territoire des moulins à eau, à vent et à énergie humaine, qui permettent de moudre le grain, d'activer les fournaux des forges, de faire monter des charges, etc. Tous ces outils sophistiqués n'auraient jamais pu être employés par les esclaves de l'époque antique qui sabotaient la production et de maltraiter l'outil, contrairement au serf ou à l'artisan du moyen âge, qui récupérait le fruit de son travail.

On voit aussi arriver de nouvelles techniques de construction, surtout au niveau des édifices religieux : c'est le cas des splendides cathédrales gothiques comme celle de Notre-Dame de Paris, recouvertes de sculptures et de vitraux, fruit du travail de nombreux artisans. Dans le domaine de la navigation, on invente la boussole. Dans le domaine militaire, l'arbalète puis la poudre à canon, ainsi que divers engins de siège.

Toutes ces inventions pavent petit à petit la voie pour la révolution industrielle qui surviendra bien plus tard.

Fonctionnement d'un moulin à eau médiéval : l'eau de la rivière fait tourner
une roue qui elle-même fait tourner la meule qui moud le blé en farine

L'État féodal

Tous les éléments évoqués ci-dessus en ce qui concerne la condition des serfs montrent qu'en fait, la société féodale dans la pratique, loin des images glorieuses des films d'histoire romantiques, n'était qu'une société de racket institutionnalisé à grande échelle et par la force des armes, où ceux qui refusaient d'obtempérer étaient passés à tabac par les soldats du seigneur. En réalité, tout cela n'était guère différent de ce qu'on a vu avec les « com'zones » en Côte d'Ivoire, et de ce qu'on voit encore dans de nombreuses régions où dozos et FRCI font la loi dans notre pays.

Mais il y a une différence fondamentale. Dans le cas de la société moderne ivoirienne, la majorité de la population comprend bien que cette situation de vol à ciel ouvert est anormale, barbare, qu'il s'agit d'une rupture avec l'ordre civilisé des choses, qui n'est autre que la conséquence de la guerre civile qui a ravagé notre pays, en attendant, en espérant un retour à la « normalité ». Mais dans le cadre du système féodal, c'est cet état de fait, ce même état de sauvagerie, qui était la normalité, pour des millions de gens, de génération en génération, pendant plus d'un millier d'années, à l'échelle de tout le territoire européen et même au-delà.

Comment s'est-on pris pour convaincre les gens de cette « normalité » ? C'est que comme tout système économique et politique, le féodalisme avait développé toute une idéologie et toute une propagande afin de justifier son règne et son oppression et de la rendre acceptable par le peuple.

Le lien qui unissait le serf (ou plutôt, la communauté des serfs) à son seigneur était un lien de protection d'une part, de soumission et de loyauté d'autre part. En même temps que le seigneur offrait une protection physique, l'idéologie officielle le présentait comme apportant une protection morale et spirituelle. C'est donc une fois encore la religion qui a été utilisée pour justifier l'exploitation et l'ordre des choses : « Seigneur, donne-nous notre pain de ce jour ». Le seigneur local était lui-même soumis à un seigneur plus puissant (qui pouvait porter le titre de baron, comte, marquis, duc, roi… selon la hiérarchie) auquel il jurait fidélité en échange de sa protection, et ainsi de suite. Le roi se tenait au sommet de cette pyramide mais est lui-même soumis au « roi du ciel » : Dieu, auquel il jurait fidélité… en échange de sa protection.

Schéma de la pyramide médiévale, où chaque échelon « protège et abrite »
l'échelon inférieur qui le sert

Il s'agissait d'une protection mystique contre les maladies, les intempéries, les mauvaises récoltes, les attaques de barbares (souvent considérés comme des envoyés du Diable), les sorciers, etc. Et c'est pourquoi nul ne devait contester l'autorité du roi et de la classe féodale, dite « noble », sous peine d'attirer le courroux de Dieu. 

En même temps, le roi n'avait pas un pouvoir absolu sur ses sujets : son armée était composée de toutes les armées des différents seigneurs qui lui avaient prêté serment. Il se devait donc de contenter ses vassaux pour éviter une révolte contre lui. Chaque seigneurie jouait ainsi le rôle de mini-État dans le cadre global.

La classe féodale s'est donc arrogé une responsabilité sociale et s'est petit à petit entourée d'une aura de « noblesse », selon un code de l'honneur et de la « chevalerie » qui mettait en avant sa fonction protectrice : protéger les faibles, respecter la parole donnée, ne pas trahir son supérieur, ne pas fuir devant l'ennemi, entretenir les infrastructures villageoises, rendre justice aux citoyens, etc.

Cela allait de pair avec de nombreuses fonctions symboliques : ainsi, de part sa valeur au combat et notamment la chasse, le seigneur défendait la population des « monstres » qui la terrorisaient ou du moins qui posaient un risque pour l'agriculture (loups, ours, renards, sangliers…). Les seigneurs organisaient régulièrement des spectacles où ils pouvaient étaler leurs compétences guerrières devant la foule et se mesurer les uns aux autres de manière symbolique : c'étaient les joutes et nombreux tournois de « chevalerie ».

Joute chevaleresque où s'affrontent les différents seigneurs pour se distraire,
mais aussi gagner des prix et de l'influence auprès de leurs supérieurs

Pour soutenir cette idéologie, toute une structure a été mise en place : l'Église chrétienne, directement héritée de l'Empire romain. Chaque village avait son curé, qui dépendait d'un évêque, lui-même soumis à l'autorité du pape. Les prêtres, moines et clercs occupaient l'ensemble des fonctions intellectuelles en plus de leur rôle religieux. Les érudits, les scientifiques, les philosophes, les agronomes, les médecins, les ingénieurs, les botanistes et les architectes : toutes ces fonctions étaient soumises au contrôle de l'Église, occupées par des moines de divers ordres. La plupart des grandes avancées de l'époque ont été le fait de religieux, ou du moins de personnes éduquées par des religieux.

Les moines avaient en outre le monopole de la sauvegarde et de la diffusion du savoir. Eux seuls recopiaient à la main, de jour en jour, les livres tels que la Bible ou les textes hérités des grands penseurs grecs, romains ou arabes. La plupart des écoles se trouvaient dans les monastères ; les maitres chargés d'enseigner aux jeunes seigneurs étaient des moines. De même, les premières universités européennes (Louvain, Bologne…) ont été créées directement par l'Église pour y donner des cours de théologie, droit et médecine, avant de s'ouvrir petit à petit à d'autres branches.

Les monastères détenaient généralement leurs propres territoires, sur lesquels vivaient des serfs qui étaient protégés par et accordaient leur travail directement au groupe de moines et à l'abbé du monastère, qui remplaçait ainsi le seigneur local. Certains évêques possédaient leur propre château sur leurs propres terres. Classe féodale et structure de l'Église étaient étroitement liées : il était de tradition pour les familles de seigneurs de placer leurs plus jeunes fils dans la hiérarchie de l'Église ; les intrigues entre différents clans féodaux se poursuivait ainsi au sein des monastères et des diocèses.

Les moines recopient inlassablement les textes anciens à la main

Le féodalisme dans les villes

La structure féodale qui s'étendait sur les campagnes avait son reflet dans les villes, qui formaient souvent des micro-sociétés ou micro-États au sein du système féodal dominant. Si dans un premier temps, les habitants des villes (artisans, commerçants, fonctionnaires, intellectuels…) étaient des serfs qui devaient rendre des comptes à leur seigneur, petit à petit, ces habitants se sont structurés en groupes d'intérêt de sorte à ne plus devoir payer qu'une taxe collective au seigneur via leur comité, payée soit en marchandises, soit en or, ou à acheter la liberté de la ville, qui n'avait dès lors plus de comptes à rendre qu'au roi.

À l'époque, les villes s'appelaient souvent des « bourgs ». Ses habitants s'appelaient donc les « bourgeois ». Il y avait des grands bourgeois et des petits bourgeois. Mais tous étaient bourgeois, aux yeux des serfs et des seigneurs, puisqu'ils vivaient dans un « bourg ». Le terme de « bourgeois » n'avait donc pas la même signification qu'il a à l'heure actuelle, même si notre bourgeoisie capitaliste actuelle est l'héritière directe des bourgeois (artisans et commerçants) des villes du moyen âge.

Vu la plus grande liberté et la prospérité dont jouissaient les habitants des villes, beaucoup de serfs tentaient de s'y réfugier. Cet exode rural nuisait aux populations des villes comme aux seigneurs. C'est pourquoi en même temps les seigneurs interdisaient à leurs serfs de déménager sans leur autorisation, les citadins mettaient en place des institutions destinées à réguler le nombre d'habitants dans leur ville.

Rues d'une ville au moyen âge

C'est ainsi que sont nées les diverses corporations. En régime corporatif, la « libre entreprise » n'existait pas. Pour pouvoir ouvrir son atelier ou sa boutique, l'artisan ou le commerçant devait obtenir l'autorisation de sa corporation. Le nombre de places était limité. Si quelqu'un décidait par exemple d'ouvrir un atelier de tailleur sans l'autorisation de la corporation des tailleurs, les gens de la corporation venaient illico fermer son atelier, par la force des mains s'il le fallait. En outre, l'entrée dans tel ou tel « corps de métier » était généralement réservé à des personnes qui avaient fait leur preuve en tant qu'apprenti pour un maitre-artisan membre de la corporation. L'apprenti jure fidélité à un maitre qui lui offre sa protection… C'est la structure féodale, adaptée à l'échelle urbaine.

Avoir un métier était quelque chose de très important, vu qu'on ne pouvait pas se lancer dans un métier comme bon vous semblait. C'est pourquoi de nombreux artisans transmettaient leur métier (et leur atelier) de père en fils pendant des générations…de nouveau, copiant à leur échelle la tradition féodale des seigneurs, avec l'atelier ou la boutique en guise de « fief ».

Les corporations n'organisaient pas seulement le travail, mais aussi la police, les marchés, les mariages… La défense de la ville était organisée en fonction des forces reconnues des différents métiers : les bouchers aux gros bras portaient des haches, les tailleurs aux fins doigts tiraient à l'arc, etc. Les corporations étaient gérées par assemblées de leurs membres. Puis, les maitres des corporations se réunissaient entre eux pour gérer les affaires de la ville au sein du « conseil bourgeois » et nommaient un président (ou « bourgmestre ») et divers porte-paroles pour les représenter auprès des seigneurs, du roi, ou des bourgeois des autres villes.

Certaines villes particulièrement prospères sont même devenues de véritables républiques complètement indépendantes et dirigeant leur propre petit empire : c'est le cas des villes italiennes comme Venise et Gênes (qui fondaient des colonies et comptoirs jusqu'en Ukraine et Turquie). D'autres villes entraient en association pour fonder de véritables confédérations qui détenaient un grand pouvoir : ainsi, l'alliance des villes d'Europe du Nord (Hambourg, Stockholm, Cologne, Riga…) appelée la « Ligue hanséatique » (ou la « Hanse »), qui disposait de nombreux comptoirs partout en Europe (Londres, Novgorod, Bruges, Anvers…).

Cette unité des habitants des villes face au règne des seigneurs à l'extérieur s'exprimait aussi par l'existence de diverses fêtes et rituels visant à célébrer cette unité. C'est notamment le cas avec les carnavals, fêtes où seuls pouvaient prendre part les gens nés « endéans les murailles de la ville » et où les habitants dansaient couverts de masques et de costumes, qui symbolisaient la prospérité, l'égalité et l'unité des différents bourgeois de la ville – le bourgeois individuel perdait ainsi son identité derrière le masque, pour devenir un personnage collectif.

Armoiries d'une corporation de fabricants d'arcs et flèches

Le prolétariat féodal

Qu'en était-il du « prolétariat » ? Nous avons vu qu'à l'époque esclavagiste, le prolétariat était une classe dénuée de tous moyens de production mais qui était purement parasitaire et ne participait pas au travail de production, vu que ce travail était réalisé par des esclaves et que de ce fait, il prenait un caractère répugnant ; le prolétariat antique n'avait donc rien d'une classe révolutionnaire et vivait tout entière au crochet de l'État esclavagiste.

À l'époque féodale, le prolétariat était toujours l'ensemble des personnes dénuées de tout moyen de production, mais il s'agissait d'une classe minoritaire et extrêmement précaire, constituée la plupart du temps de manœuvres contraints de louer leur force de travail au jour le jour, pour tel ou tel chantier, ou tel ou tel artisan ou commerçant, en tant que « petit gombo ». Ce prolétariat était loin de contrôler les leviers de la production comme le prolétariat moderne sous le capitalisme, puisqu'à l'époque féodale, le gros du travail était réalisé par les serfs et par les artisans.

En tant que prolétaires, ils n'avaient souvent pas accès à la propriété ni d'une terre, ni d'une maison, se voyaient contraints de mener une existence de vagabonds, allant d'une ville à l'autre, et se voyaient souvent chassés, enfermés ou exécutés pour le simple fait d'être prolétaires et donc « libres » – ce qui représentait une grave injure aux yeux du système féodal.

Les prolétaires de l'époque féodale étaient souvent considérés
comme des vagabonds et des criminels

Bilan de la lutte des classes sous le féodalisme

Comme nous l'avons montré, la lutte de la population à l'époque féodale n'avait la plupart du temps pas pour but de « chasser les bandits qui nous volent » pour les remplacer par un pouvoir civil et un État de droit. Car nous le répétons, pour les gens, cet état de racket permanent et institutionnalisé représentait aux yeux de la population la « normalité » : personne ne pouvait imaginer qu'il puisse en être autrement ! Donc, cette lutte se contentait de discuter, de négocier avec ces bandits, ces seigneurs, pour les convaincre de voler un peu moins, de faire un peu moins la guerre, et de laisser un peu plus à manger au peuple.

Ce n'est qu'avec la montée en puissance de la bourgeoisie en tant que classe, aux 16ème, 17ème et surtout 18ème siècles, que la population a commencé à pouvoir rêver d'un pouvoir, d'une société gérée par des civils, où chacun pourrait aller librement, choisir lui-même sa propre activité économique et jouir pleinement du fruit de son travail – un processus qui a culminé avec la grande révolution française de 1789 et l'arrivée au pouvoir de la bourgeoisie, qui a en même temps instauré le système capitaliste que nous connaissons aujourd'hui.

D'où est venue la bourgeoisie, comment a-t-elle créé les institutions de classe qui ont permis son émancipation, comment est né le capitalisme, et en quoi ce système capitaliste était-il progressiste dans sa première phase avant de murir, pourrir, et d'en arriver à sa longue agonie actuelle – c'est ce que nous allons voir dans les prochains articles de cette série sur l'histoire marxiste.

Révolte de serfs qui s'en prennent à leur seigneur

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