Comment réorganiser le mouvement syndical pour mener nos luttes de l'avant ?
Aujourd'hui en Côte
d'Ivoire, le syndicalisme en tant que mouvement semble s'être un peu
essoufflé. L'arrivée du régime RHDP a en effet signalé une
nouvelle donne : le caractère néolibéral de ce gouvernement,
la difficulté d'attirer les « investisseurs étrangers »
dans le contexte de crise mondiale, qui conditionnent
l'intransigeance du gouvernement RHDP face aux syndicats, fait que
les vieilles méthodes de « lutte » ne nous mènent plus
nulle part. On se rend compte qu'il ne suffit plus de demander
quelque chose pour être reçu dans le cabinet d'un ministre et
obtenir quelques concessions. Face au régime RHDP, le syndicalisme de papa, c'est fini !
Une remise en question
s'impose donc, qui doit nous forcer à réfléchir à des méthodes
pour revenir à un syndicalisme de combat capable d'arracher de
nouvelles victoires malgré un contexte durement répressif. C'est le
but de ce dossier syndicalisme, qui veut revenir sur les bases
théoriques de l'action syndicale, de la démocratie syndicale, des
différentes stratégies de lutte et de l'orientation à avoir envers
les partis politiques.
– Jules Konan
Le syndicalisme est un
mouvement né tout d'abord en Angleterre dans le sillage de la
révolution industrielle. L'émergence d'une classe prolétarienne
nombreuse a forcé les travailleurs à se regrouper afin de défendre
leurs intérêts et d'aller à l'encontre de la concurrence entre
travailleurs sur le marché du travail qui mène inévitablement à
une baisse des salaires et à une dégradation des conditions de
travail et de vie. Le but était donc de briser le fameux « Si
tu n'es pas content, je prends quelqu'un d'autre qui sera bien
heureux de travailler à ta place ».
Cependant, les
organisations syndicales étaient perçues par la classe capitaliste
comme nuisibles car donnant un pouvoir aux travailleurs autrement
démunis. Sur le plan purement théorique aussi, ces organisations
étaient vues comme une aberration économique car elles allaient
contre la sacrosainte loi de l'offre et de la demande (pour laquelle
la main-d'œuvre est une marchandise comme une autre). Ainsi, en
France, toute association professionnelle est-elle interdite suite à
la grande révolution de 1789 qui a aboli la monarchie mais
aussi l'ensemble de l'ancien régime des castes et des corporations
de métier (voir notre article sur le système féodal).
À l'époque, toute
révolte de travailleurs était durement matée par la classe
dirigeante. Ainsi, la toute première grève générale en Écosse,
en 1820, qui a fait arrêter le travail à 60 000 ouvriers
du métal, des mines, du cuir, etc. s'est soldée par l'exécution
publique de trois leaders (par pendaison) et par la déportation
forcée de 15 autres leaders en Australie (qui constituait à
l'époque une vaste prison à ciel ouvert pour le régime
britannique).
C'est donc pourquoi le
premier syndicat national anglais, créé en 1818, par souci
d'éviter la répression, a adopté le nom très neutre de « Société
philanthropique ». Cette « société philanthropique »
sera suivie en 1820 de l'« Association nationale pour la
protection du travail », qui publiera le tout premier journal
ouvrier : « La Voix du peuple ».
Quoiqu'il en soit, il
faudra attendre 1871 avant que les syndicats soient reconnus
légalement au Royaume-Uni, et 1884 pour qu'ils soient légalisés en
France. En France, c'est à la même époque que fusionnent la
« Bourse du Travail » et la « Fédération des
syndicats » pour constituer la célèbre CGT, Confédération
générale du travail, qui reste à ce jour le plus puissant syndicat
de France.
Belgique au 19ème siècle : les femmes des ouvriers se jettent devant les policiers qui s'apprêtent à tirer sur la marche du syndicat pour implorer pardon |
L'« aristocratie ouvrière »
À cette époque, une des
raisons de la légalisation des syndicats est que les patrons se
rendent compte que leur action peut être bénéfique pour l'ensemble
du système si elle est correctement « canalisée ». Dans
le contexte de croissance économique des années '1870-1910,
les patrons tirent profit des hausses de salaire et de l'amélioration
des conditions de vie, car elles permettent d'accroitre le pouvoir
d'achat de la population, donc les ventes et le chiffre d'affaires
des entreprises.
De plus, on voit naitre ce
qu'on appelle l'« aristocratie ouvrière » : une
couche privilégiée du mouvement prolétarien constituée des
dirigeants et fonctionnaires syndicaux qui apprécient un niveau de
vie supérieur à celui de leurs affiliés (belles voitures, belles
maisons, invitation aux manifestations du gouvernement dans des
hôtels et restaurants de luxe, réseau de contacts dans les milieux
d'affaires, etc.). Cette couche privilégiée et corrompue, qui parle
au nom des travailleurs dans la presse et dans les beaux bureaux,
permet de cadenasser les mouvements de revendications en freinant
l'ardeur des travailleurs, tout en leur permettant de gagner quelques
miettes ramassées à la table des patrons. Il s'agit donc d'une
protection du système qui permet de garantir la stabilité.
À un certain moment, les
bureaucrates syndicaux peuvent aller jusqu'à devenir des agents
infiltrés du gouvernement au sein du mouvement ouvrier. Leur rôle
devient d'espionner les travailleurs pour empêcher les grèves
d'éclater, identifier les leaders dangereux, et le reste du temps de
distribuer quelques dividendes aux travailleurs restés calmes et de
les mobiliser lors de manifestation de soutien au parti au pouvoir.
C'est le cas aujourd'hui dans certains pays réputés dictatoriaux
comme la Chine, la Russie…
En Côte d'Ivoire – les limites du « syndicalisme de papa » hérité du système clientéliste
En Côte d'Ivoire, un
système d'« encadrement » des luttes revendicatives a
été mis en place sous le régime Houphouët avec l'UGTCI, syndicat
lié au PDCI dont le but est de servir d'interlocuteur au
gouvernement, mais certainement pas de relais des luttes et d'outil
d'auto-organisation pour les travailleur. Face à lui, on a vu naitre
toute une série d'autres organisations syndicales « indépendantes »
(Dignité, etc.) mais qui ont également fini par se bureaucratiser
et dont les leaders ont eux aussi rejoint cette « aristocratie
ouvrière ». Le paysage syndical ivoirien se caractérise en
outre par un éparpillement et un extrême morcèlement des
organisations syndicales, caractéristiques d'un manque flagrant de
formation, de traditions combatives et de vision politique, mais
aussi par le désir de notoriété auquel sont poussés de nombreux
syndicalistes par la précarité et la pauvreté.
Cette atomisation du
mouvement est aussi le résultat d'un manque de compréhension de la
manière dont doivent se mener et se mènent les véritables luttes
syndicales, lui-même le fruit du système clientéliste qui
caractérise la structure politique ivoirienne. Pour de nombreux
militants syndicaux et politiques, la lutte consiste uniquement pour
un « leader » à appeler à une grève via une conférence
de presse et d'estimer avoir joué son rôle. Pour eux, mobiliser
signifie faire asseoir assez de gens dans une salle pour pouvoir
prendre une bonne photo à faire passer dans les journaux. Ensuite,
il est important de faire assez de bruit pour pouvoir être invité
dans un bureau où on recevra une enveloppe, à partager (ou non)
avec ses affiliés.
Aujourd'hui, ces
soi-disant leaders s'étonnent de se retrouver face à un pouvoir qui
joue selon d'autres règles du jeu. On a beau verser l'argent aux
journalistes pour faire parler de nous, les luttes n'avancent plus
mais régressent. Finalement, tous ces soi-disant dirigeants
finissent par perdre leur pouvoir et leur autorité et ne passent
plus que pour des plaisantins.
Parce que nous avons été
habitués à faire la politique et à lutter d'une manière, et voilà
que ça ne fonctionne plus. Mais nous ne disposons même pas des
bases idéologiques et théoriques qui nous permettent d'ouvrir les
yeux et de reconnaitre que ce régime est différent et en quoi il
est différent des régimes qui l'ont précédé en Côte d'Ivoire.
Sans parler de réadapter nos modes d'organisations et nos
stratégies.
(Suite de ce dossier ici)
Encore une « grande victoire » pour le syndicalisme en Côte d'Ivoire ? |
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