Le pays se développe… mais pas pour nous !
On annonce ces derniers
temps beaucoup de chiffres à l'air très encourageant pour
l'économie ivoirienne. Comme il fallait s'y attendre, la « bonne
tenue » des élections en Côte d'Ivoire a été un facteur
extrêmement important pour convaincre bon nombre d'« investisseurs »
étrangers de concrétiser leurs projets envisagés depuis plusieurs
années. Les élections devaient en effet faire la preuve éclatante
que la « stabilité » est bel et bien revenue dans le
pays. Les adorateurs de notre président ne manquent pas de l'aduler
pour ses « nombreux efforts ». Mais ceci soulève deux
questions : d'abord, dans quelle mesure peut-on dire que
l'économie « se porte bien » ? Ensuite, dans quelle
mesure le mérite en revient-il à Alassane Ouattara et à son
gouvernement ? Et quelle conclusion tirer de tout cela par
rapport à la lutte pour la démocratie et le bien-être des
populations dans notre pays.
– Jules Konan
L'argent travaille…
De plus en plus
d'entreprises sont créées sur le sol ivoirien : en 2015,
elles étaient environ quatre fois plus nombreuses qu'en 2014.
Une enquête réalisée en avril 2015 révélait aussi que 56 %
des entreprises s'attendaient à connaitre une hausse de leurs
activités.
Dans l'agriculture, la
production vivrière a augmenté de 13 % en 2015, une
hausse surtout portée par le manioc et le riz. La Côte d'Ivoire est
également devenue le premier producteur mondial d'anacarde, devant
l'Inde, tandis que le prix payé aux planteurs augmente pour
l'anacarde, le cacao, le coton, le café. Le revenu des planteurs se
serait par conséquent accru de 24 %.
On voit aussi une
croissance importante de l'industrie : en 2015, les
industries métalliques ont crû de 50 %, la fabrication de
machines de 26 %, la fabrication de papier et de carton de 10 %,
de la menuiserie de 8 %, du verre de 12 %, de la chimie de
10 %, du béton de 36 %… Les mines sont en hausse
(surtout l'or), et on produit plus d'électricité qu'avant, ce qui a
permis de beaucoup diminuer les coupures.
C'est le même dynamisme constaté au niveau du commerce : les
ventes de vêtements sont en hausse de 34 %, les ventes de
meubles et équipements ménagers de 22 %, les produits de
beauté de 35 %. On note un net essor du marché du luxe :
champagne, montres, bijoux. Le tourisme est lui aussi appelé à se
renforcer : on comptait 470 000 visiteurs étrangers
en 2014.
Enfin, indicateurs très
importants : le trafic aérien s'est accru de 23 %, le
transport maritime de 10 % et le transport ferroviaire de 5 %
(indiquant un renforcement des échanges avec le Burkina et le Mali).
Entre 2011 et 2015, le PIB
par habitant aurait donc augmenté de 36 % (de 510 000 à
690 0000 FCFA par habitant par an).
De nombreux projets de
construction d'usines et d'infrastructures ont été réalisés, et
beaucoup d'autres sont encore annoncés : de nouvelles
cimenteries à San Pedro et à Attécoubé, des marchés de gros
dans toutes les villes de l'intérieur, l'Aérocité d'Abidjan,
l'extension des ports d'Abidjan et de San Pedro, des barrages
électriques, des hôtels, de nouvelles routes, de nouveaux ponts, de
nouveaux échangeurs…
Selon le cabinet
sud-africain Nielsen, la Côte d'Ivoire est devenue le pays le plus
attractif pour les investissements privés de toute l'Afrique
subsaharienne. On voit d'ailleurs une présence de plus en plus
accrue de groupes étrangers, avec une diversification importante.
Alors que 40 % de notre économie reste dominée par des
entreprises françaises, les échanges avec le Maroc et la Turquie
par exemple ne cessent d'augmenter. Les échanges entre le Maroc et
la Côte d'Ivoire sont passés de 40 milliards en 2010, à
160 milliards en 2015 (chiffres similaires concernant la
Turquie). Les États-Unis ont de leur côté promis une aide de
200 milliards de francs, tandis que des grands groupes tels que
General Electric envisagent sérieusement de s'installer dans notre
pays (on parle de 30 000 milliards de francs
d'investissement). La Chine aussi a promis d'exporter son
savoir-faire industriel (à cause de la crise, elle veut démonter ses
usines chez elle pour venir les remonter en Afrique).
Les échanges entre le Maroc et la Côte d'Ivoire ont quadruplé en 5 ans |
…mais ne circule pas !
La Côte d'Ivoire a gagné
29 places au classement de l'ONG Transparency International, qui
enquête chaque année sur la perception de la corruption dans les
différents pays du monde. Mais elle reste 107e sur
168 pays ! Avec 32 points sur 100, la Côte
d'Ivoire reste même en-dessous de la moyenne africaine, qui est de
33/100 ! Selon Jeune Afrique, 85 % des Ivoiriens seraient
confrontés à la corruption au moins une fois par jour. La
corruption et la difficulté d'obtenir des documents, des terrains et
des crédits sont les principales contraintes mentionnées par les
entreprises qui expliquent qu'elles ont du mal à étendre leurs
activités (et donc à embaucher).
Même si les bonnes
performances économiques ont été saluées (il reste un désaccord
sur les chiffres exact : le gouvernement parle de plus de 10 %
alors que le FMI n'en voit « que » 8,5 %), de
nombreuses institutions pointent de graves déficiences dans la
gestion de cette croissance sans pareil.
Ainsi, dans le rapport de
la Banque mondiale sur l'économie ivoirienne, on lit :
« Jusqu'ici, la bonne performance de l'économie ivoirienne ne
s'est pas traduite par une baisse significative du taux de pauvreté
ni par une augmentation des revenus de la population qui vit
en-dessous du seuil de pauvreté. Les écarts de revenus entre les
pauvres et le reste de la population demeurent élevés. » De plus, si le taux de chômage
n'est que de 7 % dans notre pays, c'est parce que le chômage
est un luxe que les Ivoiriens ne peuvent se permettre. Le problème
dans ce pays n'est pas de trouver un travail, mais bien de trouver un
travail qui paie.
On estime que les
« emplois indépendants non agricoles » occupent
3 millions de travailleurs en Côte d'Ivoire. Traduction :
notre pays compte 30 % de « djossistes » qui
vivotent d'un petit boulot qui finalement ne rapporte rien (revenu moyen de 60 000 francs). Il s'agit
en réalité d'un chômage déguisé. Et il est prévu une forte
augmentation de cette catégorie de la population si rien ne change :
en 2025, ces « travailleurs indépendants »
devraient atteindre le nombre de 9 millions, soit 40 % de
la population. Mais le sort de cette catégorie de la population reste meilleur que celui des paysans qui (malgré la hausse de leurs revenus) ne
touchent en moyenne que 40 000 francs par mois. Même si
tous ces petits « entrepreneurs » sont dans l'informel,
un tiers d'entre eux disent payer des taxes ! Les salariés
véritables ne représentent toujours que 20 % des travailleurs
ivoiriens. Ils gagnent en moyenne 300 000 francs par mois,
soit 5 fois plus que le reste de la population. De manière
générale, on estime que l'Ivoirien moyen gagne 100 000 francs
par mois, ce qui est inférieur à la moyenne africaine.
Parallèlement, si plus de
gens travaillent aujourd'hui qu'avant et espèrent connaitre une
hausse de leur niveau de vie, la réalité est que la hausse
constante des prix, des factures et des loyers anéantit toute
véritable amélioration.
Le FMI a également
fortement mis en garde le gouvernement contre l'utilisation abusive
de « partenariats public-privé » (PPP). Le principe de
tels projets est que des privés investissent avec l'État dans des
travaux d'intérêt public, mais les bénéfices sont garantis au
privé par l'État, qui s'engage à mettre de sa poche au cas où
l'investissement ne rapporterait pas les profits escomptés. Il
s'agit d'une véritable arnaque, comme on le voit avec le pont HKB
qui coute 1 milliard de francs par mois à l'État : en
effet, l'État s'est engagé à payer le transport de chaque véhicule
qui manque pour atteindre l'objectif de 60 000 véhicules
par jour sur ce pont. Le prochain programme de développement
national compte 49 projets « de l'émergence » en
PPP (notamment le projet de « métro » d'Abidjan). « Les
PPP étant des contrats de longue durée, c'est une sorte d'épée de
Damoclès qui plane sur les finances ivoiriennes. Tout porte donc à
croire que le gouvernement fait fausse route. » (Tribune de
l'Économie).
30 % de la population vit de petits-métiers de survie. Un chômage de masse déguisé. |
L'économie se
développe… malgré Alassane et sa bande !
Les bonnes performances
actuelles de l'économie ivoirienne ne sont pas tellement dues au
« génie » d'Alassane Ouattara qu'à l'état général de
l'économie mondiale. Partout dans le monde, c'est la crise :
alors que la population s'appauvrit partout, les grands groupes
capitalistes et les grands financiers ont tellement d'argent qu'ils
ne savent plus quoi en faire. Ils sont donc à la recherche de
nouveaux marchés et de nouveaux sites d'investissement : en
Afrique, en Asie… À ce titre, la Côte d'Ivoire présente de
nombreux attraits pour les grands patrons du monde entier : une
infrastructure de qualité, une position stratégique dans la
sous-région, une industrie relativement diversifiée, une
main-d'œuvre instruite et surtout… docile, désorganisée, et qui
se contente de peu !
Quelle bénédiction pour
les patrons en effet : on ramasse partout des chômeurs qui sont
prêts à travailler pour des cacahuètes et qu'on peut licencier à
tout moment dès qu'ils commencent un peu à revendiquer, pour les
remplacer par d'autres crève-la-faim. Des travailleurs qui n'ont
aucune notion de syndicalisme. Des syndicats divisés, atomisés et
dont le seul rôle est d'aller s'asseoir dans le bureau du patron
pour manger avec lui.
On comprend donc mieux
pourquoi, alors que le PIB a crû de 33 % entre 2012
et 2015, le taux de pauvreté n'a diminué que de quelques
pour-cents ! En fait, la baisse du taux de pauvreté n'est même
pas suffisante pour compenser la hausse de la population : il y
a aujourd'hui dans notre pays un million de pauvres de plus
qu'en 2008.
La principale raison de
cette « croissance à deux vitesses » se trouve ici :
toute la politique du RDR est tournée vers une amélioration du
« climat des affaires » et de l'infrastructure, tout en
assurant un climat de désorganisation des mouvements de lutte et de
répression qui font que, malgré le mécontentement à la base,
aucune voix organisée ne peut s'élever pour protester. C'est là
que se révèle donc la véritable nature de l'État néocolonial
ivoirien : une machine de répression au service de la
bourgeoisie (étrangère). Alassane et son gouvernement jouent ici le
rôle d'intermédiaires qui louent le territoire et les ressources
naturelles et humaines à leur disposition à qui veut bien venir
s'en servir, tout en subsidiant ces projets avec l'argent de l'État,
notamment via les fameux PPP. Toute cette croissance
peut créer une illusion parmi la population du fait qu'« Alassane
travaille pour nous ». Or, c'est faux.
En même temps, l'arrivée
de toutes ces nouvelles grandes entreprises va donner du travail à
des centaines de jeunes qui viendront renforcer la classe ouvrière
ivoirienne. Ces jeunes feront là leur toute première expérience du
travail à la chaine. Ils n'auront sans doute aucune expérience du
syndicalisme ; mais les conditions concrètes du
terrain et le caractère de nouveauté de la lutte ne manqueront pas
d'éveiller en eux un sentiment d'injustice et une grande
combativité. C'est à nous, socialistes, qu'il revient de nous apprêter pour
aller à la rencontre de ces nouveaux ouvriers et les organiser en
classe.
De plus en plus d'Ivoiriens rejoignent les rangs de la classe ouvrière. Il revient aux socialistes d'organiser cette force pour le changement. |
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