Les outils de la pensée dialectique
Dans les deux premières parties de ce dossier (les liens ici et ici), nous avons vu que le marxisme n'est rien d'autre que la méthode scientifique appliquée à l'étude de la société, qui nous permet d'effectuer des prédictions, qui s'avèrent souvent beaucoup plus exactes que celles que tentent de faire les théoriciens et intellectuels bourgeois et petits-bourgeois. Nous nous sommes également penchés sur le fonctionnement de cette méthode, en approfondissant notamment l'opposition entre l'approche « idéaliste » des intellectuels bourgeois et l'approche « matérialiste » (scientifique) qui est celle des marxistes.
Dans cette troisième partie, nous passons plus en détail l'essence même de la pensée dialectique et les outils philosophiques qui nous aident à adopter ce mode de pensée.
– Shaun Arendse, Parti ouvrier et socialiste d'Afrique du Sud (section sud-africaine du CIO)
Le
matérialisme dialectique est une méthode.
Il ne s'agit pas d'une boite magique qui nous donne automatiquement
une connaissance du monde entier. Tout ce que fait le matérialisme
dialectique, c'est nous enseigner comment trouver des explications
objectives. Il n'existe aucun raccourci : il faut toujours
évidemment découvrir et étudier les faits et les données qui
concernent les phénomènes que nous voulons comprendre, y compris la
manière dont ces phénomènes évoluent. Mais ce qui est important,
est de savoir bien organiser et relier toutes ces données entre
elles afin de pouvoir bien les comprendre.
Modèles,
abstractions et généralisations
L'utilisation
de modèles est une méthode qui permet de former des théories
capables de relier entre elles nos observations pour les expliquer.
En science, un modèle est une manière de décrire comment le monde
fonctionne. Les modèles sont des représentations
simplifiées qui nous permettent de comprendre quelque chose que nous
ne pourrons peut-être jamais voir. Cela nous permet de développer
un « point de vue » différent de celui que nos cinq sens
nous permettent de percevoir. Par exemple, le modèle scientifique
moderne du système solaire nous permet de comprendre beaucoup plus
de choses que ce que nous pouvons voir à l'œil nu.
Certains
modèles ne « ressemblent » en rien aux choses qu'ils
sont censés décrire. Par exemple, prenons les atomes. Toute matière
dans l'univers (y compris les êtres humains) est composée d'atomes.
Le modèle d'un atome, illustré ci-dessous, a été conçu de sorte
à « ressembler » au système solaire.
Ce
modèle nous montre les trois particules subatomiques qui composent
un atome : au centre, nous voyons un noyau, composé de protons
et de neutrons (les petits ronds noirs et gris) ; en « orbite »
autour de ce noyau, nous voyons des électrons (les petits ronds
blancs). Ce modèle représente ces particules subatomiques sous la
forme de petits ronds. Mais ce modèle n'est jamais qu'une
simplification de l'atome, conçue pour nous permettre de le
comprendre. Par exemple, les électrons sont des charges électriques
négatives. Est-ce qu'une charge électrique négative ressemble à
un petit rond blanc ? C'est très peu probable ! Les
protons et les neutrons peuvent quant à eux être encore décomposés
en « quarks », qui ne sont pas représentés sur ce
modèle. Est-ce que les protons et neutrons ressemblent à des petits
ronds noirs et gris ? À nouveau, c'est très peu probable.
Cependant,
si nous laissons de côté les équations mathématiques qui nous
permettent d'obtenir une description encore plus précise des atomes,
ce modèle nous donne une représentation de l'atome qui nous permet
d'acquérir une très bonne compréhension de la manière dont les
différents éléments chimiques interagissent pour former toute la
matière que l'on trouve dans l'univers. En utilisant ce modèle,
nous pouvons faire des prédictions qui peuvent prouver que ce modèle
décrit bel et bien les différents procédés d'évolution de la
matière.
Ce
modèle d'atome est une abstraction.
Que signifie le mot « abstraction » ? Cela veut dire
que nous prenons une chose et que nous la sortons de son contexte
afin de la simplifier et de pouvoir mieux la comprendre. Il s'agit
d'un outil de pensée très puissant. Une fois qu'un modèle a été
développé, il peut être généralisé,
comme nous l'avons vu dans la première partie de ce document ;
c'est-à-dire qu'il peut être appliqué à tous les phénomènes
similaires.
Par
exemple, une fois que nous avons obtenu un modèle de l'atome, nous
pouvons généraliser ce modèle à l'ensemble des autres atomes.
Nous n'avons donc pas besoin de nous pencher sur chacun des milliers
de milliards d'atomes qui composent le corps humain pour vérifier si
chacun de ces atomes correspond bien au modèle de notre atome. Nous
utilisons ce modèle pour tous les atomes, jusqu'à ce qu'une
observation vienne contredire notre modèle, c'est-à-dire que nous
ne soyons pas capables d'expliquer cette observation en utilisant
notre modèle. Si cela se produit, nous devons revenir à la question
du « pourquoi ? », et développer un nouveau modèle,
plus exact, qui nous permettra de faire des observations encore plus
précises.
Le
marxisme utilise lui aussi la méthode scientifique. L'immense œuvre
de Marx, Le
Capital,
est un examen méticuleux du mode de fonctionnement de la société
capitaliste. Il s'agit d'un chef d'œuvre du matérialisme
dialectique. Dans ce livre, Marx se penche sur le développement
historique du capitalisme. Mais pour décrire les différents
processus économiques en cours au sein du capitalisme, il les réduit
souvent à des modèles abstraits, voire à des équations
mathématiques, avant de les ramener dans leur contexte historique et
d'en tirer des conclusions.
Même
les idées les plus fondamentales du marxisme utilisent le concept
d'abstraction et de généralisation. Par exemple, le concept de
« classe prolétaire ». À tout moment, dans la société,
la « classe prolétaire » est composée de toute une
série de différentes couches, elles-mêmes composées de millions,
même de milliards d'individus. Il y a des ouvriers du métal, il y a
des mineurs, il y a des caissières de supermarché, il y a des
employés de bureau, il y a des enseignants, il y a des chômeurs…
Dans
chaque secteur, il y a une division du travail en différents
métiers. Et aucun de ces individus, qu'il s'agisse de M. Kouakou,
de Mme Ouedraogo ou de M. Ribourt, ne peut représenter à lui
seul le « prolétaire parfait ». Mais ce concept est une
généralisation extrêmement utile qui nous permet de mieux
comprendre le fonctionnement de la société.
La
limite des modèles, des abstractions et
des généralisations
Bon
nombre des idées et des concepts que nous utilisons dans la vie de
tous les jours sont des modèles abstraits ou des généralisations.
Ces « raccourcis mentaux » sont très utiles, car ils
nous permettent de ne pas être surchargés d'informations. Mais ces
méthodes de pensée, bien que très importantes, ont une double
face. Il est donc crucial de bien comprendre les limites de ce mode
de pensée, pour nous assurer que nos idées décrivent bel et bien
le monde dans lequel nous vivons.
Dans
la langue de tous les jours, on entend souvent dire « Il ne
faut pas généraliser ». On emploie souvent cette expression
(à juste titre d'ailleurs) pour dire qu'il est incorrect de vouloir
condamner un groupe tout entier pour les crimes commis par un
individu appartenant à ce groupe. Cependant, en termes
philosophiques, il n'est pas
toujours
mauvais de généraliser. Mais il faut bien comprendre quand nous
pouvons généraliser, et quand nous ne pouvons pas. Nous pouvons
démontrer ceci en utilisant le modèle le plus simple : un nom,
c'est-à-dire un identifiant.
Regardez
l'image ci-dessous : qu'est-ce que c'est ?
Vous
avez répondu « une pomme », n'est-ce pas ?
Alors,
dites-moi ce qu'est ceci :
Vous
avez répondu « une pomme » aussi ?
Nous
utilisons le même identifiant pour décrire deux pommes différentes.
L'identifiant que nous utilisons considère ces deux objets comme
identiques. Pourtant, ils ne sont pas identiques. Ces deux pommes ont
des formes différentes, des couleurs différentes. Évidemment, vous
savez sans doute qu'il existe différentes variétés de pomme. Vous
auriez pu répondre que la première pomme est une pomme « Granny
Smith », alors que l'autre est une « Golden Delicious ».
Mais nous ne sommes pas tirés d'affaire pour autant ! Voici
trois pommes « Granny Smith » :
Aucune
d'entre elle n'est la même que l'autre. Toutes ces pommes ont des
formes différentes, des couleurs différentes, des tailles
différentes… Donc, même en décidant d'être plus précis et
d'utiliser le terme de « pomme Granny Smith », nous
voyons qu'un même identifiant considère comme identiques des objets
qui sont pourtant différents.
Dans
la vie de tous les jours, évidemment, nous pouvons très bien
appeler tous ces objets des « pommes » sans que cela ne
pose aucun problème. Mais l'identifiant « pomme » est
trop imprécis si nous voulons savoir de quelle variété de pomme
nous avons besoin pour cuire un cidre ou pour préparer une tarte aux
pommes. On ne peut pas utiliser n'importe quelle « pomme »
pour ces deux recettes !
Est-ce
qu'un identifiant encore plus précis nous permettra de dépasser
cette limite ? Par exemple, nous pourrions parler de cette
pomme,
la première pomme…
Et
lui donner un identifiant unique, par exemple, « pomme nº1 ».
L'identifiant « pomme nº1 » ne s'applique qu'à cette
pomme et à aucune autre pomme dans le monde. Chaque propriété
observable et mesurable de cette
pomme qui peut servir à la différencier de toutes les autres pommes
du monde (que ce soit sa taille, sa forme, sa couleur, son poids…)
est incluse dans l'identifiant « pomme nº1 ». Est-ce que
cette délimitation extrêmement étroite de notre identifiant nous
permet de décrire avec la plus grande exactitude cette
pomme et aucune autre ?
La
réponse est : seulement pour un temps ! Parce que toutes
les propriétés qui sont incluses dans l'identifiant « pomme
nº1 » sont soumises au changement, d'heure en heure, d'une
seconde à l'autre ! Cette pomme ne pourrait être décrite
parfaitement par l'identifiant « pomme nº1 » que si elle
n'existait pas dans le temps. Mais
toute chose existe dans le temps !
Toute pomme qui a été cueillie sur un arbre commence à pourrir.
Dans peu de temps, notre pomme changera de couleur pour devenir
marron. Sa forme ronde et ferme va devenir ridée, déformée, molle.
Toutes les caractéristiques décrites par l'identifiant
« pomme nº1 » auront disparu. Est-ce que cette
pomme peut toujours être considérée comme la « pomme nº1 » ?
La
réponse est : OUI et NON. Si nous avions filmé cette pomme, on
pourrait accélérer le film et on verrait la pomme en train de
pourrir du début à la fin. Mais ce qui reste de notre « pomme
nº1 » n'est maintenant plus vraiment « une pomme »,
mais plutôt « une pomme pourrie ». Alors que nous
aurions été très heureux de manger la première pomme, nous ne
voudrions même pas toucher la deuxième ! En quelques jours, à
cause du passage du temps et du processus de changement,
l'identifiant
« pomme nº1 » est devenu complètement inutile pour
décrire cette
pomme.
Mais
si je m'arrête à mon étiquette de « pomme nº1 »,
je vais commencer à vouloir prouver que rien n'a changé. Si je
faisais cela, cela voudrait dire que je
considère l'identifiant comme plus important que la chose elle-même
que cet identifiant est censé décrire.
C'est-à-dire que cette étiquette est enlevée de son contexte :
elle devient totalement abstraite. C'est un tel raisonnement qui nous
fait considérer le monde comme quelque chose de statique et
d'immobile, parce que nos modèle abstraits et nos étiquettes
abstraites sont statiques et immobiles. Voilà comment nous retombons
dans l'idéalisme que nous avons décrit dans la deuxième partie de
ce document.
Nous
avons donc décrit ici les limites de la logique
formelle.
La pensée dialectique est parfois appelée logique
dialectique.
La logique formelle ne nous permet pas de comprendre les processus de
changement. La dialectique, par contre, nous le permet.
Le
mot « logique » est souvent utilisé aujourd'hui
lorsqu'on dit qu'il faut « être logique » par rapport à
un problème ou à une situation. Ce mot vient de l'ancienne langue
de la Grèce, le grec ancien, où le mot « logos »
signifiait le « raisonnement ». On peut donc dire que ces
différentes formes de logique sont aussi différentes formes de
raisonnement.
Les
idées abstraites sur la société
Lorsque
nous tentons de comprendre la société, les étiquettes abstraites
qui refusent de reconnaitre le processus de changement ont elles
aussi pour effet de nous distraire.
Par
exemple, nous savons que des mots tels que « justice »
ont une signification générale, mais tant qu'on n'a pas placé ces
mots dans leur contexte, ils ne veulent plus rien dire. L'idée de
« justice » proposée par la classe capitaliste est que
les patrons doivent recevoir leur « juste » part de
profit suite à leurs investissements. L'idée de « justice »
proposée par le prolétariat est que les travailleurs doivent
recevoir leur « juste » salaire en échange de leur
travail. De même que les paysans trouvent qu'ils doivent recevoir
leur « juste » prix pour leur produit. Mais des salaires
élevés réduisent les profits, tout comme des profits élevés…
réduisent les salaires. On voit donc que le même concept de
« justice » est utilisé pour décrire deux choses
différentes.
Imaginons
que nous avons sur un plateau télévisé un responsable syndical et
le patron d'une usine, et qu'on les invite à débattre de la
question des salaires. Ils vont tout de suite se lancer l'un à
l'autre le mot « justice » à la tête. Chacun estime que
la « justice » est de son côté, en fonction de son
propre « point de vue » ; mais ils ne vont jamais
être capables de se convaincre l'un l'autre. Donc, tant que le débat
ne cherche pas à dépasser les abstractions et à définir ce que
l'on entend par « justice » en plaçant ce mot dans un
contexte donné, mieux vaut éteindre sa télé ou changer de chaine,
parce que ce débat ne nous apprendra rien du tout.
Un
autre exemple : prenons le FPI, Front populaire ivoirien. Nous
parlons ici d'une organisation qui existe depuis plus de trente ans.
Nous utilisons ce raccourci aujourd'hui pour parler de la politique
« menée par le FPI » ou du dernier scandale « lié
au FPI ». Mais lorsque nous regardons le rôle du FPI tout au
long des trente dernières années, nous voyons que l'étiquette
« FPI » est trop imprécise pour nous aider à bien
comprendre l'histoire.
Fondé
en 1982 dans la clandestinité, le FPI était au départ un
parti d'idéologie stalinienne (« communiste »), qui
défendait l'idée d'une « révolution démocratique
nationale » comme préalable au développement du pays. Le
parti est alors associé à la lutte contre le régime de parti
unique menée par les étudiants et travailleurs de Côte d'Ivoire
tout au long des années '1980, avant d'être reconnu légalement
en 1990 et de se réclamer de la social-démocratie, suite à la
chute de l'Union soviétique.
Tout
au long des années '1990, il joue son rôle de parti
d'opposition aux côtés des syndicats et notamment de la FESCI.
Arrivé au pouvoir en 2000, il se retrouve entrainé dans une
guerre civile, va de compromis en compromis avec l'impérialisme,
adopte un discours de plus en plus nationaliste et religieux, et
finit par mettre au pas les syndicats du pays en excluant les leaders
trop radicaux et en imposant ses propres éléments à la tête de
ces structures.
Ayant
perdu le pouvoir, le parti devient inactif, se scinde en deux, et son
aile radicale apparait de plus en plus comme une secte religieuse qui
attend le retour de son leader avant de tenter d'organiser la moindre
lutte, tandis que l'autre aile adopte un discours purement
social-démocrate.
Toutes
ces différentes phases de l'histoire du FPI étaient très
différentes les unes des autres. Alors, laquelle de ces phases
entend-on lorsqu'on parle « du FPI » ? À moins que
nous ne précisions à chaque fois le contexte historique dans lequel
nous voulons parler « du FPI », nous risquons de
commettre de nombreuses erreurs !
Une
erreur fréquemment commise par la jeunesse actuelle provient de la
mauvaise application de l'étiquette « FPI ». Pour
beaucoup de jeunes et de militants, « le FPI » fait
référence au « FPI des années '2000 », alors que
pour les militants plus âgés, il s'agit du « FPI des années
'1980 et '1990 », un symbole
de la lutte pour la démocratie en Côte d'Ivoire. Les dirigeants du
FPI exploitent cette erreur en utilisant la logique formelle, pour se
faire passer pour un parti de gauche. Mais des millions de personnes
comprennent bien que le FPI d'aujourd'hui n'est pas « leur
FPI ». Cette phrase relève d'une profonde compréhension
philosophique ! Car elle reconnait les limites de l'application
de l'étiquette « FPI ».
La
pensée dialectique
Trotsky
résumait la manière dont la pensée dialectique nous aide à
dépasser les étiquettes statiques en expliquant que :
« La
pensée vulgaire opère avec des concepts tels que « capitalisme »,
« morale », « liberté », « État
ouvrier », etc., qu'elle considère comme des abstractions
immuables, jugeant que « le capitalisme » est « le
capitalisme », « la morale » « la morale »,
etc. La pensée dialectique examine les choses et les phénomènes
dans leur perpétuel changement et de plus, suivant les conditions
matérielles de ces changements, elle détermine le point critique
au-delà duquel « A » cesse d'être « A »,
« l'État ouvrier »* cesse d'être « un État
ouvrier », etc.
Le
vice fondamental de la pensée vulgaire consiste à se satisfaire de
l'empreinte figée d'une réalité qui, elle, est en perpétuel
mouvement. La pensée dialectique précise, corrige, concrétise
constamment les concepts et leur confère une richesse et une
souplesse (j'allais presque dire, « une saveur »), qui
les rapprochent jusqu'à un certain point des phénomènes vivants.
Non pas « le capitalisme » en général, mais un
capitalisme donné, à un stade déterminé de son développement.
Non pas « l'État ouvrier » en général, mais tel État
ouvrier, dans un pays arriéré encerclé par l'impérialisme, etc.
La
pensée dialectique est à la pensée vulgaire ce que le cinéma est
à la photographie. Le cinéma ne rejette pas la photo, mais en
combine une série selon les lois du mouvement. La dialectique ne
rejette pas le syllogisme [les « étiquettes » de la
logique formelle], mais enseigne à combiner les syllogismes de façon
à rapprocher notre connaissance de la réalité toujours
changeante. »
ABC
de la dialectique matérialiste,
in Défense
du marxisme,
1939
[*
L'« État ouvrier » dont Trotsky parle ici est l'Union
soviétique. Dans cette polémique, Trotsky défendait la révolution
russe contre un groupe de « révolutionnaires »
petit-bourgeois (c-à-d. issus de la classe moyenne) qui, effrayés
par la dégénérescence stalinienne de l'Union soviétique, avaient
abandonné le matérialisme dialectique pour passer à une forme
d'idéalisme qui tentait de « tenir l'ensemble de la doctrine
révolutionnaire pour responsable des erreurs et des crimes de ceux
qui l'avaient trahie ».]
Comme
l'explique Trotsky, la pensée dialectique ne remplace pas les
modèles simples qui sont si nécessaires dans la vie de tous les
jours. Mais la pensée dialectique relie entre eux ces modèles pour
les replacer dans un schéma d'évolution continue. Pour adhérer à
la pensée dialectique, nous devons constamment nous entrainer à ne
pas oublier que tout change tout le temps. Cela permet à nos pensées
et à nos idées de former des descriptions qui collent de manière
plus exacte à la réalité du monde. En tenant compte de ce
changement, nous resserrons les « ciseaux » de la
connaissance pour améliorer notre niveau de compréhension.
Les
outils de la pensée dialectique décrits plus loin dans ce document
sont des modèles.
Comme tous les modèles, ils sont des représentations simplifiées
du monde qui nous permettent de reconnaitre et de comprendre les
processus de changement. Tout comme le modèle de l'atome proposé
par M. Rutherford n'est pas une représentation exacte d'un
atome, mais un modèle simplifié, la pensée dialectique n'est pas
identique aux différents processus du changement, mais n'est qu'une
manière générale
de décrire
ces processus.
En
ce sens, la pensée dialectique, comme tous les modèles, est une
abstraction. Comme Engels l'avait expliqué dans son ouvrage
Dialectique
de la nature (1883),
« C'est de l'histoire de la nature et de celle de la société
humaine que sont abstraites les lois de la dialectique. Elles ne sont
précisément rien d'autre que les lois les plus générales de ces
deux phases du développement historique ainsi que de la pensée
elle-même ». Engels va plus loin :
« Il
va de soi que je ne dis rien du tout du processus de développement
particulier suivi, par exemple, par le grain d'orge, depuis la
germination jusqu'au dépérissement de la plante qui porte fruit,
quand je dis qu'il est « négation de la négation » [une
des lois de la dialectique expliquée plus loin dans ce document]. En
effet, comme le calcul différentiel est également négation de la
négation, je ne ferais, en renversant la proposition, qu'affirmer ce
non-sens que le processus biologique d'un brin d'orge est du calcul
différentiel ou même, ma foi, du socialisme. »
Anti-Dühring,
1877
Par
exemple, la transformation de l'eau qui passe par les formes de
glace, eau et vapeur, ou le développement de la société européenne
qui est passée par les stades de société esclavagiste, société
féodale et société capitaliste, sont tous deux exemples de
changement. Mais les changements d'état de l'eau s'expliquent par le
niveau d'énergie des molécules d'eau (par la thermodynamique),
alors que les changements dans la société s'expliquent par les
contradictions de classe et la lutte de classe. Mais pour que nous
puissions reconnaitre que ces deux phénomènes en apparence
entièrement différents sont en réalité tous deux différents
stades de développement d'une même chose, nous devons penser
dialectiquement.
C'est
ainsi que nous pouvons reconnaitre que les différents états de
l'eau (glace, eau, vapeur) ne sont que différents arrangements des
mêmes molécules d'eau en fonction de leur niveau d'énergie, tout
comme les différentes formes de la société européenne ne sont que
différents arrangements des mêmes êtres humains en différentes
classe sociales selon le niveau atteint par les forces de production.
Le processus spécifique qui se trouve derrière ce changement doit
être découvert, comme le disait Trotsky, en étudiant les
« conditions matérielles de ces changements ».
Le
mot « dialectique » vient du grec ancien ; il
signifie littéralement « discussion ».
Mais il s'agit d'une discussion entre des personnes qui ont au départ
des points de vue différents, mais qui veulent collaborer pour
découvrir la vérité. Toute discussion reconnait la possibilité
d'un changement. Au cours d'une discussion, les gens peuvent tomber
d'accord, en se faisant des concessions l'un à l'autre, tout comme
la dialectique peut décrire la manière dont la « pomme nº1 »
devient la « pomme pourrie nº1 ». Une discussion n'est
pas un débat. Dans un débat, les interlocuteurs pensent chacun
détenir la vérité. Un débat ressemble aux étiquettes fixes de la
logique formelle. Il n'y a au cours d'un tel débat pas de
possibilité pour notre « pomme nº1 » de devenir la
« pomme pourrie nº1 », car les participants insistent
obstinément sur le fait que eux seuls ont raison.
Les
outils de la pensée dialectique
Marx
et Engels ont identifié trois « lois de la dialectique »
servant à décrire les processus du changement. Ils ont ici utilisé
le mot « loi » dans son sens scientifique, c'est-à-dire
une théorie ou une explication pour les observations effectuées. On
ne parle donc ici pas du tout de la « loi » des
dirigeants bourgeois qui établissent une loi puis cherchent à la
faire appliquer dans le monde réel. Car cette démarche est
évidemment l'opposé total de la manière dont nous devrions
comprendre les « lois » de la dialectique. Les
« lois » de la dialectique sont une description
des processus de développement et de changement en cours dans le
monde.
Permettez-nous
de tenter de clarifier ce point. Plutôt que de parler des « lois »
de la dialectique, nous aimerions plutôt parler des « outils »
de la pensée dialectique. Entre les mains d'une personne formée à
s'en servir, tout outil peut être utilisé pour créer des objets
utiles à partir d'un matériau brut. La
pensée dialectique peut elle aussi transformer les observations
brutes, isolées les unes des autres, en descriptions utiles de la
manière dont le monde évolue.
Marx
et Engels ont donc identifié trois outils de la pensée dialectique,
auxquels ils ont donné des noms philosophiques un peu vieillots. Ces
outils sont (1) la « transformation de la quantité en qualité
(et inversement) », (2) la « négation de la négation »
et (3) l'« interpénétration des contraires ». Mais on
peut tout aussi bien les rebaptiser en leur donnant des noms issus de
la langue de tous les jours. Engels a d'ailleurs insisté sur le fait
que « les hommes pensaient de manière dialectique bien avant
qu'ils n'entendent parler de la dialectique ». On ne doit donc
pas s'étonner du fait que la pensée dialectique puisse s'exprimer
en termes utilisés dans la vie de tous les jours.
Outil
nº1 : « La transformation de la quantité en qualité (et
inversement) »
alias
« La goutte d'eau qui fait déborder le vase »
Dans
une certaine limite, le fait d'ajouter ou d'enlever quelque chose à
un ensemble ne change rien : on a simplement ajouté ou enlevé
quelque chose. Cette limite dépend du processus de changement
considéré. Dans le langage philosophique, certains changements en
quantité
peuvent cependant modifier la qualité
d'un objet.
Nous
avons déjà vu ce concept plus haut, lorsque nous avons observé
notre pomme pourrir. C'était un exemple de changement quantitatif
qui cause un changement qualitatif. Dans le cas de la pomme, le
changement de quantité est une soustraction, puisqu'à la fin, on
n'a plus de pomme. Jusqu'à un certain point cependant, « la
pomme » peut toujours être considérée comme « une
pomme » : elle a un peu bruni, elle est un peu moins
lisse, mais on peut toujours la manger.
Mais
le processus de transformation atteint un certain point où la pomme
est tellement pourrie qu'il devient difficile de reconnaitre dans
cette pomme pourrie la pomme que nous avions au départ. Le
changement quantitatif (soustraction) a fini par produire un
changement qualitatif : la pomme n'est plus une pomme, mais un
déchet.
Un
exemple de cette « transformation de la quantité en qualité
(et inversement) » peut nous aider à mieux comprendre les
transformations sociales au moment du passage du féodalisme au
capitalisme en Europe. Dans la société féodale, le rôle de
l'argent dans l'économie était fort limité. La plupart des
paiements se faisaient « en nature », c'est-à-dire sous
la forme de produits (trois mètres de tissu, 10 kg de blé, six
marteaux, etc.), sans qu'on n'ait besoin d'argent pour les effectuer.
Une forme de paiement en nature était le paiement sous forme de
travail : les paysans fournissaient à leur seigneur
(propriétaire terrien) leur travail en échange de sa protection et
en guise de loyer pour la terre qu'ils cultivaient.
Mais
la classe marchande, qui est l'ancêtre de la classe capitaliste, a
commencé à élargir ses réseaux commerciaux à l'intérieur de la
société féodale, ce qui a eu pour conséquence d'élargir les
sphères de la société où les échanges étaient régulés par
l'argent plutôt que par des paiements en nature. Jusqu'à un certain
point, cette extension du système monétaire n'a pas eu un impact
qui aurait pu menacer l'existence de la société féodale.
Mais
à partir d'un certain moment (où une certaine quantité
a été atteinte), l'accumulation de richesses et de puissance par la
classe marchande l'a mise dans une situation où elle s'est vue
forcée à entamer une lutte contre la classe féodale qui
constituait pour ses activités un obstacle de plus en plus grand. En
Angleterre et en France, ce processus a mené à une explosion
sociale : la guerre civile et la révolution qui a amené au
pouvoir la classe marchande, devenue classe capitaliste.
On
voit donc que ces évènements résultaient d'une transformation de
la quantité en qualité. Le capitalisme a été instauré à la
place du féodalisme, en tant que nouvelle « qualité »
de la société, à la suite des changements de « quantité »
en son sein. Comme Marx le disait : « La nouvelle société
s'est développée dans le ventre de l'ancienne ».
Revirements
soudains
Une
des idées les plus importantes associées à cet outil de la
« transformation de la quantité en qualité (et inversement) »
est que l'on voit que le
moment où se produit la transformation en qualité est accompagnée
de « bonds » soudains.
La rapidité de ce « bond » par rapport au point de vue
humain dépend du processus que l'on considère.
Ainsi,
à l'échelle humaine, nous constatons facilement que la chaleur qui
s'est accumulée dans de l'eau (changement quantitatif) produit un
« bond » dans l'état de l'eau (qualitatif) au moment où
se forment des bulles de vapeur à l'intérieur de cette eau :
l'eau bout. Mais certains « bonds » durent pendant des
millions d'années. Par exemple, dans l'histoire de l'évolution des
être vivants, la période du Cambrien a été celle d'une
« explosion » en termes de diversité des différentes
formes de vie, qui s'est étendue sur une période de 20 à
25 millions d'années (une échelle de temps relativement courte
par rapport à l'âge de la Terre). On voit qu'un « bond »
de ce genre s'étend en réalité sur une période qui correspond à
des millions de générations d'êtres humains !
Tout
comme la dialectique elle-même, l'idée d'un « bond
qualitatif » est une abstraction utile, à condition que nous
la replacions dans son contexte et que nous l'appliquions à un
processus spécifique pour pouvoir reconnaitre ce qui constitue un
tel « bond » et ce qui n'en est pas un.
Cette
idée est cruciale lorsque nous l'appliquons à l'évolution de la
société. Elle nous aide à nous préparer à des bouleversements
rapides sur le plan social comme au niveau de la conscience de
classe. Cet outil nous permet d'identifier quels sont les changements
quantitatifs en cours qui sont susceptibles de mener à un changement
qualitatif, afin de pouvoir faire des prédictions exactes. Sans
cela, nous risquons d'être constamment surpris par des explosions
sociales apparemment surgies de nulle part.
Prenons
par exemple le cas du renversement du dictateur Moubarak en Égypte
en 2011. Cet individu était pourtant au pouvoir depuis des
dizaines d'années : qu'est-ce qui a fait qu'il a été dégagé
précisément à ce moment-là et pas avant ni après ? C'est
vrai que la Tunisie était partie dans une révolution au même
moment, qui a inspiré les Égyptiens, mais la véritable étincelle
qui a déclenché le mouvement a été l'annonce d'une nouvelle
hausse du prix du pain. Cette énième hausse du prix du pain a été
« la goutte d'eau qui a fait déborder le vase ».
Beaucoup de soi-disant « experts » n'avaient rien vu
venir ! Un jour avant que le mouvement n'éclate, ces gens
étaient surement encore en train de dire « Rien ne change dans
ce pays », « Les travailleurs ne sont pas prêts »,
etc. Mais les révolutionnaires qui manipulent habilement l'outil de
la « transformation de la quantité en qualité » ne sont
jamais pris au dépourvu lorsque se produisent ces bonds soudains.
Outil
nº2 : « La négation de la négation »
alias
« Rien n'est éternel »
Dans
le langage philosophique, le mot « négation » signifie
tout simplement la « fin »
ou la « disparition ».
À partir de là, il est facile de comprendre que la phrase
« négation de la négation » signifie « la fin de
la fin » ou « la disparition de la disparition ».
C'est
l'idée selon laquelle non seulement toute chose a une fin, mais la
cause qui a provoqué la fin de cette chose est elle-même destinée
à disparaitre.
En d'autres termes, « Rien n'est éternel ».
Reprenons
notre pomme. Si nous la laissons tomber dans un champ, les pépins
(graines) contenus dans la pomme pourront germer et former une jeune
pousse de pommier, qui consomme la pomme et la nourriture contenue
dans le pépin pour pouvoir pousser. La pomme est donc « niée »
par cette jeune plante. Mais le pommier qui grandit à partir de là,
ne vivra pas non plus éternellement. Lui aussi finira par être
« nié », c'est-à-dire qu'il mourra et disparaitra un
jour, non pas sans avoir produit de nouvelles pommes.
Mais
la « négation de la négation » ne veut pas dire que les
phénomènes se répètent inlassablement de manière cyclique. Car à
travers chacune de ces « négations », un développement
se produit. Dans notre exemple de la pomme et du pommier, un procédé
entre en jeu, qu'on appelle la « sélection naturelle »
(une des causes de l'évolution). Car seuls germeront et survivront
les pépins qui sont les plus adaptés au climat en vigueur au moment
où la pomme tombe dans le champ (il se pourrait qu'il pleuve plus
que d'habitude, ou que nous soyons au beau milieu d'une sècheresse).
Les autres dépériront. Le pommier qui naitra de ces pépins
transmettra cet avantage à ses descendants. C'est ainsi que le
pommier en tant qu'espèce naturelle évolue, d'une génération à
l'autre.
Prenons
un autre exemple tiré de l'histoire des sociétés. Dans les
sociétés primitives, la terre était la propriété de l'ensemble
du groupe (ou bien n'était la propriété de personne). Cet état de
propriété collective a été « nié » par le
développement de la société de classes, qui a introduit la
propriété privée de la terre. Les marxistes disent que cette
propriété privée sera à son tour « niée » par le
retour à une propriété collective. Cependant, il ne s'agira pas de
la même propriété collective que l'on voyait dans le cadre des
sociétés primitives, mais d'une propriété collective socialiste,
basée sur un développement bien plus avancé de l'économie.
Outil
nº3 : « L'interpénétration des contraires »
alias
« La vie n'est jamais simple »
Le
monde est rempli de forces opposées. En langage philosophique, nous
disons que le monde est rempli de contradictions.
Mais ces forces opposées ne peuvent exister l'une sans l'autre. Par
exemple, le pôle « positif » d'un aimant attire le pôle
« négatif » d'un autre aimant. Mais chaque aimant a un
pôle « positif » et un pôle « négatif ».
Qui plus est, si on coupe un aimant en deux, on obtient deux aimants
qui ont chacun un pôle « positif » et un pôle
« négatif ». Ces opposés existent ensemble, c'est
pourquoi on dit qu'ils « s'interpénètrent ».
Reprenons
à nouveau notre pomme. Les liaisons chimiques exercent une force qui
relie entre eux les atomes qui composent cette pomme. Mais en même
temps, d'autres processus chimiques causent des forces qui tendent à
rompre ces liaisons, ce qui fait que la pomme pourrit. Ces forces
sont opposées l'une à l'autre. Elles se « contredisent »,
mais elles restent contenues au sein du même objet.
Dans
la société humaine, on peut voir une telle « contradiction »
dans la lutte de classe. Dans la société capitaliste, on voit une
contradiction entre les intérêts des capitalistes, qui veulent
faire plus de profits, et ceux des travailleurs, qui veulent recevoir
de meilleurs salaires. Il y a aussi la contradiction entre la
propriété individuelle
(ou privée) du capitaliste et le travail collectif
de la classe ouvrière.
L'interconnexion
entre ces outils
Chacun
des outils de la dialectique a sa propre utilisation « spécifique »,
mais ils sont tous reliés entre eux. En d'autres termes, pour
obtenir un produit utile, il faut utiliser ces trois outils ensemble.
On ne peut pas fabriquer une armoire uniquement avec un marteau !
On voit que l'outil nº3 se connecte aux deux autres et peut nous y
ramener. Ainsi par exemple, l'accumulation des contradictions à
l'intérieur d'un pôle peut finalement contrebalancer ce qui se
passe au niveau du pôle opposé, de sorte que ces changements
quantitatifs deviennent qualitatifs (outil nº1), niant ainsi (outil
nº2) l'objet de départ.
Les outils de la pensée dialectique |
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