La
méthode du marxisme : le
matérialisme dialectique
Dans la deuxième partie de ce dossier, nous allons nous pencher sur le fonctionnement de cette méthode, en approfondissant notamment l'opposition entre l'approche « idéaliste » des intellectuels bourgeois et l'approche « matérialiste » (scientifique) qui est celle des marxistes.
– Shaun Arendse, Parti ouvrier et socialiste d'Afrique du Sud (section sud-africaine du CIO)
Comme
toutes les idées, le marxisme n'est qu'un produit de l'évolution
historique. Mais aucune idée ne nait à partir de rien. Toute idée
se développe à partir des idées qu'elle se prépare à remplacer,
parfois même en reprenant pour s'exprimer les mêmes termes dans
lesquels étaient formulées les idées précédentes. Sur le
développement du marxisme, Engels expliquait que :
« Par
son contenu, le socialisme moderne est, avant tout, le produit de la
vue immédiate, d'une part des oppositions de classes qui règnent
dans la société moderne entre possédants et non possédants,
bourgeois et salariés, d'autre part de l'anarchie qui règne dans la
production. Mais, par sa forme théorique, il apparait au début
comme une poursuite plus avant et qui se veut plus conséquente, des
principes établis par les grands philosophes des lumières dans la
France du 18e siècle.
Comme toute théorie nouvelle, il a dû d'abord se rattacher au fonds
d'idées préexistant, si profondément que ses racines plongent dans
les faits économiques. »
Socialisme
utopique et
socialisme scientifique, 1880
socialisme scientifique, 1880
Au
moment où Marx et Engels écrivaient, le « fonds d'idées
préexistant » de la philosophie occidentale et antique était
plus largement accessible (au moins parmi le public éduqué) qu'il
ne l'est aujourd'hui. Aujourd'hui en effet, nous voyons que ce
« fonds d'idées préexistant » qui était largement
diffusé à l'époque de Marx nous apparait non seulement comme
quelque chose d'obscur, mais semble même avoir été écrit dans une
langue étrangère. De nombreux mots ont changé de sens depuis lors.
Néanmoins, les révolutionnaires doivent lutter pour tenter de
comprendre ces idées. Nous attendrons d'arriver à la quatrième
partie de ce document pour donner un compte-rendu de l'histoire de la
philosophie. À présent, nous allons plutôt tout d'abord nous
concentrer sur l'introduction au matérialisme dialectique, en
développant plus en profondeur les idées les plus familières de la
science moderne par lesquelles nous avons commencé.
Qu'est-ce
que le savoir ?
Avant
d'élaborer notre compréhension du matérialisme dialectique, nous
devons tout d'abord poser la question la plus basique d'entre
toutes : qu'est-ce que le savoir ? C'est-à-dire, d'où
viennent les connaissances que nous avons du monde qui nous entoure ?
Pendant la plus grande partie de l'histoire, l'humanité n'avait même
pas la moindre idée de ce que pouvait être une « explication
objective » de la nature ou de la société. Même si on avait
tenté de leur en montrer une, ils n'auraient pas pu en comprendre le
principe !
La
connaissance que l'humanité a du monde peut être décrite comme une
paire de ciseaux. Un côté représente le monde tel qu'il est
réellement. L'autre côté représente notre compréhension du
monde. Plus les deux lames de la paire de ciseaux sont proches l'un
de l'autre, plus notre compréhension du monde est exacte.
Les « ciseaux de la connaissance » |
L'humanité
a toujours tenté de rapprocher ces deux lames l'une de l'autre. Mais
ces tentatives ne se sont jamais faites au hasard. Au cours de
l'histoire, il y a eu plusieurs « points de vue », qui
tentaient chacun de donner une manière pour rapprocher ces deux
lames. Mais chacun de ces nouveaux « points de vue »
était en fait le résultat de conditions sociales différentes, tout
comme aujourd'hui, nous voyons qu'il existe différents « points
de vue » sur la manière dont sont répartis les salaires des
travailleurs et le profit des patrons.
Par
exemple, dans les sociétés primitives où la science était très
peu développée, les gens expliquaient le monde en termes de forces
surnaturelles. Ainsi, on croyait que le climat était contrôlé par
des esprits ou des génies (voir la quatrième partie de ce document
pour plus de détails sur la religion primitive).
Personne
ne savait comment distinguer une « explication objective »
d'une explication fantaisiste ; il n'y avait donc aucune manière
d'évaluer l'exactitude des théories développées en testant la
capacité de ces théories à faire des prédictions. Les idées ont
dès lors acquis un statut « indépendant », elles se
sont vues séparées des conditions sociales qui leur avaient donné
naissance pour être élevées au rang d'explications objectives par
elles-mêmes.
C'est
ainsi que certaines idées ont fini par ne plus pouvoir être remises
en cause, car elles étaient considérées comme des vérités
absolues qui existaient même en-dehors de l'histoire. Cela a eu pour
effet d'inverser la relation entre les idées et le monde réel. Les
gens ont commencé à croire, à tort, que c'est le monde qui devait
agir en conformité avec leurs idées. Or, au contraire, ce sont les
idées qui doivent se conformer au monde si elles veulent pouvoir le
décrire avec précision.
En
langue philosophique, l'approche qui consiste à faire passer les
idées avant la réalité concrète s'appelle l'idéalisme.
Il faut bien faire attention que lorsque nous parlons
d'« idéalisme », en philosophie, cela ne veut pas dire
la même chose que dans la vie de tous les jours ! Dans la vie
de tous les jours, nous qualifions quelqu'un d'« idéaliste »
si cette personne agit de manière honnête et désire faire le bien.
Ce n'est pas
du tout ce que nous voulons dire lorsque nous parlons d'idéalisme en
philosophie.
L'idéalisme,
en philosophie, est une façon de penser qui considère les idées
comme des explications objectives par elles-mêmes et qui les
considère comme idéales
ou parfaites ; en d'autres termes, il s'agit d'un raisonnement
abstrait (voir troisième partie de cette brochure). C'est un peu la
même chose que d'avoir une paire de ciseaux qui n'a que deux côtés
droits : tenter d'expliquer « notre compréhension du
monde » par… « notre compréhension du monde » !
L'impasse
de l'idéalisme prend le plus souvent la forme d'une religion. Mais
même aujourd'hui, puisque nous constatons que la méthode
scientifique de recherche d'explications objectives se voit interdire l'accès à l'étude de la société, l'idéalisme continue à
exister. Par exemple, il ne faut pas beaucoup d'efforts pour tomber
sur un article écrit par un journaliste paresseux ou l'un ou l'autre
professeur inculte, où on pourra lire quelque chose du genre :
« La raison pour laquelle les dictatures, changements de
constitution et coups d'État sont si fréquents en Afrique vient du
fait que les dirigeants africains, de tout temps, ont toujours été
incapables d'assimiler et d'accepter le concept de démocratie. »
Il
s'agit d'un discours totalement « idéaliste ». Quand on
y réfléchit bien, ce genre de discours n'explique
absolument rien.
Pourquoi
les dirigeants africains sont-ils « incapables d'assimiler et
d'accepter le concept de démocratie » ? Pourquoi,
si cette situation est tellement évidente et dure depuis toujours,
n'y a-t-on toujours pas trouvé de solution ? Voilà les
questions auxquelles ils faut répondre pour pouvoir expliquer
le pourquoi,
au lieu de simplement décrire
cette situation comme s'il s'agissait d'une simple donnée. Cette
« explication » nous donne l'idée que tout Africain
assoiffé de démocratie et de liberté se change du jour au
lendemain en dictateur dès qu'il acquiert un peu de pouvoir
politique, sans raison. On pourrait même croire que ce genre de
comportement est lié à sa nature d'Africain.
Ce
genre d'« explications incomplètes », voire fictives,
mais malheureusement très répandues, est la conséquence de
l'idéalisme, de cette démarche intellectuelle qui se refuse à
expliquer l'origine des idées (de la culture, de la psychologie…),
car les idées sont perçues comme existant en-dehors des conditions
sociales, de façon indépendante.
Mais
les véritables raisons des nombreux coups d'État, dictatures, etc.
en Afrique se trouve d'une part dans le système de domination
impérialiste qui a pour effet de corrompre et de lier les élites
africaines aux intérêts de capitalistes étrangers, d'autre part
dans la composition sociale des pays africains modernes où le
capitalisme a développé une très importante classe prolétaire
sans y avoir développé une véritable classe « moyenne »
ni une véritable bourgeoisie nationale, ce qui fait que la moindre
ouverture démocratique risque à tout moment d'ouvrir la voie à une
révolte généralisée des masses, rendant « nécessaire »
dans nos pays le maintien de dictatures plus ou moins déclarées.
L'approche idéaliste est incapable d'expliquer le « pourquoi » des phénomènes sociaux, comme la tendance naturelle des pays africains à la dictature |
Passer
de l'idéalisme subjectif à la science objective
La
compréhension que les hommes ont du monde s'est immensément accrue
au cours des quelques derniers siècles, ce qui nous a permis
d'inventer de nouvelles technologies, de découvrir de nouveaux
médicaments, d'appliquer de nouveaux procédés industriels, etc.
qui auraient paru totalement impossibles même à nos grands-parents.
Comment la société est-elle parvenue à briser le carcan de
l'idéalisme pour commencer à rechercher (et à trouver) des
explications objectives ?
Cette
percée a tout d'abord été opérée dans le domaine de la science
de la nature. Mais comment notre compréhension de la nature a-t-elle
changé ? Par exemple, pendant la plus grande partie de
l'histoire humaine, les gens se réveillaient le matin et voyaient le
soleil se lever exactement
de la même manière
que nous le voyons se lever aujourd'hui encore chaque matin. Le
soleil nous apparait à nous aussi exactement
de la même manière
qu'il apparaissait aux yeux de nos ancêtres pendant tout ce temps.
Mais nos ancêtres n'interprétaient pas ce qu'ils voyaient de la
même manière que nous. Pour eux, le soleil était une boule de feu
qui passait au-dessus de leurs têtes, disparaissait puis revenait le
matin. Beaucoup pensaient qu'il s'agissait d'un dieu.
Comment les premiers hommes voyaient le soleil |
Mais
aujourd'hui, nous comprenons que le soleil est en réalité une
étoile, une étoile pareille à des milliards de milliards d'autres
étoiles dans notre galaxie. Nous comprenons qu'il brille en raison
d'un processus de fusion nucléaire. Nous savons qu'il est plus de
cent fois plus grand que la Terre, qu'il se trouve à environ
150 millions de kilomètres de nous, et que c'est la Terre qui
tourne autour de lui, et non l'inverse.
Pourtant,
rien n'a changé dans ce que nous voyons ! Lorsque nous voyons
le soleil se lever le matin, rien n'a changé à nos yeux. Il est
d'ailleurs toujours difficile pour beaucoup de gens d'accepter le
fait que le soleil que nous voyons pendant la journée est la même
chose que les étoiles que nous voyons pendant la nuit. Alors,
comment avons-nous pu changer de manière si radicale la façon dont
nous comprenons
le
soleil ?
Cela
n'a été possible qu'avec l'invention du télescope et l'observation
du ciel nocturne par les astronomes de la « révolution
scientifique » du 17e siècle
(années '1600). En observant le ciel pendant la nuit au moyen
du télescope, ces premiers scientifiques ont pu voir des choses qui
étaient auparavant invisibles à l'œil nu. Les scientifiques ont
observé les planètes tourner autour du soleil, et ont fini par
conclure que si nous voyons le soleil « se lever », c'est
tout simplement parce que notre Terre tourne en fait sur elle-même.
Toutes ces observations ont donc permis de dégager une explication
objective.
Cette
nouvelle explication du lever de soleil était plus exacte :
cela pouvait être prouvé par la capacité de cette explication à
faire des prédictions. Par exemple, c'est l'année 1705, en
utilisant la nouvelle théorie de la gravitation et des orbites
elliptiques déduites de toutes ces observations du ciel, que Edmund
Halley, un astronome anglais, a pu, en faisant des calculs, prédire
qu'une comète observée en 1682 allait réapparaitre dans le
ciel à Noël de l'année 1758. Sa prédiction s'est avérée
correcte, 16 ans après sa mort, survenue en 1742. Nous
savons maintenant que cette comète (baptisée depuis « comète
de Halley ») apparait dans notre ciel chaque 76 ans.
Comment nous voyons le soleil aujourd'hui |
Le
matérialisme : la première base du marxisme
Ce
que la science a apporté de nouveau, a été l'idée selon laquelle
la nature existe de manière objective, indépendamment de notre
« point de vue » (c'est-à-dire : que nous soyons là
ou pas pour l'observer, la nature existe et continue à exister). La
science dit que seules des observations objectives du monde peuvent
nous donner un savoir véritable. Cela a été une percée très
importante pour le savoir humain.
La
science moderne a établi la manière dont nous devrions comprendre
les relations entre le monde (ou la nature du moins) et nos idées.
Comme Karl Marx le disait dans ses Thèses
sur Feuerbach,
« La question de savoir s'il y a lieu de reconnaitre à la
pensée humaine une vérité objective n'est pas une question
théorique, mais une question pratique ». Marx veut dire par là
que nous ne pouvons lancer des idées sans vérifier si elles sont ou
non exactes et vraies ; pour le savoir, nous devons les tester,
en effectuant des expériences sur les phénomènes que nous désirons
comprendre.
Tout
comme la science, le marxisme repose avant tout sur la conviction que
toute chose dans le monde a une explication objective et rationnelle.
En langue philosophique, nous appelons cette idée le matérialisme.
Évidemment, encore une fois, en employant ce terme, nous ne voulons
pas parler du « matérialisme » qui signifie le
comportement d'une personne qui se soucie plus de ses vêtements et
de la marque de son téléphone que de la santé de ses parents. En
philosophie, le matérialisme est l'idée selon laquelle le monde
existe et continue d'exister, quel que soit notre « point de
vue » sur lui.
Par
conséquent, toutes ces choses qui pourraient nous apparaitre de
prime abord comme subjectives : les pensées, les émotions, les
croyances religieuses, la moralité, les valeurs culturelles, et
toute sorte d'autres idées, ont en réalité une explication
objective. Par exemple, les pensées et les émotions sont les
produits de notre cerveau : si nous n'avions pas de cerveau,
nous n'aurions ni pensées, ni émotions ! Les émotions
ressenties par les êtres humains sont le fruit d'une évolution :
beaucoup d'animaux moins complexes que l'homme ressentent eux aussi
des émotions à des niveaux plus ou moins développés. Les
croyances religieuses et les convictions politiques proviennent elles
aussi des conditions sociales de la société qui les crée et de
l'individu qui les adopte. Comme Marx le disait : « Ce
n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ;
c'est inversement leur être social qui détermine leur conscience »
(Critique
de l'économie politique,
1859).
La
pensée dialectique : la deuxième base du marxisme
Mais
il y a une caractéristique du monde qui est si fondamentale que, si
nous voulons pouvoir décrire le monde de la manière la plus exacte
possible, elle doit être absolument être incorporée dans la
manière dont nous pensons. Rien dans le monde n'est statique,
immobile ou figé. Toute chose subit un processus de changement
constant. La deuxième base du marxisme est donc la dialectique,
ou la pensée
dialectique,
qui décrit le changement constant qui parcourt le monde.
Lorsque
nous combinons ces deux bases que sont le matérialisme et la pensée
dialectique, nous obtenons la méthode marxiste du matérialisme
dialectique.
En reconnaissant le processus de changement partout dans le monde, le
matérialisme dialectique décrit la manière dont le monde se
développe, ce qui nous permet d'énormément rétrécir la distance
entre les deux lames de nos ciseaux de la connaissance.
Le
matérialisme dialectique nous aide à comprendre que toute chose qui
existe (qu'il s'agisse des galaxies dans l'univers ou des pensées
dans notre cerveau) subit un processus d'évolution
constante.
Comme Trotsky le disait : « La conscience est née de
l'inconscient, la psychologie de la physiologie, le monde organique
de l'inorganique, le système solaire de la nébuleuse » (ABC
du matérialisme dialectique,
dans
Défense
du marxisme,
1939). Toute la science moderne démontre ce processus d'évolution
continue dans la nature. Le marxisme, quant à lui, démontre que ce
processus de changement n'est pas étranger à la société, mais
s'étend également au domaine des idées, comme par exemple les
idées dont nous sommes en train de parler en ce moment.
On ne peut concevoir le monde avec exactitude sans prendre en compte le fait que tout change, tout évolue, tout se transforme en permanence |
(cliquez ici pour la suite)
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