Perspectives mondiales : l'Amérique latine
Un cycle s'achève, un autre commence
Début décembre 2014, s'est tenue une réunion du Comité exécutif international du CIO (CEI), une structure composée de 2-3 délégués de chaque section nationale du CIO, élus lors de notre Congrès mondial bisannuel. Comme lors de chacune de ces réunions, le CEI a débattu de l'actualité mondiale, région par région, pays par pays, ainsi que de l'état d'avancement de notre travail dans nos différentes sections, pour ensuite déterminer notre ligne politique au niveau international, cela en vue d'encourager, accompagner, structurer et guider le processus de la révolution mondiale à venir jusqu'à l'année prochaine.
Ce rapport est en sept parties : 1) Économie mondiale et grandes tendances géopolitiques ; 2) États-Unis et Europe ; 3) Moyen-Orient/Afrique du Nord et Europe de l'Est ; 4) Asie du Sud et de l'Est + Afrique ; 5) Amérique latine (tendances et Amérique centrale) ; 6) Amérique du Sud ; 7) Débat sur la question nationale
Ceci est le cinquième document de cette série, concernant l'Amérique latine en général et l'Amérique centrale en particulier.
Ce document – produit par les camarades du CIO en Amérique latine – a été discuté, amendé et voté lors de la dernière réunion du Comité exécutif international du CIO. Étaient présent à cette réunion les camarades des sections brésilienne, bolivienne, chilienne et vénézuélienne du CIO.
Retrouvez toute la série d'articles en cliquant sur ce lien : CEI 2014.
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À
la fin des années '2000, nous avons vu la croissance de
mouvements de gauche partout en Amérique latine, des mouvements
qui sont le fruit de la crise de l'élite traditionnelle, de sa
politique néolibérale et de la crise de l'impérialisme occidental
(et surtout de l'impérialisme américain).
En
même temps, l'émergence de la Chine en tant que puissance mondiale
et le retour de la Russie en tant qu'acteur de poids dans l'ordre
géopolitique mondial a mené certains pays dont les dirigeants
utilisent une rhétorique antiimpérialisme occidental à faire appel
à ces puissances pour contrer l'hégémonie des États-Unis dans la
région.
L'Amérique latine
a connu 15 ans de relatives stabilité et prospérité, qui a en
partie calmé le “volcan andin” de la lutte de classes qui
faisait irruption depuis des décennies, tandis que la population
cherchait des alternatives au néolibéralisme. Cependant, la
complexité et la profondeur de la crise actuelle du capitalisme, qui
n'a toujours pas récupéré de la crise financière de 2008,
commencent à se faire sentir avec de plus en plus intensité dans la
sous-région, tout comme les gouvernements des soi-disant « grands
alliés » que sont la Russie et la Chine sont à leur tour à
présent confrontés à une situation difficile sur le plan
économique et à une crise sociale et politique. Tout ce tableau
fait s'accumuler différents éléments qui pourront déclencher une
nouvelle période de lutte mais aussi de potentielles défaites pour
les processus révolutionnaires en Amérique latine.
Cette
vaste région est une des plus riches au monde, mais aussi celle où
les inégalités sont les plus fortes au monde ; elle passe à
présent à travers une période de profondes contradictions. D'un
côté, les gouvernements pro-libre échange et pro-occidentaux
commencent à avoir des problèmes sur le plan non seulement
économique, mais aussi socio-politique. La Colombie, le Mexique, le
Chili, le Pérou constituent autant de bombes à retardement
sociales, où des mouvements peuvent à tout moment exploser pour
exiger plus de droits démocratiques et une répartition plus
équitable des richesses.
D'un
autre côté, les gouvernements « de gauche »
anti-occident, alliés à la Russie et à la Chine, sont ébranlés
par une double crise : d'un côté, l'impact de la crise
capitaliste internationale, qui démontre que le système s'étend à
l'échelle mondiale et qu'il n'existe aucune solution nationale ;
de l'autre côté, l'épuisement ou l'échec des tentatives
réformistes entreprises par les gouvernements dits de gauche en vue de
mettre en place une économie « mixte » où
l'intervention étatique dans l'économie serait couplée aux
investissements privés.
Cette
politique avait été accompagnée de programmes sociaux populistes
qui ont été abandonnés car leur survie précaire dépendait trop
de l'économie et du cours des matières premières sur les marchés
internationaux.
De
profondes contradictions existent dans tous ces processus, par
exemple au Venezuela, dont l'économie est plongée dans la stagnation. Nous voyons que le
décès de Hugo Chávez a constitué un point tournant, et que
la direction du mouvement “chaviste” montre des signes
inquiétants de virage à droite, menaçant ainsi les
immenses gains sociaux et politiques obtenus par les travailleurs et
les pauvres.
D'un
autre côté, la crise se prolonge dans d'autres pays, où la
faillite de l'élite a pratiquement fait de ces pays des “États
défaillants”, surtout en Amérique centrale : Mexique,
Honduras, Guatemala, El Salvador… Les narco-mafias, les milices
et l'intervention impérialiste américaine (la soi-disant “guerre contre
la drogue”) ont approfondi les crises sociales et politiques
dans ces pays, ce qui crée le potentiel pour un programme
révolutionnaire radical afin d'en finir avec la violence, la
pauvreté et l'inégalité qui touchent les travailleurs ruraux, les
peuples autochtones et l'ensemble des pauvres et des opprimés.
Les routes suivies par la drogue et les réfugiés vers les États-Unis |
Le conflit entre le bloc Chine/Russie et le bloc États-Unis/Europe
Un conflit géopolitique est de manière générale en train de se tramer à l'échelle de toute la sous-région, qui oppose les vieilles puissances occidentales aux nouvelles puissances
impérialistes dans le cadre d'une lutte pour la domination sur les marchés d'Amérique latine,
surtout en ce qui concerne l'extraction des matières premières, les
mines et la vente de produits transformés. Ce conflit a mené à la
constitution de deux blocs politiques et économiques dans la
sous-région. Le bloc pro-occident, soutenu par les États-Unis et
par l'Union européenne, a formé l'“Alliance pacifique”,
qui comprend le Mexique, le Pérou, la Colombie, le Panama et le
Chili. Face à lui se trouve le Mercosur-Alba, avec le Brésil, le
Venezuela, l'Uruguay, Cuba, la Bolivie, l'Équateur et le Nicaragua. Ce conflit pèse énormément dans la politique sous-régionale et, d'une manière ou d'une autre, conditionne la lutte de classes et le rapport de forces.
S'il
semble s'agir à première vue d'un conflit entre deux blocs
antagonistes, celui-ci reste en réalité entièrement inscrit dans les
limites et dans la logique du capitalisme. On ne peut en effet pas parler de “Guerre froide” vu que la Russie et la Chine actuelles ne représentent plus un autre modèle de société mais sont simplement de nouvelles puissances impérialistes-capitalistes qui cherchent à se tailler une place dans un monde encore dominé par d'autres puissances capitalistes.
Même
si les deux blocs paraissent défendre chacun leur propre vision,
l'un défendant le libre marché (une politique dite “mondialiste”),
l'autre un marché protégé et régulé (une politique dite “nationaliste”), cela ne les a tout de même pas empêché d'organiser toute une série
de réunions entre eux afin de définir des modalités de
collaboration. Cette évolution est aussi le reflet des
contradictions au sein du Venezuela, de l'Argentine et du Brésil.
Un
autre aspect crucial est l'influence de la Chine, qui ne doit
toutefois pas être surestimée, tout comme il ne faut pas non plus
sous-estimer l'influence des États-Unis. Il serait totalement
incorrect de croire que la nouvelle puissance, même si elle est
émergente, a déjà surpassé l'ancienne puissance, même si elle
est en déclin.
De
nombreux analystes réformistes provenant de la gauche opportuniste
ont annoncé que la sous-région est en train de se libérer de la
domination des États-Unis, qui auraient selon eux perdu leur prépondérance en
Amérique latine. Cela pourrait être considéré comme vrai en
termes généraux si nous nous contentions de jeter un œil sur l'évolution de la carte
politique du début du 21ème siècle : l'arrivée de plus
en plus de régimes “nationalistes” avec une rhétorique hostile envers
les États-Unis et l'Union européenne. Cependant, c'est loin d'être
le cas en réalité.
Il
est vrai que les États-Unis n'ont plus la même domination de la
sous-région que dans le passé. Mais cela ne veut pas dire qu'ils
ont perdu leur capacité d'intervention. John Kerry, secrétaire
d'État américain, a certes affirmé la fin de la doctrine Monroe (une
politique formulée en 1823 qui condamne toute intervention
européenne « aux Amériques » ainsi que toute
intervention américaine en Europe, et qui a servi de prétexte pour
justifier le système néocolonial étatsunien en Amérique latine
après l'indépendance vis-à-vis de l'Espagne et du Portugal),
mais cela non plus ne signifie pas que les États-Unis ont
complètement abandonné l'idée d'une hégémonie en
Amérique latine. La mise au placard de la doctrine Monroe veut
juste dire que les États-Unis reconnaissent ne plus être les seuls
à vouloir être les maitres sur leur “arrière-cour” latino,
avec l'arrivée de nouvelles puissances rivales.
Les
États-Unis restent un facteur déterminant dans la sous-région.
Selon un article de Juan Gabril Tokatlian paru en novembre 2013
dans le journal espagnol El Pais, les États-Unis ont intensifié
leur intervention dans la sous-région, mais via d'autres méthodes.
Par exemple, ils ont fermé leur “École des Amériques” dans
laquelle ils formaient les futurs dictateurs à leur solde en
Amérique latine, mais ils maintiennent une nouvelle forme
d'aide militaire via les soi-disant “guerre contre la
terreur” ou “guerre contre la drogue”.
Près de 200 000 soldats latino-américains
ont été entrainés par les États-Unis ou ont reçu un soutien
technique étatsunien entre les années 2009 et 2011. En outre, même si leurs tentatives de
conserver légalement leurs sept bases militaires en Colombie
ont échoué, les États-Unis ont réactivé leur Quatrième Flotte
dans la mer des Caraïbes (ou Antilles), alors que cette flotte avait
été démobilisée en 1950. Un autre fait important est
qu'entre 2009 et 2014, l'aide militaire américaine à la
sous-région a dépassé les 17 milliards de dollars
(9500 milliards de francs CFA), soit le plus gros
investissement à l'étranger réalisé par n'importe quel pays.
La
Cepal (Commission économique de l'ONU pour l'Amérique latine)
a en outre révélé qu'en 2012, 24 % des investissements des
multinationales américaines ont été effectués dans la
sous-région.
Tout
cela montre bien que les États-Unis sont loin d'avoir perdu leur
domination en Amérique latine. Cependant, ils ne sont plus
seuls, et l'arrivée d'autres pays tels que la Chine ou la Russie a
un effet sur la situation politique. Tous ces facteurs doivent être
rigoureusement pris en considération par les révolutionnaires afin
de se faire une idée correcte du rapport de forces et de la lutte de
classes dans la sous-région.
La doctrine Monroe : les États-Unis disent “Bas les pattes de l'Amérique” à l'Europe et à l'Afrique |
L'Amérique centrale et le Mexique
L'Amérique centrale et le Mexique est une région qui se caractérise d'une part par son
état de guerre, de l'autre par sa situation explosive. Ce sont ces pays qui ont
été les plus affectés par la politique d'intervention des
États-Unis et par sa “guerre contre la drogue” menée au cours de la
dernière décennie. La
région est devenue extrêmement explosive, avec de plus en plus de
confrontations et des violences croissantes qui rendent la vie
infernale aux travailleurs, aux pauvres et aux opprimés.
Le
“triangle du Nord”, composé du Guatemala, du Salvador, du
Honduras et du Mexique, est devenu une des zones les plus
violentes et les plus inégalitaires au monde. Le
taux de meurtre y est de 50 personnes par an pour
100 000 habitants. Le taux de meurtre des femmes en
particulier y a atteint des proportions terrifiantes. Le militantisme
syndical et politique est devenu une profession extrêmement
risquée. Des dizaines de milliers de syndicalistes et de dirigeants
paysans ont été tués dans ces pays au cours des dix dernières
années.
Les
questions de la réforme agraire, d'une distribution équitable du
revenu et des droits de l'homme, sont devenues cruciales dans ces
pays. La situation est si désespérée qu'on voit une migration de
masse d'enfants et d'adolescents qui partent sans leurs parents se
chercher un “avenir” aux États-Unis. En 2014,
c'est ainsi plus de 50 000 enfants et jeunes gens qui ont tenté
de traverser la frontière du Mexique aux États-Unis. Cela a forcé
le gouvernement Obama à prendre des mesures, et le problème de
l'immigration des Latinos est devenu un enjeu véritablement stratégique pour la
classe dirigeante américaine.
Cette
situation illustre l'abysse de la crise du capitalisme, un système
incapable de résoudre les problèmes de l'humanité. En Amérique
centrale, les parents de ces enfants et de ces jeunes candidats à
l'émigration paient entre 5000 et 10 000 $ à diverses
mafias (de 3 à 5 millions de francs CFA) pour
qu'elles fassent passer leurs enfants en territoire américain où
ils auront la possibilité d'une vie meilleure. Toutefois,
seuls 15 % des immigrés parviennent à obtenir un asile ou une
aide. Le reste soit meurt en tentant de franchir la frontière, soit
est enfermé dans des “abris” aux États-Unis jusqu'à ce qu'ils
soient rapatriés dans leur pays de départ. Cette situation tragique
a poussé John Kerry à visiter ces pays afin de conclure des
accords avec leurs gouvernements en vue de mettre un terme à cet
exode.
Mais
contrairement à cette tragédie sociale, la politique prédatrice
menée en Amérique centrale par le grand capital et l'impérialisme
se poursuit. La plupart de ces pays ont signé des accords de libre
échange avec les États-Unis qui ont approfondi l'ampleur des
contradictions sociales et stimulé les mobilisations et la gauche,
surtout dans le secteur rural. Il y a eu de grandes manifestations
dans ce secteur au Panama, au Guatemala et au Honduras, ce qui montre
que même dans le cadre de ce scénario extrêmement défavorable,
les conditions objectives sont telles qu'il n'y a pas d'autre choix
que de se battre.
Manifestation d'un collectif paysan au Guatemala pour l'accès au foncier, la nationalisation et la protection de la “Terre-Mère” |
Mais il s'agit d'une lutte qui comporte de nombreux
éléments de violence armée vu que la région est marquée par une
forte présence de groupes paramilitaires utilisés indirectement par
la classe dirigeante pour tuer tout effort de “subversion” de la
part des travailleurs, des paysans ou du peuple de manière générale. Le
dernier exemple en date est celui de la défense de Michoacan au
Mexique, où les civils ont été forcés de se défendre et de
s'organiser contre les cartels de la drogue et leurs milices, vu la
faillite de la politique sécuritaire de l'État mexicain.
Il
existe d'importantes forces de gauche révolutionnaire dans cette
région, ce qui permet de poser la question d'une fédération
socialiste des nations d'Amérique centrale et de promouvoir un
programme directement socialiste révolutionnaire. Il est très
important d'entrer en contact avec ces organisations, malgré les
quelques différences qui peuvent exister entre nous, en vue du
développement de forces politiques révolutionnaires dans la région.
Il
est tout aussi important d'avoir une politique envers les
organisations des droits de l'homme qui, contrairement à celles
d'autres pays d'Amérique latine ou à celles des pays du capitalisme
développé, sont dans ces pays de véritables organisations
militantes jouissant d'un large soutien social et regroupant des
militants sérieux ; certaines de ces organisations en sont même
venues à jouer un rôle de refuge pour les militants de gauche
confrontés à un environnement hostile.
L'Amérique
centrale n'a pas un très grand poids économique, mis à part le
Mexique, mais sa position géopolitique est cruciale dans le cadre du
conflit actuel pour l'hégémonie sur le marché. Le canal de Panama fait partie intégrante de ces enjeux. Le canal de Panama est un
canal gigantesque et très profond qui relie l'océan Atlantique à l'océan
Pacifique, tout aussi important que le canal de Suez en Égypte, qui permet d'éviter un détour de plusieurs dizaines de milliers de kilomètres aux bateaux qui autrefois étaient contraints de faire le tour de l'Amérique du Sud.
Alors qu'une très grande partie de la richesse mondiale transite par
ce canal, la Chine cherche maintenant à construire un nouveau canal
transocéanique à travers le Nicaragua, sur base d'une concession de
50 ans renouvelable pour une nouvelle période de 50 ans,
pour un investissement total de 40 milliards de dollars
(20 000 milliards de francs CFA). La Chine, via ses
entreprises privées, aura un contrôle absolu sur ce canal.
Cela
pose une autre question : celle de l'environnement. Ce
méga-projet aura en effet un impact énorme : en plus de créer
un nouveau lien entre deux océans dont l'évolution s'était
déroulée séparément depuis des millions d'années, le trajet
prévu du canal passera par le plus grand lac d'Amérique latine, le
lac Cocibolca (qui occupe une grande partie de la surface du Nicaragua) et détruira
25 % des forêts tropicales du pays.
Le projet de nouveau canal transocéanique sous contrôle chinois, à côté du canal de Panama déjà existant |
Le Mexique
Ce
pays résume aujourd'hui la situation à l'échelle de toute la zone.
Après la disparition de 43 étudiants dans l'État de Guerrero,
le gouvernement de Peña Nieto et du PRI (Parti révolutionnaire
institutionnel) ne peuvent plus tenter de faire passer la situation
de ces étudiants comme un cas isolé. La disparition macabre de
ces 43 étudiants a été la goutte d'eau qui a fait
déborder le vase dans le contexte de siège et de violence qui
prévaut dans le pays. La conjoncture actuelle contient des éléments
de situation prérévolutionnaire.
Depuis
le début du gouvernement de Felipe Calderón, le prédécesseur
de Nieto, il y a eu officiellement plus de 120 000 “disparitions”
dans le pays, en particulier dans le cadre du processus d'émigration
que nous avons mentionné ci-dessus. La présidence de Calderón a
officiellement compté 102 696 homicides. Sous le
gouvernement actuel, c'est officiellement 8000 personnes qui ont
disparu : les 43 étudiants ne sont que le sommet de
l'iceberg. Mais malheureusement, ces statistiques pourraient être
bien plus élevées en réalité, puisque des études indépendantes
affirment qu'entre 2010 et 2013, environ 93 % des cas
n'ont jamais été rapportés ni suivis.
Le
gouvernement de Peña Nieto, qui n'est que dans sa deuxième
année d'exercice du pouvoir, se concentre sur des réformes
économiques telles que l'amendement de la constitution qui annule la
nationalisation du pétrole mexicain accomplie en 1938 par
Lázaro Cárdenas. Cette réforme vise à faire passer entre les
mains du capital étranger l'industrie du pétrole mexicain (Pemex),
qui appartient toujours à l'État. Le gouvernement justifie cela en
disant que cela est nécessaire pour moderniser Pemex et pour enrayer
la baisse de la production en cours depuis des années à cause de
retards technologiques, mais la réalité est que cela fait entrer
Pemex dans un processus de privatisation mixte qui permettrait à
l'élite capitaliste de reprendre le contrôle de l'économie et qui
ferait perdre sa souveraineté au Mexique.
Les
tentatives de privatiser Pemex, la violence qui a éclaté partout
dans le pays, en plus des années de hausse des inégalités et
d'oppression des travailleurs – tout cela a mobilisé une
importante gauche mexicaine mais qui n'a pas encore muri assez que
pour représenter une alternative viable et cohérente aux yeux de la
population.
Les
évènements du 26 septembre à Iguala, dans l'État de
Guerrero, a marqué un point tournant dans l'histoire du pays. Les
mobilisations se sont accrues au cours des derniers mois, et ce qui
semblait n'être au départ qu'un conflit provincial s'est étendu à
tout le pays. Des manifestations nationales sont organisées et il y
a eu des appels à la grève générale. Ce mouvement de masse se
fait par-dessus la tête des dirigeants des partis traditionnels de
la droite et du “centre gauche” (Parti révolutionnaire
institutionnel, Parti action nationale, Parti de la révolution
démocratique) qui ne parviennent pas à contrôler la situation.
La
disparition des 43 étudiants a radicalisé le mécontentement
de la classe prolétaire et des pauvres mexicains. Les manifestations
ont déjà fait tomber le maire de la ville d'Iguala et le gouverneur de la province de Guerrero, où
les étudiants ont disparu. Il y a à présent un véritable risque que la
contestation emporte également le gouvernement national.
Nieto
est dans une situation critique. Son gouvernement a beau tenter d'acheter
le silence des parents des 43 étudiants, le fait reste,
comme nous l'avons dit, que ces 43 étudiants n'ont été que la
goutte d'eau qui a fait déborder le vase. La situation dans le pays
aujourd'hui est bien plus explosive que jamais auparavant. Une
explosion sociale de grande ampleur aurait qui plus est des
répercussions non seulement en Amérique centrale, mais aussi
aux États-Unis et en Amérique du Sud, malgré le fait
qu'historiquement ce continent ait toujours été une zone distincte
de l'Amérique centrale.
Encore
une fois, la clé du problème est le facteur subjectif d'une
direction révolutionnaire. Il est possible que le gouvernement
parvienne à stabiliser quelque peu la situation, mais la machine est
en route et il sera difficile de l'arrêter. Il est vrai que, dans
l'histoire de la lutte de classes au Mexique, il y a déjà eu des
manifestations massives et des situations clairement
prérévolutionnaires, voire révolutionnaires, qui finalement ne se
sont pas matérialisées. Mais aujourd'hui, la situation pourrait
être différente.
La crise mondiale du capitalisme bat les
élites dirigeantes et ne leur donne que très peu de marge de
manœuvre, de sorte qu'une situation clairement révolutionnaire au
Mexique pourrait très bien se développer sur le court terme. Les
tâches cruciales pour le pays consistent toujours à tirer les
leçons de l'échec du mouvement zapatiste et du PRD, ainsi que la
formation d'un nouveau parti prolétaire indépendant de masse.
Cependant,
il est encore trop tôt pour tirer des conclusions. Ce qui est clair
est que la situation est en train d'atteindre ses limites et que
quelque chose va se passer dans cet important pays.
Marche au Mexique : « Peña – démission !! » |
Cuba : « Rectifier ou couler »
« Rectifier ou couler » : c'est avec cette phrase que Raúl Castro a lancé le sixième congrès du Parti communiste cubain en avril 2011, le premier congrès de l'ère d'après Fidel (qui vit toujours mais a démissionné en 2008, à l'âge de 82 ans, au profit de son frère Raúl). Cela a été le début d'un processus que la bureaucratie stalinienne au pouvoir à Cuba a baptisé la “rectification” du modèle socialiste. Cela a ouvert tout un débat parmi la gauche cubaine et dans le reste du monde quant à la possibilité d'une restauration capitaliste sur cette ile, plus de 50 ans après la révolution et le blocus économique.
Depuis
lors, la bureaucratie cubaine n'a pas pu facilement accomplir les
réformes car celles-ci menacent de manière irréversible les acquis
de l'âge d'or de la révolution des années '60 et '70. La
caste dirigeante cubaine fait face au dilemme classique :
réforme ou révolution. La pression s'opère des deux côtés :
les vieilles générations veulent préserver le modèle des
années '60, tandis que la nouvelle génération exige une
modernisation et une flexibilisation du système politique et social.
La
caste dirigeante se retrouve donc à un carrefour. À ce stade, elle
sait que la route vers la contrerévolution dirigée par les exilés
de droite réfugiés à Miami aux États-Unis n'est plus seulement une menace, mais une réalité. En effet, le soutien dont ces réactionnaires
jouissent de la part du capital et des États-Unis leur permet de
tirer profit des nouvelles réformes du marché et de pénétrer
l'économie cubaine par la voie légale, ce qui accélère du même
coup le processus de restauration capitaliste.
Raúl Castro
est bien conscient de cela lorsqu'il dit vouloir « promouvoir
une économie mixte afin de sauver le système socialiste pour
maintenir les acquis de la révolution », en ajoutant que
« ceci sera le dernier rôle joué par la génération
historique ». Cela veut dire que le régime cubain est d'accord
pour un changement graduel de modèle afin d'éviter d'engendrer des
troubles majeurs qui pourraient remettre son pouvoir en question.
L'ancien président du Venezuela Hugo Chávez à Cuba devant un monument à Che Guevara |
Mais
les intentions de la caste dirigeante cubaine ne dépendent pas que
d'elle-même. En avril de cette année, Augusto de la Torre,
le chef de l'unité Amérique latine de la Banque mondiale,
commentait ainsi les changements en cours dans l'ile : « Nous
savons tous que Cuba passe par un processus d'ouverture … Il me
semble que la modernisation de l'économie cubaine est à prendre très au sérieux ». Ces affirmations en disent long sur
ce qui est en train de se passer dans l'ile. Au cours de la même
interview, le même M. de la Torre disait trouver inquiétante
la situation au Venezuela, en termes de l'impact que cela pourrait
avoir sur l'ouverture de Cuba.
En effet, le
Venezuela a été le sauveur de Cuba lors de la dernière décennie
grâce à sa coopération économique et à ses remises sur le prix
du pétrole. Par exemple, en 2012, nous avons rencontré un
chauffeur de taxi cubain indépendant à la Havane, à qui nous avons
demandé l'importance qu'avait pour lui et les Cubains Chávez et la
“révolution bolivarienne”. Ce à quoi il a répondu que grâce à
eux, il n'y a plus de délestages à Cuba et le rationnement de
l'essence et du pétrole a cessé. Cela
montre que le revirement de politique gouvernementale en cours au
Venezuela est parti pour causer de sérieux problèmes à Cuba et à
ses dirigeants. Ceux-ci se verront alors contraints soit d'accélérer
les réformes, soit de stagner en maintenant le modèle tel qu'il est
depuis ces dernières années.
Tout
cela a poussé la bureaucratie cubaine à rechercher d'autres alliés
sur le plan international, et c'est ainsi qu'elle s'est tournée
vers les Brics. Durant la récente visite de Vladimir Poutine
et de Xí Jìnpíng dans la région en juillet 2014, dans le cadre de la
rencontre des Brics avec le Mercosur (Marché commun du Sud, un bloc
commercial regroupant le Venezuela, le Brésil, le Paraguay,
l'Uruguay et l'Argentine) et le Celac (Communauté d'États
latino-américains et caraïbes, qui regroupe l'ensemble des pays de
la sous-région), le régime cubain – tout comme le Brésil
d'ailleurs – a profité de leur présence pour faire serment
d'allégeance envers la Russie et la Chine et annoncer son soutien à
ces puissances émergentes.
La
Russie a annulé sa dette envers Cuba, laquelle datait de l'ère
soviétique. La Chine, la Russie et le Brésil ont reçu le contrôle
des zones économiques exclusives cubaines (telles que le récent
port de Mariel), des zones où des lois spéciales sont d'application
en termes de flexibilité des conditions de travail et d'accès libre
aux investissements privés en plus d'un régime de taxation allégé. Dans
la même logique, un mois avant la visite de Poutine et Xí Jìnpíng
de l'année passée, le gouvernement cubain a adopté une nouvelle
loi sur les investissements privés étrangers, qui offre de nouveaux
avantages fiscaux sur l'ile.
Mais toutes les réformes ne pourront pas passer sans une certaine résistance de
la part des travailleurs et de la population cubains, qui vont exiger
des concessions en retour. Parallèlement à cela, la bureaucratie
cubaine a cédé sur le plan de certains droits démocratiques
fondamentaux. Elle a mis un terme à la criminalisation des
communautés LGBT et autres formes de diversité sexuelle, a autorisé
le travail en indépendant et l'apparition de petites entreprises
privées (telles que restaurants, cafés, etc.). Elle a allégé les
restrictions quant aux voyages à l'étranger. Cependant, ces
réformes sont limitées par le manque de ressources économiques de
l'État cubain et par le fait qu'elles sont toujours sous le contrôle
d'une bureaucratie lourde et inefficace.
Toute
une partie de la gauche indépendante cubaine, tels que nos camarades
du groupe “Observatoire critique” et d'autres socialistes
démocratiques et intellectuels, a exprimé son inquiétude par
rapport aux réformes : s'il est vrai que des corrections
doivent être effectuées, celles qui sont en train d'être opérées
en ce moment sont très limitées et ne vont finalement bénéficier
qu'à une petite minorité, comme on l'a déjà vu d'ailleurs dans le
secteur touristique dont seules les multinationales et la
bureaucratie ont tiré profit.
Un processus dangereux est à l'œuvre
avec l'élargissement des différences économiques au sein de la
société cubaine, c'est-à-dire l'émergence d'une classe moyenne
liée à la bureaucratie étatique. Cela va encourager une
restauration capitaliste complète qui balayera les dernières
grandes réalisations de la révolution cubaine telles que les soins
de santé et le système d'enseignement dont la qualité est réputée
dans le monde entier.
En
même temps, la question des droits démocratiques et la
revendication de plus de participation populaire aux prises de
décision restent importantes. Il y a une véritable polarisation sur
ce front entre la droite miaméenne et la gauche révolutionnaire en
rupture avec la bureaucratie du PC.
Cuba
se trouve à la croisée des chemins. Il est clair que l'évolution
de la situation au niveau sous-régional va fortement influencer le
développement de ce processus interne. Une nouvelle situation est en
train de s'ouvrir. S'il est vrai que les réformes entreprises par le
régime ouvrent la voie à de nombreuses contradictions et menaces,
elles nous offrent aussi toute une série d'opportunités. Il y a une
lente croissance de mouvements et d'idées politiques de gauche en
opposition à la politique de la bureaucratie. Cela est très
important si on considère également l'importance du mouvement pour
les droits démocratiques et du facteur générationnel : le
conflit croissant entre la nouvelle génération plus “pragmatique”
et la vieille garde orthodoxe. Tous ces facteurs seront déterminants
pour l'avenir de la révolution cubaine.
Nous
devrons suivre de près ces nouveaux développements et coordonner
les actions de solidarité et les initiatives de la gauche cubaine,
dans le but de corriger les erreurs commises tout en nous efforçant
de faire de Cuba un point de référence sain pour les luttes qui
vont survenir partout dans le monde.
Les dirigeants historiques de la révolution cubaine cherchent à faire des concessions au capitalisme tout en évitant la faillite de leur système. La nouvelle génération doit se préparer |
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