Perspectives mondiales : le Moyen-Orient, l'Europe de l'Est
Début décembre 2014, s'est tenue une réunion du Comité exécutif international du CIO (CEI), une structure composée de 2-3 délégués de chaque section nationale du CIO, élus lors de notre Congrès mondial bisannuel. Comme lors de chacune de ces réunions, le CEI a débattu de l'actualité mondiale, région par région, pays par pays, ainsi que de l'état d'avancement de notre travail dans nos différentes sections, pour ensuite déterminer notre ligne politique au niveau international, cela en vue d'encourager, accompagner, structurer et guider le processus de la révolution mondiale à venir jusqu'à l'année prochaine.
Ce rapport est en sept parties : 1) Économie mondiale et grandes tendances géopolitiques ; 2) États-Unis et Europe ; 3) Moyen-Orient/Afrique du Nord et Europe de l'Est ; 4) Asie du Sud et de l'Est ; 5) Afrique ; 6) Amérique latine ; 7) Discussion sur la question nationale.
Ceci est la troisième partie de ce document, concernant le Moyen-Orient/Afrique du Nord et la Russie.
Retrouvez toute la série d'articles en cliquant sur ce lien : CEI 2014.
Le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord
« Cet esprit a
disparu, le rêve de ce qu'on a appelé le “printemps arabe” a
été brisé par les forces plus puissantes de la contre-révolution.
À présent, le monde arabe est en état de décomposition, comme par
l'effet d'une réaction chimique – toute la région est
plongée dans un état de chaos collectif, au milieu duquel la
putréfaction découlant de décennies d'autoritarisme et de
sectarisme maintenus sous pression est en train de prendre le
dessus ». C'est ainsi qu'un observateur plutôt pessimiste
quant aux fruits de la révolution – car c'en était bel et
bien une – qui s'est déroulée il y a trois ans en
Afrique du Nord et au Moyen-Orient résumait récemment la
situation dans la sous-région.
Il est vrai qu'en
cette dernière période, nous avons connu la guerre dévastatrice
entre Israël et les Palestiniens à Gaza : plus de
2100 Palestiniens ont été tués, ainsi que 70 Israéliens,
avec la constitution d'une nouvelle armée de sans-abris, et tout ça,
sans qu'aucun des enjeux n'ait été résolu. Quatre pays sont
maintenant plongés dans la guerre – Syrie, Libye, Iraq,
Yemen. Tandis qu'en Égypte, un nouveau régime autoritaire est
arrivé au pouvoir. même en Tunisie, on ne voit pas non plus la mise
en place d'un régime purement démocratique-bourgeois. Ce pays de
10 millions d'habitants semble n'avoir jusqu'ici évité que de
justesse le double fléau de la guerre civile et du sectarisme qui
s'est emparé du reste de la sous-région. Mais même en Tunisie, ces
facteurs sont présents : la Tunisie est notamment le pays qui a
envoyé le plus grand nombre de djihadistes étrangers partis
combattre en Syrie, Iraq, etc. (ils seraient 3000).
Enfin, on a le
groupe « État islamique » dont le but est un retour
au Moyen Âge et au califat, qui décapite les otages et dont les
méthodes médiévales inspirent tant de terreur que ses ennemis
s'enfuient sans combattre. Mais l'Arabie saoudite est elle-même
adepte de ces pratiques : elle a décapité 59 personnes
cette année ! Au fond, EI ne fait que répéter les méthodes
qui lui ont été enseignées par l'impérialisme. Le capitalisme
britannique était lui aussi friand de décapitations en Malaisie
dans le cadre de sa lutte contre les guérillas indépendantistes
après la Seconde Guerre mondiale.
En tant que
marxistes, notre vision ne peut être qu'optimiste. Mais cette vision
ne doit jamais nous aveugler au point de nous interdire une analyse réaliste de la situation
à laquelle sont confrontées les masses de la sous-région. On est
vraiment dans un contexte extrêmement déprimant, où des forces
djihadistes sectaires – surtout sunnites avec EI, bien que les
milices sectaires chiites ne soient elles aussi pas en reste –
occupent le devant de la scène et menacent la vie de millions de
gens.
Mais nous devons continuer à expliquer que cette situation
n'est pas inévitable, ne l'a jamais été, et qu'elle n'est
d'ailleurs pas si désespérée que ce que pensent la plupart des
observateurs qui se contentent d'analyser les évènements de loin
sans chercher à y intervenir. En Égypte, en Tunisie, en Libye, les
occasions n'ont pas manqué pour éviter de tomber dans l'impasse
sectaire. Souvenons-nous par contre du fait que certains soi-disant
marxistes, comme le Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) en France, ont
soutenu le bombardement impérialiste de la Libye. Ces personnes
doivent à présent assumer la responsabilité politique du chaos
sectaire actuel, de l'éclatement du pays et de l'arrivée au pouvoir
de divers seigneurs de guerre islamiques.
EI est une force politique d'extrême-droite dont la présence empêche le développement d'organisations nationales de classe. |
L'Égypte
Ce n'est pas non plus
le degré de conscience (ou le manque de conscience) des masses qui
est la cause de cette impasse et du recul de la révolution. Si de
nombreuses occasions ont été ratées, c'est à cause de l'absence
d'organisations prolétaires disposant d'une autorité et d'une
direction rompue à la lutte, et donc implantée parmi les masses,
surtout en ce qui concerne la construction du mouvement des
travailleurs en Égypte pour en faire une force politique avec
laquelle il aurait fallu compter. Cela aurait pu avoir un puissant
impact sur l'évolution de la situation.
Nous avons mentionné tout à
l'heure, dans notre introduction, des situations où les chiites et
sunnites iraqiens manifestaient ensemble pour défendre leurs
intérêts communs et pour exprimer leur solidarité. On a également
vu en Égypte une participation massive au cours de la révolution de
femmes et de jeunes qui se mobilisaient pour défendre les minorités,
dans le but de contribuer à l'unification du processus
révolutionnaire. Malheureusement, certaines forces de gauche ont
répété l'erreur commise lors de nombreuses autres révolutions
dans le monde néocolonial, qui consiste à faire confiance à des
alliés de la classe prolétaire qui ne sont au final que des alliés
temporaires – les bourgeois libéraux et autres forces
non prolétariennes.
Tout cela a ouvert la
voie au retour de l'appareil de sécurité hérité du régime
Moubarak (qui n'avait jamais complètement dégagé). C'est ainsi que
cet appareil a pu installer le nouveau régime militaire de Sissi,
avec le soutien d'une large partie de l'opinion publique. La
débandade du bref régime des Frères musulmans, miné par son
autoritarisme et son intolérance, a été acclamée par la majorité
de la population qui s'était retrouvée plongée dans le désordre,
le chaos et l'effondrement économique.
Le nouveau gouvernement
constitué il y a cinq mois semble faire obstacle aux chances
d'amélioration du niveau de vie des masses. Les évènements
ailleurs au Moyen-Orient ont cependant contribué à renforcer
ce régime. Si le gouvernement américain a émis quelques faibles
protestations concernant le coup d'État et le « manque de
démocratie », Obama est resté silencieux pendant que le
régime arrêtait, persécutait, torturait et tuait des artistes, des
syndicalistes et d'autres opposants.
En plus, l'évolution
combinée de la situation géopolitique dans la sous-région
– surtout depuis l'émergence de EI – a permis au
régime de se consolider. L'Arabie saoudite et les
Émirats-arabes-unis ont versé 2 milliards de dollars
(1000 milliards de FCFA) pour stabiliser l'économie
égyptienne. Les bourgeois locaux ont eux aussi contribué à
financer le plan d'élargissement du canal de Suez mis en place par
Sissi, à hauteur de 8,5 milliards de dollars (4600 milliards
de FCFA). Avec tout ça, Sissi a commencé à se rêver en nouveau
Nasser.
Mais Nasser était arrivé au pouvoir dans un monde qui était
en pleine croissance économique et partagé entre l'impérialisme
américain et l'Union soviétique stalinienne ; c'est ce
contexte qui lui a permis de se maintenir au pouvoir tout en faisant
beaucoup de concessions aux masses. Le développement mis en œuvre à
son époque dépendait d'ailleurs fortement de l'aide de
l'Union soviétique et de ses vastes ressources. Le nouveau
régime égyptien se retrouve aujourd'hui dans une situation
complètement différente, où il ne pourra pas compter sur une aide
de cette ampleur. Après une première phase d'attente, une nouvelle
vague de contestation va forcément se produire.
Toutes les
révolutions contiennent en elles-mêmes un élément de
contre-révolution. Il y a même certains moments où la réaction
semble dominer et où les éléments révolutionnaires sont repoussés
à l'arrière-plan – comme on l'a vu en Russie
en juillet 1917. La force de cette contre-révolution
dépend en partie de la profondeur avec laquelle la première vague
de la révolution a balayé les fondations de l'ancien régime, mais
aussi de la présence et de la puissance d'un parti révolutionnaire
et de l'implantation de ce dernier parmi les masses. Les révolutions
dans la sous-région se sont globalement déroulées sans aucune
organisation de la classe prolétaire et des masses pauvres, sans
même le début d'un parti révolutionnaire.
Une fois que les
masses commenceront à perdre leurs illusions dans le nouveau régime,
une nouvelle phase de la révolution égyptienne va arriver. La
perspective de la résistance de la classe prolétaire ne peut pas
être écartée. En cette période, il est crucial de construire et
de renforcer les organisations des travailleurs, tout comme sont
cruciales la construction et le renforcement des forces du CIO dans
la sous-région – en Tunisie, au Liban et en Israël/Palestine,
où notre section accomplit un travail particulièrement héroïque.
Tout cela vise à nous préparer pour la période où la classe
prolétaire repartira une fois de plus à l'action, tirant les leçons
de son expérience et prête à accomplir les tâches de la
révolution égyptienne.
Israël/Palestine
En Israël, la classe dirigeante se sent particulièrement menacée par la résurgence de la contestation des Palestiniens vivant en Israël, du côté israélien du “mur de séparation” entre Israël et les territoires occupés. Cette contestation a pris la forme d'émeutes et d'actes de terrorisme individuel, surtout à Jérusalem-Est, mais aussi à Tel Aviv.
Cette vague de colère
tire ses racines d'avant la guerre de juillet-aout à Gaza. Elle a
pris après l'assassinat et l'arrestation de masse de Palestiniens
par l'armée israélienne en Cisjordanie, et la mise à feu d'un
Palestinien par un groupe d'Israéliens d'extrême-droite à
Jérusalem-Est. Puis on a eu la dévastation de la guerre de Gaza, la
répression des Palestiniens à Jérusalem-Est qui a suivi la guerre,
et les incursions d'Israéliens sur le site sacré du mont du Temple,
qui ont constitué de nouvelles provocations.
De nouvelles mesures
répressives ont été prises, comme une nouvelle loi qui condamne à
20 ans de prison les gens qui jettent des pierres. Mais aucune
répression, même la plus féroce, ne pourra empêcher la vague de
contestation qui ne cesse de monter.
Les pourparlers de
paix qui avaient précédé la guerre ont été abandonnés sans que
le Premier ministre Netanyahou n'y ait fait la moindre
concession. Au contraire, c'est au cours de ces neuf mois de
négociations, qu'on a annoncé la construction prochaine de plus de
13 000 nouveaux logements dans les colonies – et ça
continue. L'accord qui visait à libérer des milliers de
Palestiniens détenus dans les prisons israéliennes a lui aussi été
oublié. Les missiles tirés cet été depuis Gaza, le plan de
réconciliation entre le Fatah et le Hamas, la montée en puissance
de EI dans la sous-région, sont utilisés dans la propagande du
gouvernement Netanyahou pour justifier son refus en bloc de toute
avancée vers la création d'un État palestinien.
Mais la pression
monte, de la part des grandes puissances tout comme au sein d'Israël,
et la classe dirigeante israélienne est à présent totalement
divisée quant à la route à suivre. D'un côté, elle veut éviter
toute idée d'une solution à “un État” dans lequel les
Palestiniens vivraient en Israël avec les mêmes droits que les
Juifs ; d'un autre côté, elle est contre toute idée d'un État
palestinien indépendant “ennemi” et disposant de sa propre armée
juste devant chez elle.
Le ministre de
l'Économie Naftali Bennett,
dirigeant du parti “Foyer juif” (HaBayit HaYehudi), a
proposé l'annexion des principaux blocs de colonies et rejette
l'idée d'un État palestinien dans le reste des territoires.
Quoiqu'il en soit,
l'occupation ne peut pas durer indéfiniment. Et vu la misère qui
prévaut dans tous ces territoires – surtout à Gaza –
tous les matériaux sont là pour l'arrivée d'une troisième
intifada.
Vu la division du
gouvernement israélien – une coalition de cinq partis
qui ont chacun leurs propres objectifs –, on parle de plus en
plus de la possibilité d'élections anticipées l'an prochain.
En plus de son incapacité à résoudre le conflit national (ce qui
est impossible sur une base capitaliste), l'économie israélienne
stagne, ce qui pousse les grands patrons à réclamer encore plus
d'attaques d'austérité. Cependant, on voit que presque directement
après la guerre de juillet-aout, de nouvelles luttes ont été
engagées par la classe des travailleurs israéliens, ce qui montre
que non seulement la combativité existe, mais qu'elle a le potentiel
de croitre et de s'étendre en réponse aux attaques à venir.
Les populations palestinienne et israélienne doivent s'unir dans la lutte contre leur véritable ennemi commun : l'État colonial israélien |
EI, la Syrie, l'Iraq, la Turquie
La crise provoquée par le groupe “État islamique” (ad-Dawlah al-Islāmīyah) fait partie d'un conflit plus large qui a pris tout le Moyen-Orient et qui n'est somme toute que la continuation de la guerre d'Iraq, son résultat et sa conséquence, avec des répercussions géopolitiques dans la sous-région mais aussi dans le reste du monde. EI est la descendance d'al Qā’ida, mais est plus efficace en termes de financement, est parvenu à établir ce qui ressemble de plus en plus à un véritable “État”, et est présent sur un bien plus grand nombre de terrains, constituant donc une menace pour tous les régimes du Moyen-Orient ainsi que pour l'impérialisme occidental qui ne fait ainsi que récolter les fruits de ce qu'il a semé.
Rappelons-nous
que nous avions déjà prédit tout cela 13 ans auparavant dans
notre
analyse
de la montée en puissance de l'islam politique de droite, de la
folle perspective d'un nouveau califat et de la philosophie sectaire
d'al Qā’ida. Nous avions également anticipé en gros le
résultat de la guerre d'Iraq et ses conséquences non voulues,
y compris le discrédit total des auteurs de la guerre, en
particulier Bush et Blair.
Plus récemment, lors de la réunion
de notre comité exécutif international de l'année passée, nous
avions estimé que le régime d'el Assad, même s'il était
sérieusement affaibli et malgré les centaines de milliers de
victimes et de réfugiés, ne serait pas facilement renversé. Cela,
parce que l'opposition à el Assad avait (et a toujours) un
caractère essentiellement sectaire qui se fondait essentiellement
sur la population sunnite, ce qui allait permettre au régime syrien
de mobiliser l'opposition des chiites et des autres minorités
ethno-religieuses qui craignaient à juste titre de se voir
persécutés en cas de victoire de cette opposition.
Mais en même temps,
nous avions prédit que ce conflit allait se poursuivre, et qu'il
allait sans doute mener à l'instauration d'un arc du sectarisme
s'étendant du Pakistan au Moyen-Orient et qui aurait des
répercussions sur les musulmans partout dans le monde, y compris
dans les pays les plus industrialisés. Les conséquences de tout
cela allaient être une forte hausse dans ces pays avancés du nombre
de candidats au départ pour le djihad en Syrie, en Iraq, etc. Ces
mêmes djihadistes pourraient ensuite revenir dans leurs pays
d'origine pour y commettre des actes terroristes fanatiques, y
compris des attentats-suicides, ce qui pourrait gravement nuire à
l'unité de la classe prolétaire. Au Royaume-Uni par exemple, le
gouvernement estime que plus d'un millier de ses citoyens sont partis
au Moyen-Orient pour y être endoctrinés par les idées messianiques
destructrices de EI – et le nombre de ces apprentis
djihadistes pourrait être encore plus grand dans les autres pays
européens.
Des bombardements à grande échelle pourraient avoir des
conséquences désastreuses parmi les rangs de la classe prolétaire.
Par conséquent, la situation des masses, pas seulement au
Moyen-Orient mais partout dans le monde, en sera affectée. Prôner
l'unité de classe s'avère donc plus important aujourd'hui que
jamais, surtout vu les relents empoisonnés des discours racistes et
ethnicistes haineux qui sont éructés par l'extrême-droite et par
ses alliés “respectables”.
EI s'est construit à
partir de certains restes d'al Qā’ida mais aussi à partir
de certaines fractions baathistes, y compris des hauts officiers
de l'armée iraqienne qui en avaient été expulsés par les
occupants de la coalition dirigée par les États-Unis et par le
gouvernement à majorité chiite de l'ex-Premier ministre
al Maliki. D'autres jeunes gens ont été attirés à partir de
l'étranger, dont beaucoup viennent d'une culture musulmane et se
sentent discriminés et exclus par la société. On estimait cette
année qu'environ 15 000 à 20 000 djihadistes de
EI sont des étrangers.
Mais EI n'est pas apprécié par tout le
monde. Un dirigeant bien connu d' al Qā’ida, disciple de
ben Laden, a condamné les méthodes de EI, qu'il décrit comme
une « machine de mort et de destruction ». Il a décrit
ses combattants comme des « chiens de l'enfer ».
L'Arabie saoudite, dont certains ressortissants (voire le
gouvernement) financent EI, a toutefois récemment décidé de
traiter cette organisation d'« infidèle ».
Car EI est une
organisation fondamentalement différente d'al Qā’ida. Cette
dernière avait un caractère très “assymétrique”, sans aucune
base territoriale, plus comme une “multinationale” anonyme. Elle
attaquait l'“ennemi dans le lointain”, les pays impérialistes.
EI est bien plus ancrée sur son territoire, se donne le nom
d'“État”, et est surtout concernée par la lutte contre
l'“ennemi proche” qui se trouve dans la sous-région.
En outre,
avec la capture de Mossoul (la deuxième plus grande ville d'Iraq,
dans le nord du pays, 3 millions d'habitants, l'ancienne Ninive)
et de ses champs pétroliers, EI s'est emparé d'une véritable manne
financière. EI est très bien équipé militairement, avec de
nombreuses armes acquises au cours de son incursion fructueuse en
Iraq qui l'a amené aux portes de Bagdad. Cependant, ses tentatives
de collaborer avec les dirigeants des tribus locales ne pourront pas
durer indéfiniment. La récente fusillade de membres de tribus dans
la province d'al Anbār (Ouest iraqien) indique que des tensions
vont se développer.
Il est clair aussi
que l'armée iraqienne, même si la majorité de ses soldats sont
chiites, n'était pas prête à mourir pour défendre le régime
corrompu d'al Maliki. Les Iraqiens en général ne se sont
jamais retrouvé dans la politique sectaire de son gouvernement. Ce
qui a mené à son remplacement par un autre chiite,
Haïder al Abadi : « Au plus tout change, au
plus tout reste le même ». C'est à peine si on trouve un
sunnite dans le gouvernement ; de plus, la population sunnite,
surtout les anciens officiers de l'armée de Saddam Husseïn, ne
vont certainement pas répondre à un nouvel appel au “sursaut”
national et à rejoindre l'armée iraqienne pour aller combattre EI,
vu qu'aucun d'entre eux n'est prêt à se battre pour ce régime
sectaire anti-sunnite. Cela signifie que le gouvernement va de plus
en plus devoir compter avec les milices chiites, qu'on accuse déjà
d'employer les mêmes méthodes que EI, y compris des massacres
sectaires.
En conséquence, la situation en Iraq est complètement
bloquée, tandis que le pays se divise de plus en plus selon des
lignes ethniques et religieuses et qu'on voit les frontières de
nouveaux États en train d'être tracées sur les ruines de l'Iraq,
comme
nous l'avions prédit
il y a 11 ans. Tout cela va certainement avoir de très fortes
retombées sur les États voisins, surtout sur la Jordanie et le
Liban, à leur tour menacés de désintégration.
La Turquie s'est elle
aussi retrouvée entrainée dans ce cyclone. Obama met la pression
sur la Turquie pour qu'elle attaque EI, qui menace de prendre la
ville syrienne de Kobanê. Les frappes aériennes américaines ne
seront jamais suffisantes pour vaincre EI, et les milices kurdes
faiblement équipées sont elles aussi incapables de remporter une
victoire décisive.
C'est pourquoi les États-Unis ont appelé la
Turquie, qui possède la troisième plus grande armée de l'Otan, à
attaquer EI et à autoriser la coalition anti-EI à utiliser ses
bases aériennes dans le cadre de sa campagne de bombardement.
Erdoğan, le président turc, refuse, à moins que les États-Unis ne
décident de renverser el Assad, ce que les Américains ne
veulent pas faire. Au moment où nous écrivons, aucune décision
n'avait encore été prise à ce niveau. Il est probable que la
Turquie va finalement céder à la pression et attaquer EI, mais les
résultats de cette campagne sont pour l'instant difficiles à
prédire.
Il peut
être intéressant de comparer toute cette situation à la crise qu'a constitué la guerre de Trente Ans, dans l'Europe
féodale du 17ème siècle (1618-1648). Cette guerre avait démarré en tant
que conflit religieux entre catholiques et protestants en Allemagne,
mais a fini par mener à la dissolution du Saint-Empire germanique et
à un conflit entre les différentes puissances pour la suprématie
en Europe. Cette guerre a attiré d'innombrables mercenaires et a
infligé de terribles souffrances à l'ensemble du continent. On peut
sans doute prédire un sort similaire au Moyen-Orient au cas où il
ne parviendrait pas à se sortir du capitalisme.
Obama a déjà avoué
qu'il pense que ce conflit est bien parti pour durer « des
années ». En outre, il ne va pas se limiter au Moyen-Orient,
mais est aussi appelé à se propager en Afrique de l'Ouest
– surtout avec le Boko Haram au Nigeria mais dont les
activités commencent à s'étendre au Cameroun et au Niger –,
en Afrique de l'Est – avec les milices al-Shabbaab
en Somalie et au Kenya –, en Asie, et dans les pays
industrialisés. La seule manière de combattre ces horreurs à venir
est de bâtir l'unité de la classe des travailleurs via de
puissantes organisations luttant pour un programme socialiste.
La Russie et l'Ukraine
Nous avons publié de
nombreuses analyses dès le début sur le conflit russo-ukrainien, y
compris des articles programmatiques, des revendications transitoires
quant à la question nationale, et des perspectives concernant cette
guerre et les répercussions qu'elle pourrait avoir sur l'équilibre
des relations mondiales, etc. Bien qu'une certaine controverse soit
apparue au sein du CIO – surtout concernant le rôle de la
Russie dans ce conflit –, celle-ci est à présent en grande
partie résolue. De plus, les erreurs que nous avons pu commettre
sont restées fort minimes comparées à la position prises par
certains théoriciens “trotskistes” qui ont cru bon de se rallier
à l'un ou l'autre camp nationaliste dans le cadre de cette crise.
Nous avons été
particulièrement frappés par la position de nos anciens camarades
de la désormais minuscule Tendance marxiste internationale (IMT, International Marxist Tendency), qui ont adopté une position pro-Moscou, soi-disant pour “combattre
le fascisme”. Voici ce que leur dirigeant Alan Woods,
ex-membre du CIO, a déclaré lors d'un meeting à Londres où
participait également le Parti communiste britannique :
« Ce n'est pas mon rôle de critiquer l'oligarchie russe, mais
si je devais le faire, ce ne serait pas pour dire qu'elle est trop
intervenue, mais pour dire qu'elle n'est pas intervenue du tout ».
Le même Woods a été jusqu'à déclarer qu'« Il n'y a pas de
question nationale » en Ukraine, et que « Lorsqu'on
trouve d'un côté l'impérialisme américain, l'Otan, Angela Merkel,
le gouvernement Con-Dem britannique et les fascistes ukrainiens, je
sais de quel côté je dois me placer ». La conclusion logique
de tout ceci serait que le mouvement des travailleurs – puisque
ces déclarations viennent d'un “marxiste” – devrait se
positionner du côté du régime oligarchique de Poutine et soutenir
son intervention en Ukraine.
Notre position a par contre toujours été
de soutenir les aspirations nationales légitimes des divers peuples
d'Ukraine et de Crimée, tout en appelant à lutter contre les forces
d'extrême-droite ou carrément fascistes en Ukraine, qui n'ont
d'ailleurs pas obtenu plus de 3 % des votes lors des élections
présidentielles. Au même moment, nous avons cherché à défendre
l'unité de classe, en accordant un soutien critique aux forces
véritablement socialistes sur le terrain, même si celles-ci sont
très faibles.
Il est très
important de soutenir les aspirations véritablement démocratiques
et nationales des peuples d'Ukraine et de la sous-région. Par
exemple, considérant la Crimée, il était correct de soutenir le
droit à l'auto-détermination – y compris à l'indépendance
vis-à-vis de l'Ukraine – qui semblait être le souhait de la
grande majorité de la population. En même temps, il est du devoir
des marxistes, lorsqu'ils décident de donner un soutien critique aux
mouvements indépendantistes véritables, de défendre les droits de
toutes les minorités ; dans le cas de la Crimée, cela
s'applique aux Tatars, aux Ukrainiens et Russes ukrainophones, etc.
Bien que ni la
Russie, ni l'Ukraine n'ait formellement déclaré l'état de guerre
– l'essentiel des combats étant menés par des milices
non-officielles – les six mois de conflit ont néanmoins
causé 4000 décès. Le gouvernement allemand estime
qu'entre 500 et 3000 Russes ont été tués lors de cette
guerre. Cependant, le conflit semble à présent officiellement
“gelé”, même si quelques escarmouches se sont produites après
les deux élections.
L'accord de libre-échange avec l'Union
européenne signé au moment du cessez-le-feu qui a mis un terme à
la guerre n'entrera réellement en application qu'à partir de la
fin 2015. Pendant ce temps, l'Ukraine va pouvoir exporter ses
produits agricoles en Europe sans payer de frais de douane, tandis
que les marchandises européennes seront toujours taxées en entrant
en Ukraine. Le magazine The Economist déclarait que :
« C'est justement ce que la Russie demandait avant le début de
la crise ukrainienne, mais on lui avait répondu d'aller se faire
voir. De nombreux observateurs ukrainiens préviennent que l'accord
d'association pourrait encore être revu à la baisse ».
On
rapporte que certains hauts cadres européens se sont laissés
aller au désespoir lorsqu'on leur a parlé d'un report des
négociations tripartites entre l'Ukraine, la Russie et
l'Union européenne. L'un d'entre eux se serait même exclamé
« C'est Munich en 1938 ! » – une
toute petite exagération tout de même (les accords de Munich
en 1938 signés entre la France, le Royaume-Uni, l'Allemagne
nazie et l'Italie fasciste, autorisaient l'Allemagne à annexer les
territoires appartenant à la Tchécoslovaquie mais de citoyens
d'ethnie allemande, lors de la fameuse “Crise des Sudètes” ;
cela a constitué une des premières étapes vers la Seconde Guerre
mondiale).
L'Ukraine seule ne
peut pas vaincre la Russie, vu que son armée est bien inférieure.
Mais Poutine lui-même n'est pas tout puissant. L'Afghanistan a bien
montré que c'est une chose de mener une opération de type
militaro-policier pour « sauver nos gars », mais c'en est
une toute autre de mener une opération militaire d'occupation à
grande échelle dans le “proche-étranger”. De plus, on estime
que les sanctions, même si elles n'ont pas fait fléchir la Russie,
ont causé une perte de 5 % du PIB, avec un effet dommageable
sur le niveau de vie de la population russe, qui va se faire
ressentir encore plus vivement si les sanctions continuent et
s'intensifient.
En Ukraine elle-même, beaucoup de gens craignent que
des parties entières du pays, surtout dans l'Est, ne tombent dans un
scénario “à la somalienne”, par lequel le Donbass (bassin charbonnier de Donietsk) deviendrait
un territoire sans gouvernement servant de refuge à des bandits à
partir duquel ils lanceront des raids dans le reste de l'Ukraine pour
piller, kidnapper et voler. The Economist estime que « On
pourrait assister à une répétition de la situation en Moldavie,
avec la sécession de la Transdnistrie – un genre de
“cantonisation” d'une partie du pays, contrôlée par des
services de sécurité privés ».
Une bataille pour le territoire, le prestige et l'influence
Poutine s'est rendu au début extrêmement populaire en Russie – allant jusqu'à se hisser à 90 % dans les sondages – pour son intervention en Ukraine et en Crimée. Cependant, le cout de la guerre, en plus de la chute du prix du pétrole, a entrainé de grandes pertes pour le budget russe, ce qui à terme va fragiliser le régime. Même certains oligarques pro-Poutine ont averti du fait que le pays se tient au bord de la récession. On estime que chaque baisse de 1 $ du prix du baril de pétrole mène à une perte de 2,3 milliards $ (1300 milliards de francs CFA) pour le budget d'État. Comme le pétrole et le gaz comptent pour la moitié du revenu de l'État, il devient très difficile pour le Kremlin de trouver les fonds qui lui permettaient de financer sa stabilité sociale et politique.
Les nombreux facteurs entrecroisés
présents dans la sous-région signifient que le conflit en Ukraine
pourrait, à un certain stade, s'intensifier pour atteindre le stade
d'une véritable guerre entre la Russie et l'Occident – directe
ou par États satellites interposés. Certains analystes bourgeois
ont même émis l'idée que la Russie, au cas où elle se
retrouverait encerclée et assiégée politiquement, pourrait
recourir à son arsenal nucléaire.
Les échanges de discours et
d'insultes qui ont eu lieu entre Obama et Poutine rappellent l'époque
de la “Guerre froide”. Mais nous devons bien insister sur ce fait
évident : il ne s'agit plus ici d'un conflit entre deux système
sociaux différents – capitalisme VS “socialisme” stalinien –, comme c'était le cas pendant la Guerre froide, mais d'une “simple” lutte entre deux puissances
impérialistes impliquées dans une lutte pour le territoire, le
prestige et l'influence.
Cela a été illustré
par l'attaque très ciblée, presque personnelle, d'Obama contre la
domination russe en Ukraine. Poutine a répondu de manière encore
plus explicite en invoquant le spectre de la Guerre froide,
disant que « Les États-Unis se sont auto-proclamés vainqueurs
de la Guerre froide » avant de chercher à soumettre le
monde à leur « diktat unilatéral » pendant
deux décennies. Il a critiqué les interventions américaines
au Kosovo, en Afghanistan, en Iraq et en Libye, en plus de leurs
soutiens aux “révolutions de couleur” qui n'ont en général pas
obtenu quoi que ce soit.
Poutine voulait en fait prévenir le
capitalisme américain et occidental en général que s'il continuait
à intervenir dans la “sphère russe” – Asie centrale et
Europe de l'Est, y compris les États baltiques – la
Russie ne se laisserait pas faire. Les États baltiques (Estonie,
Lettonie, Lithuanie) sont une zone de tension où, même si ces pays
font aujourd'hui partie de l'Union européenne, une grande partie de
la population est russophone et se sent discriminée. Si des conflits
se développaient dans ces pays, Moscou considèrerait certainement
une intervention.
D'un autre côté, Poutine offre aux États-Unis
une coopération dans la lutte contre EI et contre le “terrorisme
mondial”. Cela montre qu'une nouvelle période chaotique de
relations mondiales arrive, qui, dans certaines régions et dans
certaines circonstances, pourrait avoir pour résultat des conflits
militaires, si pas directement entre les grandes puissances, alors de
manière indirecte par États satellites interposés.
En même temps, la
classe prolétaire n'est pas prête à rester là à observer
passivement l'évolution de la situation. Le mouvement à l'origine
des évènements en Ukraine, le “maïdan”, avait d'importants
éléments au caractère social. Il y a toujours de petits mouvements
de travailleurs qui s'opposent à la réaction des deux côtés
de l'Ukraine et ailleurs.
Les Balkans
Le président de la Croatie, pays de l'ex-Yougoslavie qui a récemment rejoint l'Union européenne, a fait ce commentaire : « Il y a dans la société croate un manque de confiance largement répandu envers le capitalisme … Les gouvernements se sont succédé en Croatie sans être jamais parvenus à accomplir les réformes de l'économie [càd. des mesures pro-capitalistes] qui sont nécessaires pour attirer les investisseurs étrangers … Lorsqu'arrive un important investisseur, la société réagit avec le sentiment que “Voilà quelqu'un qui est venu faire du profit sur notre dos, on n'en veut pas” ».
Ce genre de remarques
montre bien qu'en Europe centrale et orientale (ce qui s'applique
aussi aux pays de l'ancienne Union soviétique) couvent toujours
les braises de la conscience qui accompagnait les économies
planifiées qui dominaient autrefois ces sociétés. De nos jours
l'économie de la Croatie est en ruines, avec une récession qui dure
depuis 6 ans et qui « menace de se prolonger »
l'an prochain.
Cela est vrai pour la Croatie mais aussi pour
l'ensemble de la sous-région que représente les divers États de l'ex-Yougoslavie et le reste des Balkans (Roumanie, Bulgarie…). On a vu de nombreux mouvements sociaux
dans les Balkans qui ont explicitement rejeté les divisions
ethniques pour en appeler à la conscience de classe. Ceux-ci sont
les premiers signes des grandes luttes que les masses dans ces pays
et à travers toute la sous-région s'apprêtent à mener au fur et à
mesure qu'elles vont revenir à leurs traditions combatives,
révolutionnaires et socialistes.
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