Prises entre deux feux
L'insurrection de Boko Haram met en relief la vulnérabilité des femmes et des filles du Nigeria
H.T Soweto
Cela
fait deux ans que le cas de la « Sodomie d'Ejigbo »
a mis en relief l'inégalité entre les genres et la violence sans
nom à laquelle est soumise le genre féminin dans le pays patriarcal
qu'est le Nigeria. Cette affaire a mis en scène trois femmes du
quartier Ejigbo de Lagos qui, accusées d'avoir volé du poivre, ont
été horriblement molestées par la foule, causant la mort d'une
d'entre elles et de son enfant.
Cependant,
malgré la triste réalité du Nigeria, il n'y a sans doute rien de
plus choquant et de plus brutal que la condition de vulnérabilité
des femmes et filles face à l'insurrection du Boko Haram qui
dure depuis maintenant six horribles années. C'est dans la nuit
du 14 au 15 avril que 276 élèves ont été
enlevées du lycée publique de la petite ville de Chibok, dans
l'État de Borno (nord-est du pays) par le célèbre groupe islamiste
terroriste Boko Haram. Ces filles ont été visées afin de
démontrer et affirmer l'opposition de Boko Haram à
l'enseignement formel « à l'occidentale » et en
particulier à l'éducation des jeunes filles. Plus d'un an
après cet enlèvement, aucune de ces filles n'a été retrouvée.
Pendant ce temps, elles ont certainement été soumises aux
traitement les plus inhumains, y compris le viol, le mariage forcé
et l'endoctrinement.
Mais les horribles conséquences de la rébellion de Boko Haram vont bien au-delà du destin des jeunes filles de
Chibok. On trouve à présent plus de 3 millions de réfugiés
éparpillés partout au Nigeria et dans les pays avoisinants, dont
une très grand partie sont des enfants et des femmes. Certaines de
ces femmes ont perdu leur mari et toutes leurs économies ainsi que
toute source de revenus. Elles vivent dans des camps de réfugiés,
dans des conditions insalubres avec de piètres logements et doivent
endurer des conditions de vie atroces.
Les lycéennes enlevées par Boko Haram et mariées de force à des djihadistes |
Cette
année, à l'occasion de la journée internationale des femmes, le
destin des femmes et des enfants pris au piège des conflits ainsi
que des femmes confrontées à toutes formes de violences et de
discriminations basées sur leur genre devrait nous indigner et
réveiller notre volonté de lutter pour une meilleure société. Le
thème de la journée internationale des femmes pour cette année,
tel qu'annoncé par les Nations-Unies, est « Autonomisation des
femmes – autonomisation de l'humanité : imaginez ! »
Tout comme l'année passée et les années précédentes, on voit
défiler les politiciens, les chefs d'entreprise, les responsables
d'ONG pour nous faire de beaux discours et de belles promesses visant
selon eux à améliorer la condition des femmes. Quelques
accomplissements à court terme, quelques mesurettes symboliques,
sont présentées afin de nous “prouver” que le monde, cette
année à nouveau, s'est avancé un peu plus vers l'égalité entre
les genres.
Malheureusement, non seulement ce n'est pas vrai, mais
comme d'habitude, aucune des promesses qui sortiront de la “fête
des femmes” de cette année ne toucheront ni de près ni de loin
aux causes fondamentales de l'inégalité des genres dans la société.
Les Nations-Unies ne sont jamais qu'une association d'États qui tous
défendent le même système capitaliste qui engendre et renforce
l'inégalité et la violence contre les femmes. Par conséquent,
cette organisation est la moins bien outillée pour résoudre les
problèmes des femmes et des filles.
Les
femmes constituent la moitié de la population mondiale. Dans leur
lutte quotidienne pour défendre leurs familles et prester un
travail, les femmes ne font certainement à aucun moment la
connaissance de l'“autonomisation” dont leur parlent les
politiciens. Ce qui domine dans le tableau de la condition des
femmes, c'est plutôt la discrimination, l'humiliation, et l'absence
de toute autonomie. En Inde et dans de nombreux pays d'Afrique, les
viols sont devenus une véritable épidémie. De même, la violence
domestique ne fait que croitre parallèlement à la gravité de la
crise économique du capitalisme qui a démarré en 2008 et à
l'aggravation des conditions de vie de la classe des travailleurs et
des classes moyennes depuis lors.
Ce qui
est particulièrement tragique dans la guerre antiterroriste au
nord-est du Nigeria est le fait que les femmes se retrouvent piégées
dans un conflit entre deux camps (Boko Haram et de l'État
capitaliste nigérian) qui sont tous deux adeptes des idées les plus
horribles et les plus rétrogrades concernant le rôle des femmes
dans la société. D'un côté, les rebelles du Boko Haram
désirent la mise en place d'un régime réactionnaire soumis à leur
version de la charia dans lequel les femmes ne seront rien d'autre
qu'un objet de satisfaction du plaisir de leur mari, devant rester
voilées et dont l'horizon devra se limiter à la cuisine et à la
cour de leur mari ; de l'autre, le système capitaliste
contraint les femmes à une double exploitation en tant qu'objet à
exploiter pour produire du profit mais aussi en tant que victime de
relations patriarcales arriérées.
Le
patriarcat est une relation sociale qui affirme la dominance et la
supériorité de l'homme en toutes choses, y compris dans la famille,
à l'école, sur le lieu de travail et dans la société en général.
Bien que le patriarcat ait déjà été présent dans les sociétés
précapitalistes du Nigeria, les décennies de pillage colonial des
richesses du Nigeria et l'implantation du système d'exploitation
capitaliste ont grandement contribué à renforcer la barbarie dans
les relations sociales, surtout lorsqu'on parle d'inégalités entre
les genres.
Le capitalisme exploite évidemment l'ensemble des
travailleurs, hommes comme femmes, mais les femmes sont plus
exploitées encore. Tout d'abord via la somme de travail non payé
que les femmes, en tant que filles ou en tant qu'épouses, sont
censées prester pour la famille : cuisine, nettoyage, lessive,
vaisselle, soins aux personnes malades et aux personnes âgées dans
la famille, etc. Cela libère la classe dominante qui ne se sent par
conséquent pas responsable pour l'ensemble de ces services qui
devraient être organisés par la société mais qui ont un cout
certain.
Le fait que les femmes soient celles qui exécutent
l'ensemble de ce travail est justifié par les normes sociales
patriarcales : les coutumes, la culture… autant d'institutions
conçues pour avantager les hommes, considérés comme les
“gagne-pains” de la famille. Par exemple, il est difficile de
faire pression sur le gouvernement pour le forcer à mettre en place
des maisons de retraite publiques pour les personnes âgées, parce
que ce travail est déjà accompli gratuitement par les femmes dans
des millions de foyers partout dans le pays.
Enchainées
au travail domestique, les femmes se retrouvent incapables d'avoir du
temps libre pour leur développement personnel, pour se construire
une carrière, avoir des loisirs, s'impliquer dans des activités
politiques ou tout simplement se reposer, prendre des vacances loin
des responsabilités familiales. Ainsi, la norme défendue par la
culture patriarcale en ce qui concerne le modèle de femme, épouse
ou mère laborieuse et prospère à suivre par toutes les autres
femmes, est une femme dont les seuls buts dans la vie sont la
satisfaction du bonheur de son mari et prendre soin de sa famille.
C'est ce qu'on appelle des « valeurs familiales ». Toute
remise en question de ces valeurs est considérée comme tabou.
Mais un
changement d'attitude parmi les femmes et de nombreuses pressions
économiques poussent de plus en plus de femmes à chercher un
travail en-dehors du foyer – qu'il s'agisse d'un emploi
salarié, d'un petit commerce ou d'un champ à cultiver. Cela ne veut
pas dire que les femmes se libèrent de l'exploitation – au
contraire, elles se retrouvent doublement exploitées. La
discrimination spécifique auxquelles sont confrontées les femmes
dans les entreprises se traduit par de moins bons salaires et des
conditions de travail différentes par rapport aux hommes, pour le
même travail. Il y a également des discriminations au niveau des
promotions, etc. C'est sans tenir compte des femmes travailleuses qui
sont parents uniques.
En plus de tout cela, on voit le manque
d'infrastructures sociales indispensables telles que des crèches sur
les lieux de travail, afin de permettre aux femmes de jouer leur rôle
de mère tout en étant au travail. Cela veut dire que les mères se
retrouvent contraintes de faire la navette entre la crèche et leur
entreprise chaque jour, malgré de longues distances. Cela signifie
qu'il est très difficile pour une femme travailleuse de donner
naissance, et force de nombreuses femmes à choisir leur famille au
détriment de leur carrière. Bien entendu, en perdant sa source de
revenus, la femme perd en même temps sa seule source d'indépendance
par rapport à la famille. Elle est alors réduite à une situation
dans laquelle elle dépend entièrement de son mari pour tous ses
besoins de base, ce qui prépare le terrain pour une relation abusive
dans laquelle la femme sert de paillasson à son mari.
Dans
les écoles aussi, on voit une telle situation, où c'est la société
qui empêche les femmes de progresser. Dans un rapport du journal the
Guardian du jeudi 5 mars 2015, il a été révélé que le
manque de toilettes dans les écoles nuit à l'éducation des jeunes
filles. Selon M. Jide Dada, responsable du bureau national
de la santé en milieu scolaire pour le programme Assainissement,
hygiène et eau au Nigeria, la plupart des élèves féminines
préfèrent rester à la maison pendant leurs menstrues, vue le
manque de toilettes correctes dans leurs écoles. On estime que cela
est la première cause d'absentéisme à l'école dans le nord du
pays. Au Nigeria, plus de 10 millions d'enfants ne vont pas à
l'école, dont la grande majorité sont des filles.
Les mauvaises conditions d'apprentissage découragent les filles d'aller à l'école |
On
ne peut envisager le moindre espoir d'une libération, ni même d'une
amélioration des conditions de vie des femmes du Nigeria, sans le
démantèlement complet des relations patriarcales et du système
capitaliste. Cela veut dire que le mouvement syndical doit prendre
ces enjeux plus à cœur pour lutter contre l'inégalité de genre, y
compris contre l'exploitation des femmes dans les foyers et dans les
entreprises. Malheureusement, la section féminine du mouvement
syndical du Nigeria a été transformée en une ONG qui ne joue aucun
rôle (ou si peu) dans la vie de la femme travailleuse moyenne. Il
faut changer ça.
En particulier, le Congrès des travailleurs du
Nigeria et le Congrès syndical doivent utiliser cette journée
internationale des femmes pour lancer une campagne pour faire cesser
la discrimination de genre dans les foyers et dans les entreprises,
pour mettre un terme aux viols, au harcèlement sexuel et à la
violence domestique, et lutter pour faire progresser les droits
reproductifs des femmes. Cette campagne doit inclure des conférences,
des meetings et des grèves dans les usines et ateliers où les
femmes sont soumises aux pires conditions de travail pour un maigre
salaire, par des employeurs privés qui n'obéissent que rarement au
code du travail. Le mouvement syndical doit insister sur le fait que
les conditions minimums ne doivent pas seulement concerner le salaire
minimum mais doivent aussi fixer des obligations en tant que
conditions de travail et infrastructures pour aider les employées
féminines.
Tout
comme le racisme, la discrimination de genre a un objectif économique
et politique. En renforçant les relations patriarcales, le
capitalisme est capable d'exploiter le travail des femmes de manière
gratuite dans la plupart des cas. Il nous faut une nouvelle société
meilleure, qui remette les femmes à la place qui leur revient de
droit : aux côtés des hommes en tant qu'égales. Nous ne
parlons donc ici pas seulement du nombre de femmes qui détiennent
des postes de responsables, mais du nombre de femmes qui sont
réellement indépendantes, pleinement éduquées, qui bénéficient
d'un salaire qui leur permet de gagner leur vie et qui sont libres de
toute discrimination de genre et de toute oppression quelle qu'en
soit la forme.
Les
socialistes participent à la campagne contre l'oppression des femmes
et cherchent à mobiliser les femmes dans la lutte. Plus les femmes
seront impliquées elles-mêmes dans la lutte pour leurs propres
revendications et dans la lutte pour les revendications globales des
syndicats, plus rapidement nous pourront construire un mouvement
capable de pleinement libérer les femmes en rompant avec le
capitalisme et en faisant aboutir un système socialiste qui
garantira que les richesses du Nigeria seront utilisées de manière
démocratique et raisonnée afin de satisfaire aux besoins des
grandes masses, hommes ou femmes.
Des conditions intolérables dans un pays qui est pourtant un des plus grands exportateurs de pétrole |
En appelant à un tel programme,
nous voulons aussi rappeler les racines socialistes de la journée
internationale des femmes. La première journée des femmes a été
organisée en 1909 par les socialistes newyorkais pour célébrer
une grève des ouvrières du textile qui avait eu lieu l'année
précédente. C'est ce qui a mené à la conférence internationale
des femmes socialistes en 1910 qui ont appelé à une “journée
internationale des femmes” afin de réclamer l'égalité de droit ;
l'année suivante, en 1911, on a vu des manifestations
simultanées être organisées dans plusieurs pays européens. Un peu
plus tard, la révolution russe de 1917 a démarré par une
grève et une manifestation des femmes travailleuses le jour de la
journée internationale des femmes. C'est en commémoration de cet
évènement que cette journée de contestation s'est répandue
partout dans le monde.
Comme
les femmes sont devenues plus actives dans leurs revendications
démocratiques et qu'elles ont commencé à participer de plus en
plus aux luttes globales, on a vu des tentatives d'enterrer les
origines socialistes de la journée internationale des femmes et de
présenter la lutte des femmes comme n'ayant rien à voir avec le
capitalisme.
Le
DSM, Mouvement socialiste démocratique du Nigeria, rejette fermement
cette séparation artificielle. L'oppression des femmes tire en effet
ses racines de l'histoire de la société de classe – qui se
maintient aujourd'hui avec le capitalisme. C'est pourquoi nous sommes
opposés aux idées réactionnaires de Boko Haram quant au rôle
des femmes, autant que nous sommes opposés au système capitaliste
actuel qui fait des femmes des citoyens de seconde zone. Au final, la
lutte pour le socialisme est impossible sans le réveil des femmes
travailleuses à la lutte de masse – de ces mêmes femmes qui
composent la moitié de la population mondiale. Le DSM se bat pour un
Nigeria socialiste, lié à une confédération socialiste
panafricaine et mondiale, qui sera bâtie par les hommes et les
femmes de la classe des travailleurs, unis dans une lutte commune
contre le patriarcat et le capitalisme.
La présidente de « Debout les femmes » pendant la grande grève de janvier 2012 contre l'augmentation du prix de l'essence |
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